Les dessous du treillis

Juriste et collaborateur au Cabinet Kreich Avocats, passionné de l'écriture multiforme dont les fictions, les articles et autres productions scientifiques et techniques. Féru de la langue française.

Toute histoire commence un jour, quelque part...Celle qui suit n’est pas du reste tant elle surgit avec son essence, en son temps et lieu.
Rekeuss, la ville aux mille collines, sortait d’une longue torpeur. Le réveil était pénible et l’atmosphère terne. Le ciel envoyait quelques éclaircies, un soleil clément effleurait cette cité si étrange. Une bourrasque soufflait de l’est à l’ouest. Les grandes artères étaient désertes et laissaient entrevoir les stigmates des balles. La psychose qui s’était emparée de la population, dominait encore les esprits. Aucune voix autorisée ne s’exprimait, deux mois après un affrontement meurtrier. La ville semblait livrée à elle-même...Les activités étaient limitées au strict minimum. Les taxis, les moto-taxis circulaient à peine, les marchés, qui à l’accoutumée grouillaient de monde, étaient désertées, les administrations n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes.
Alors que la population était partagée entre plusieurs hypothèses, la radio nationale recommençait à émettre. Un communiqué laconique était diffusé :
« Populations de Rekeuss, nous tenons à vous annoncer la mise en place prochaine de deux forces de maintien de la paix, l’une internationale et l’autre dite Guériss ».
Au soir du fameux communiqué, un message conjoint était diffusé. Ce message émanait de la plateforme de la société civile pour la flamme de la paix et de la réconciliation, des communautés musulmane, chrétienne et des représentants de la force internationale de maintien de la paix et la force Guériss. En voici le contenu :
« Chères populations de Rekeuss, l’heure est venue pour enterrer la hache de guerre. Vous étiez témoins des fâcheuses conséquences de ce conflit dans notre pays. Nous religieux, acteurs de la société civile et représentants des forces de maintien de la paix sommes accordés à vous accompagner résolument dans cette quête perpétuelle d’une paix durable. Toutes nos religions y sont favorables. A cet effet, le pardon et la justice seront au cœur du processus. Les bourreaux demanderont pardon aux victimes ; ce qui n’exclut pas leur jugement. A moyen terme, nous exhortons tous les acteurs de la vie publique à repenser sérieusement notre système éducatif et partant, à prendre des initiatives audacieuses à même d’atténuer la misère noire des populations. Nos institutions sociales notamment la famille, l’école, les milieux professionnels, religieux...doivent mettre les bouchées doubles pour la construction de la paix des cœurs et des esprits. Malgré la profondeur du mal commis, nous croyons fermement à l’aboutissement de ce processus et vous exhortons en conséquence à vous l’approprier. Nous sommes disposés à recevoir tout citoyen ayant une proposition ou piste à nous suggérer. Soyez des nôtres chères populations. Cultivons la paix au quotidien ! »
Ce message ne manquait de nourrir les causeries dans les ménages. Il décrispait un peu l’atmosphère délétère qui prévalait au sein de la population. D’aucuns vaquaient peu à peu à leurs activités, d’autres plus soupçonneux et dubitatifs, attendaient d’en savoir davantage. Et le réveil de Rekeuss se poursuivait...
Au quartier général de ces forces, le commandement se réunissait. Il s’agissait de Ndiaye, Corne-bœuf et Ramadane. Ndiaye était un général de brigade et un stratège de formation. Il était de taille moyenne, noir, ferme et pointilleux. Il avait une forme débordante et un regard perçant. Le chef était réputé un travailleur infatigable et moulé dans les méandres des forces de maintien de la paix. Il était marié à Binta, une jeune fille très luisante, taciturne et affable. Elle lui tenait compagnie dans toutes ses missions extérieures. Corne-bœuf, coordonnateur de la force Guériss, la soixantaine révolue, avait un physique rapiécé. Il était court, roux et au visage émacié. Ce monsieur futé, était tout aussi pugnace et pragmatique. Et Ramadane... Contrairement aux deux personnalités, il était originaire de Rekeuss. Le numéro 2 de la force internationale était court, noir, de forme moyenne et joufflu. Par-delà, il était capricieux, désinvolte et extraverti.
C’était Ndiaye qui officiait la rencontre. Il était habillé d’un treillis kaki et coiffé d’un béret bleu. Sa mine était rassérénée. Les trois hommes définissaient une stratégie fondée sur une relation de proximité à nouer et entretenir avec les populations des bas quartiers en vue de faciliter l’identification et le désarmement des milices. Ils profitaient des connaissances de terrain de Ramadane, natif de Rekeuss pour y arriver.
Parmi les milliers de recrues de ces opérations, deux sortaient du lot. Il s’agissait d’abord de Djérabé de Guériss qui s’illustrait par son caractère rétif et lascif. Il en faisait à sa tête et donnait libre cours à sa sensualité. Koffi, son alter ego, employé à la force internationale, était entreprenant et concupiscent. Une amitié inextricable les liait, tant ils partageaient des activités ludiques. Djérabé et Koffi faisaient office de porte-parole de la majorité silencieuse. Toutefois, ils avaient tendance à manipuler et travestir ses revendications.
Cette nuit-là, Corne-bœuf réunissait Ramadane, Djérabé et Koffi à l’insu du général Ndiaye. Il savait pertinemment que ces jeunes ne croyaient pas à l’aboutissement de la mission de paix. Ils n’étaient là que pour assurer leur gagne-pain. Corne-bœuf en profitait pour mettre en œuvre sa propre feuille de route. Celle-ci consiste pour ses hommes à commettre des bavures et autres actes de violence, de pillage, de viol...contre une rétribution hebdomadaire allant de 30 000 F CFA à 50 000 F CFA en fonction des exploits de chaque élément. Cette mission dite « civilisatrice » permettait également de réarmer les milices pour créer les conditions d’un regain d’affrontement.
Il était 22 heures et toute la caserne bruissait d’un concert de ronflements. Le bureau du général était encore ouvert. Une lampe incandescente l’illuminait. Comme à l’accoutumée, il lisait à cette heure. Il se ressourçait en stratégie et politique étrangère. Ndiaye n’était pas officier à se contenter des hauts faits d’arme. A part cet exercice, il faisait un examen de sa vie chaque soir avant de regagner le lit.

Le lendemain matin, le général Ndiaye faisait précipitamment sa toilette pour sortir. Son épouse l’apostrophait :
-Chéri, tu ne prends pas quelque chose ?
-Non après...Fit-il la mine renfrognée.
Binta s’approchait de lui, câlinait son torse et articulait de sa voix fine et mielleuse.
-Mon amour, ça fait un temps que tu te soucie très peu de ton ventre. Cela m’inquiète, tu sais ? Il faut que tu manges pour avoir la force nécessaire. Ton travail nécessite réflexion, force physique et vigueur morale. Si tu ne manges pas, on ne va pas s’entendre, hein !
-D’accord, madame a raison ; reprenait-il en lui donnant un baiser enfiévré.
-Et mieux ça vaudra, répondait Binta radieuse et épanouie.
Elle s’attelait à la cuisine. Au bout d’une dizaine de minutes, la table était servie. Ndiaye se régalait avec appétence de la salade, de l’hors d’œuvre au pain et d’un bol de lait. C’était un bon début de journée...
Il sautait rapidement dans une Toyota militaire en direction d’une bourgade. Il ne soufflait mot à personne. Il était habillé en pyjama, sa tenue de sport. Ndiaye était seul dans le fourgon. Il traversait la ville avec un bâton de cigarette entre les lèvres, qu’il tirait d’un moment à l’autre.
Autour de 10 heures, il s’était assis dans un maquis au quartier Sadaga. Il sirotait sa bière en observant malicieusement la tenancière des lieux et les personnes qui la fréquentaient. A l’extrême gauche, deux hommes discutaient à bâtons rompus sur les récents événements. L’un d’eux, visiblement saoul était verbeux.
-Je suis milicien par la volonté de Dieu. Dieu sait que les éléphants dévastent le pays et s’il n’accorde pas la possibilité au bas-peuple de se défendre, il sera écrasé. Il n’y a que la violence comme mode d’expression efficace dans ce drôle de pays. Voilà pourquoi, je suis devenu milicien par la volonté de Dieu mon père. Et je ne le regrette point.
-S’il te plait, parlons d’autre chose. Ta vie de milicien ne m’intéresse pas.
-Ah oui, les poltrons de ton espèce n’auront jamais le privilège d’être milicien, tu m’entends ? Il faut être téméraire pour embrasser cette vie pleine d’aventures et d’expériences. Là, nous observons un répit mais la guerre n’est pas finie. Ces fichus de politiciens qui ont plongé le pays dans ce pétrin n’ont pas le courage d’affronter les conséquences de leur gestion calamiteuse. Le pays nous appartient à nous tous, si une frange le pille, nous on le détruira. Depuis plus de deux mois, nous sommes sans autorité. C’est triste, voyons !
Moussa son interlocuteur le laissait déblatérer. A vouloir l’interrompre, il attisait sa hargne. Le général qui les suivait délicatement ingurgitait quatre bouteilles de la bière 33 Export. Dans la foulée, il fumait goulûment sa cigarette et demandait sa facture.
La maîtresse des lieux lui apportait un papier posé dans une corbeille. Il y était écrit en manuscrit la valeur de 3500 F CFA. Il lui tendait un billet de 10 000 F CFA et lui demandait de garder la différence.
-Merci monsieur !
-Je vous en prie, lâchait-il en levant l’ancre.
La femme le regardait partir avec étonnement. Son geste était hors du commun.


Une brise titillait la ville aux mille collines. Le soleil était doux et l’atmosphère légère. Rekeuss était une localité tentaculaire et cosmopolite. En cette matinée d’été, la ville grouillait de monde. Les marchés reprenaient vie, les rues et ruelles étaient prises d’assaut. La volonté de rattraper le retard était perceptible dans les faits et gestes des rekeussois . Seul bémol, les administrations restaient hermétiquement fermées.
Corne-bœuf s’était emmuré dans un silence de cimetière. De toute la matinée, il ne sortait de sa chambre. Sa porte était fermée. Et pourtant, il n’était pas homme à se morfondre. Ses hommes de main frappaient à tour de rôle à sa porte, mais il ne réagissait. Les supputations allaient bon train au dehors. L’homme des grandes combines comptait les liasses. A côté de lui, se trouvait une tasse de Nescafé. Il le buvait concomitamment à sa cigarette. Alors son téléphone sonnait la fanfare militaire. Il décrochait nonchalamment. Au bout du fil, c’était Bruno Le Roux, un de ses complices du pays des Hommes braves. Celui-ci s’enquérait de la situation sécuritaire à Rekeuss et l’état d’avancement de leur « mission civilisatrice. »
A ce moment précis, le général Ndiaye frappait énergiquement à sa porte.
-Monsieur Corne-bœuf !
Corne-bœuf reconnaissait la voix de son chef. Il était embarrassé à l’idée que le général ait saisi sa conversation. Il réprimait cette gêne et ouvrait la porte. En réalité, il y avait plus de peur que de mal. Le général lui demandait de l’accompagner en soirée au quartier Sadaga pour explorer des pistes.
Corne-bœuf, précautionneux, demandait à ses éléments de se rendre plutôt à Matago autour de 20 h pour éviter toute déconvenue.
Autour de 16 h, le général Ndiaye et Corne-bœuf se rendaient au bistrot Almeida bien connu de ce dernier. Ils prenaient place au milieu de cet espace à ciel ouvert. L’univers céleste était nuageux. Le bistrot était moyennement fréquenté ce soir. A mesure que le général Ndiaye suivait des conversations, il se faisait une opinion plus élaborée sur Rekeuss. Le pays était profondément laminé par ses propres fils et filles. L’héritage se révélerait lourd pour la postérité.

En cette nuit où une obscurité couvrait Rekeuss de son ombre, les larbins de Corne-bœuf étaient sur le point de gagner Matago pour accomplir leur « mission sacrée ». La ville subissait des coupures d’électricité. Ramadane, Koffi et Djérabé chargeaient la Toyota hilux d’armes blanches et de revolvers. Ils le faisaient avec tact et discrétion. Les autres agents de la force internationale n’y comprenaient absolument rien. Le fourgon se mettait en branle en direction de Matago. Les phares étaient allumés au milieu des ténèbres.
A l’entrée de Matago, une danse était organisée par le chef de quartier. Il voulait extasier les habitants stressés par les récents affrontements. L’atmosphère était à la liesse quand les hommes-liges faisaient leur apparition. Ramadane et Djérabé descendaient brusquement du véhicule et tenaient la foule en lest.
-Allez, haut les mains !!! vitupéraient-ils de concert.
Trois coups de pistolets partaient en l’air. Tout le monde faisait génuflexion. Ils passaient au peigne fin leurs maisons, leurs poches, leurs effets et s’emparaient de leurs biens. Ils vidaient les greniers, les incendiaient, se saisissaient de leur épargne congrue et violaient les filles mineures. Ces jeunes à la main leste, passaient à tabac les femmes et les jeunes garçons.
Avant de prendre congé de leurs victimes, Djérabé intimait vertement l’ordre à la masse de ne rien révéler de ce qui s’était passé à quiconque.
Les jeunes filles étaient embarquées derrière le fourgon et le trajet suivait son cours. Arrivés à 3 km du lieu sinistré, les sbires de Corne-bœuf violaient sans vergogne les six mineures avant de les relâcher. Ramadane les enjoignait de le révéler à quelqu’un.
Les hommes de Corne-bœuf poursuivaient leurs opérations dans d’autres quartiers populaires. En plus des bavures habituelles, ils enrôlaient au forceps les enfants dans leur rang. Les compères regagnaient le quartier général à une (1) heure du matin. Ils bénéficiaient de la complicité de Babikir, la sentinelle des lieux.
Les médias diffusaient à longueur de journée les informations sur les bavures des hommes de Corne-bœuf. Ndiaye tombait des nues.
Un soir, le général Ndiaye tenait une rencontre élargie avec tous les soldats de l’opération. La parole était accordée à un grand nombre d’agents. Une vague de soupçons pesait sur Corne-bœuf et ses hommes. Des témoignages concordants mettaient en cause leur responsabilité. Ils tentaient de se disculper mais c’était peine perdue. Les carottes étaient irrémédiablement cuites.
A la fin de la rencontre, le public se disloquait. Aucune sanction n’était prise et toute la caserne retenait son souffle. Elle appréhendait un coup de massue. Le lendemain matin, le général Ndiaye jetait l’éponge en ces termes :
« Nous, Ndiaye à qui était confiée la charge de la sécurité et de maintien de la paix, décidons en ce jour de rendre le tablier. Nous nous sommes retrouvés en profonde délicatesse par rapport aux obligations de notre charge. Nous ne pouvons continuer à diriger cette force, pendant qu’une ombre scélérate plane sur elle. Merci de m’avoir confiée cette mission. C’était une expérience certes, mais je me retire ».
Telle une natte qui couvrait une urine soulevée, les dessous du treillis étaient dévoilés.