Les habitantes

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Mon travail m'avait mené pour quelques jours à V., la ville où j'avais passé une bonne partie de mon enfance avant que les missions de mon père n'entraînent notre famille d'un bout du monde à l'autre. J'en avais profité pour rendre visite à ma chère vieille tante qui me garda à dîner. Notre bavardage nous conduisit bien loin dans le passé et, à un moment, se souvenant de quelque chose, elle se leva et alla farfouiller dans le tiroir du buffet. Elle finit par en extirper un papier.
— Tu te souviens de ton copain Georges ?
Si je me souvenais de Georges ! Le meilleur ami que j'aie jamais eu. Ce fut un déchirement de nous quitter, l'année de nos dix ans. Nous nous sommes écrit quelque temps et puis ses parents aussi ont dû partir. Nous avons fini par nous perdre de vue.
— Il est revenu s'installer ici, continua-t-elle. Il est passé l'autre jour pour avoir de tes nouvelles. Il a laissé ce mot pour toi au cas où tu aurais envie de le revoir.
Ma tante se couchait tôt. Je la serrai dans mes bras en lui promettant de revenir plus souvent et je la quittai. La perspective d'une longue soirée en solitaire dans ma chambre d'hôtel me déprimait. Je dépliai le papier. Il n'y avait pas de numéro de téléphone, juste une adresse. Je me suis mis en route.

La maison de Georges était la dernière d'une rue qui se prolongeait en un chemin de terre jusqu'à un massif de grands arbres serrés. Il n'y avait ni clôture ni portail. Un escalier menait à l'entrée. Je cherchai une sonnette, il n'y en avait pas. Une tenture bariolée agitée par un courant d'air masquait l'ouverture de la porte. Je l'écartai sans oser entrer et j'appelai.
J'entendis des pas pressés, Georges apparut devant moi.
La joie de nous revoir se manifesta de manière bruyante. Nous avions beaucoup changé tous les deux, mais nous nous reconnûmes tout de suite et nous nous retrouvions à chahuter sans réserve et à nous taquiner comme au bon vieux temps.
La maison était très ancienne, mais ne manquait pas de charme. La décoration, quoique minimaliste, était soignée. Il y régnait pourtant une atmosphère d'abandon et de vulnérabilité. Mon vieil ami m'entraîna dans une enfilade de pièces jusqu'à un vaste salon où brûlait un feu de cheminée. Je m'aperçus vite de ce qui clochait : il n'y avait pas une seule porte dans cette maison, et je compris que la porte d'entrée ne faisait pas exception. Je l'avais cru ouverte, mais elle n'existait tout simplement pas. Je ne fis aucune remarque, mais Georges dut sentir mon trouble et me regarda d'un air un peu gêné.
— Je vis seul, tu sais, alors je n'ai rien à cacher.
Il se mit à rire nerveusement, mais le cœur n'y était pas. Son regard devenait fuyant. Il me semblait de plus en plus agité.
Nous continuâmes néanmoins à évoquer gaiement nos souvenirs et à nous raconter nos vies, jusqu'à son installation dans cette maison.
La nuit était presque tombée. Il n'y avait pas d'autre lumière que celle du feu. Alors Georges se leva, enflamma un brandon dans la cheminée et entreprit d'allumer des bougies disséminées un peu partout. Il n'y avait dans la pièce ni lampes ni ampoules.
Il se rassit. Il était devenu très sombre, et n'essayait plus de donner le change. L'atmosphère s'alourdissait. J'avais du mal à respirer.
— Elles n'aiment pas ça, me dit-il.
Je restai un moment interloqué, sans réaction. Il reprit :
— Elles n'aiment pas du tout ça.
Il semblait rentrer en transe, quelque chose d'indéfinissable redessinait les traits de son visage.
Je me secouai.
— Qu... qui n'aime pas qu... quoi ?
— Les habitantes... Elles sont là depuis si longtemps, lâcha-t-il dans un souffle. Elles n'aiment pas l'électricité, pas le téléphone, rien... Aucune de nos inventions... Elles ont tout détruit. Et surtout, elles n'aiment pas les portes.
Je n'en menais pas large, mais mon ami, visiblement, avait un besoin urgent d'assistance. Je m'assis à côté de lui, et j'entourai ses épaules de mon bras. Ce contact sembla lui redonner de la force.
— Au début... je les réparais... les portes... Chaque matin, je les retrouvais brisées... toutes !
Je me taisais, attendant la suite et essayant de dompter ma terreur.
— J'ai essayé de ne plus les fermer. Mais elles étaient détruites quand même. Pourtant je n'ai jamais rien vu ni entendu. Juste la destruction. Mais elles n'aiment pas les portes... Pas du tout, du tout... Elles ont le droit... C'est chez elles ici, chez elles, depuis toujours...
Il s'arrêta un instant, les yeux de plus en plus creusés par les ombres dansantes du feu.
J'eus la force de lui demander :
— Mais pourquoi les portes ? Ce n'est pas vraiment une invention moderne...
Il se mit à trembler, et dans un long soupir, il exhala plus qu'il ne prononça  :
— Elles ne tolèrent aucun obstacle entre elles et moi...
Sa voix n'était plus qu'un souffle. J'étais moi-même terrifié. Mais je me contrôlais encore. Je murmurai :
— Mais... pourquoi tu restes ?
Il planta son regard dans le mien, une lueur démente s'y était allumée.
— Je ne peux pas... C'est si bon... Tu ne peux pas imaginer un tel plaisir... La nuit... Je ne sais pas à quoi elles ressemblent. Je ne les vois pas, mais ce que je ressens, je ne peux plus m'en passer...
Un horrible sourire déforma sa bouche :
— Mais reste, cette nuit, reste... Et tu le sentiras aussi... Tu sauras que rien ne vaut ce qu'elles te font... Rien.
Ses doigts s'agrippèrent à mon épaule. Il me faisait mal, mais je ne pouvais me résoudre à l'abandonner. Il augmenta la pression, ses ongles transperçaient ma veste et ma peau, des ongles très longs que je n'avais pas remarqués auparavant.
— Je le sens... Elles seront ravies que tu dormes ici cette nuit... Elles me le disent... Elles te veulent...

Je trouvai la force de me dégager de son étreinte. Il était devenu si frêle. Je me sauvai par les ouvertures béantes des anciennes portes. Un instant, je me retournai. Georges n'était plus qu'une ombre grise et grimaçante. Je ne pouvais rien pour lui. Je bondis hors de la maison.

Le vent s'était levé. Les grands arbres, au fond, ondulaient comme une vague et relayaient un irrésistible mouvement. Un drôle de chuintement effrayant et attirant à la fois s'amplifiait en s'approchant de moi. Je me précipitai vers ma voiture en courant, les mains plaquées sur les oreilles. Je relâchai la pression juste le temps d'ouvrir la portière, de me jeter sur le siège, et d'actionner le verrouillage automatique des portes qui émirent un bruit vigoureux, sec et réconfortant. Je démarrai en trombe, le pied à fond sur l'accélérateur, luttant contre une force qui n'était pas comme je l'avais cru, celle du vent et qui exerçait une pression de plus en plus difficile à contrer, une force qui semblait dotée de mille mains qui secouaient et s'acharnaient sur mes portières à les dégonder. Je parvins sans savoir comment à dégager mon véhicule de cette mortelle étreinte et je filai sans me retourner jusqu'au bout du pays, sans même passer reprendre ma valise à l'hôtel.
Il faisait encore nuit lorsque je m'arrêtai devant le guichet de location de véhicules. Je tendis la clé au loueur et allumai une cigarette tandis qu'il examinait la voiture à la lueur d'une lampe-torche. Je le vis se raidir, lever vers moi des yeux écarquillés d'incompréhension. Je suivis du regard la direction du faisceau : les quatre portes de la voiture étaient lacérées comme par de gigantesques et rageuses griffes, des lambeaux de métal écaillé aux arêtes tranchantes s'en détachaient comme autant de rubans, hideux ornements d'une noce monstrueuse à laquelle j'avais échappé de justesse.

 

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