Les Godillots

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Quand j'appris que la maison de Simon le cordonnier était à vendre, je décidai de l'acheter, afin d'avoir un pied à terre dans ce village où j'avais passé mon enfance.
Comme beaucoup d'autres, ce village de l'arrière-pays niçois perchait ses ruelles et ses maisons en enfilade, à flanc de montagne.
La maison de Simon se cachait à l'ombre d'un imposant tilleul. À l'abandon depuis des années, elle me sembla avoir rapetissé. Seules, les cinq marches du vieil escalier, usées en leur centre et taillées dans le calcaire, avaient gardé toute leur solennité. Elles permettaient d'accéder à la lourde porte dont le bois brut se fendillait. En l'ouvrant, on entrait dans une minuscule pièce sombre. À droite grimpait un escalier étroit desservant l'étage réservé à l'habitation, tandis qu'à gauche, une petite porte vitrée conduisait à l'échoppe.
Grande fut mon émotion, le jour où, plus d'un demi-siècle plus tard, je pénétrai dans cette échoppe. Le temps s'y était endormi sous une épaisse couche de poussière, qui gardait captive l'odeur du cuir et de la poix.
Rien n'avait changé. La chaise de Simon se trouvait face à la fenêtre. Sur son dossier pendait le tablier en cuir noir qui jadis, enveloppait et protégeait Simon.
Sous la fenêtre, divers objets dormaient sur une étagère : des boîtes de clous à tête ronde ou carrée, des alênes, des tranchets, des lacets, et des bouts de cuir durcis mêlés à des bouts de carton.
Dans un coin languissaient plusieurs pieds de cordonnier de différentes tailles, qui autrefois, servaient à maintenir la chaussure lors de la couture de la semelle.
À l'époque, c'était ma mère qui me conduisait chez le cordonnier, pour commander de nouveaux godillots. Simon mesurait mon pied posé sur un carton. Avec un crayon, il en dessinait le pourtour. Grâce à cette empreinte, à l'aide d'un tranchet, il découpait ensuite le morceau de cuir nécessaire.
Après plusieurs essayages indispensables, je chaussais enfin des godillots qui devaient durer le plus longtemps possible. La première année, ils étaient trop grands pour mes pieds, la deuxième année ils étaient parfaits, la troisième année, devenus trop petits, il fallait couper les bouts pour libérer mes orteils.
Mon père récupérait les clous de la semelle avant de jeter les godillots usés.
J'étais plongé dans ma rêverie, lorsque j'aperçus deux godillots, accrochés derrière la porte, au bout d'une ficelle. En les examinant, je vis qu'ils étaient neufs, qu'ils correspondaient à ma pointure, et qu'ils s'agrémentaient « d'ailes de mouche », sorte de clous plantés à l'avant de la chaussure, possédant des ailerons rabattus sur la semelle, pour mieux la protéger.
Aussitôt j'éprouvai le besoin de les enfiler. Je me mis à marcher, d'abord avec précaution, puis de plus en plus vite. L'énorme bruit qu'ils firent sur le sol cimenté me remua si profondément que je crois bien avoir essuyé une larme.
Je me revoyais enfant courant dans les ruelles, avec mes semelles cloutées qui, sur les pavés, roulaient comme le tonnerre.
Pour qui donc Simon avait-il fabriqué cette superbe paire de godillots ?
Pourquoi cette personne n'était-elle jamais venue les réclamer ?
Il me fut facile d'imaginer que le destin m'adressait un signe, comme pour m'empêcher d'oublier ce que furent mes jeunes années, dans ce village sur lequel plana, sinistre, l'ombre de la guerre.
À présent, la petite maison de Simon le cordonnier est restaurée. Je l'ai baptisée « L'ÉCHOPPE ».
Dans son entrée, deux godillots parfaitement lustrés accueillent les visiteurs.
Parfois, l'un d'entre eux s'amuse à les chausser, et va marteler la rue de la lourdeur de leur pas, en quête d'un temps perdu.
Un temps où les villageois laissaient leur sueur et leurs forces sur des sentiers caillouteux, pour aller cultiver de petits lopins de terre situés à des heures de marche. Ils avaient le corps sec, noueux, et l'âme fière.
Leurs maigres récoltes, auxquelles s'ajoutaient des œufs, les châtaignes, quelques fruits et le lait des chèvres, nourrissaient frugalement la famille.
Ils sentaient la fumée, qui venait s'incruster jusque dans les rides de leur peau.
Au soir de ma vie, c'est cette odeur que j'ai envie de respirer, et ce territoire fait de rudesse et d'âpre beauté, que j'aime parcourir à nouveau. Mais, il se fait tard !
Ma paire de godillots interpelle le futur, comme pour rappeler que rien ne dure, et que le seul véritable exploit, c'est de savoir exister, autant que faire se peut...

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