Exclus de la fête
les feux follets révoltés
en danses macabres
Sous leur ombelle, elles résistaient tout autant qu'il avait plu. Il avait plu. Beaucoup. Deux jours plus tard, de larges flaques abreuvaient encore des sillons. Le bruit des bottes dans son inexorable flop-flop préfigurait de nouvelles pertes. Évitant les bains de boue, les lombrics consolidaient les galeries sous les yeux attentifs d'un gastéropode curieux et le coassement d'une grenouille perdue. En rase mottes, un corbeau survolait le terrain.
Depuis la création de L214, la peur avait changé de camp. La multiplication exponentielle des végétariens, végétaliens, végans, et autres surfeurs de vague bobo-bio semait désormais la terreur au sein même des potagers jusqu'au cœur fragile de la moindre salade palpitant d'effroi à l'idée d'être arrachée à sa terre natale. De graine en graine, pour les mêmes raisons cumulées à l'idée nouvelle d'un réchauffement climatique, certains légumes à leur tour hésitaient à prendre racine.
C'est dans ce contexte anxiogène, dans un des tout derniers jardins ouvriers de Buisson les Bruyères, coincé entre la voie ferrée et le cimetière communal, qu'était né le mouvement d'autodéfense des combattantes de l'ombre, sous la protection complice d'un vénérable vieux figuier, à l'abri des regards, des murs et des oreilles. Au cri de ralliement "Crever plutôt que mourir ", elles avaient signifié à la face du monde le pacte indéfectible qui les unissait à jamais.
Le premier matin où Ernest Mainvert poussa le rudimentaire portillon de bois du jardinet, personne ne le connaissait, personne ne l'avait jamais vu. Un papillon suspicieux lui tourna longuement autour, une ou deux abeilles pragmatiques évaluèrent l'épaisseur de son épiderme ,pendant que tout ce qui comportait une parcelle de chlorophylle frémissait de la tête au pied, et de la feuille, dans une chorégraphie synchronisée par un sursaut d'instinct grégaire.
Il ne manifesta aucune forme d'intérêt, aucune intention de soin, d'arrosage ou de sarclage. Supprimer un brin d'herbe aurait été suffisant. Nada ! Il se contenta d'arracher une douzaine de carottes et repartit comme il était venu. La guerre était déclarée. L'avenir s'annonçait sombre.
Ernest n'était pourtant pas un mauvais garçon. Il était juste là pour rendre service, mettre une pointe de beurre dans les épinards pour un soupçon d'oseille, en veillant au grain.
C'est mi-figue, mi-raisin qu'il avait accepté le soir précédant, entre la poire et le fromage, la proposition d'un ami ; entretenir un minuscule lopin de terre pendant son absence pour des vacances annuelles ne paraissait pas présenter une difficulté insurmontable. Avec son allure de longue asperge dégingandée, le sol lui paraissait pourtant bien bas. Mais la seule idée de mettre un peu de blé dans les poches en attendant de décrocher le cocotier emporta néanmoins la décision.
Le deuxième jour, plutôt que de trainer comme une limace désœuvrée, Ernest opta pour un jardinage matinal. Il arriva entre l'aurore et des brouettes, droit dans ses bottes, affublé d'un ridicule chapeau de paille d'emprunt, trois fois trop grand. L'habit ne fait pas le moine ; même avec une lointaine souche paysanne, son attirance pour les belles plantes ne portait pas non plus toujours ses fruits. Sans être tout à fait le roi du choux blanc, il occupait souvent le podium des râteaux.
Son cœur d'artichaut n'excusait pas tout. Lasse de le savoir trop souvent occupé à arroser le persil de ses voisines plutôt qu'à combler son champ de désir assoiffé de femme insatisfaite,
Camomille, son ex-épouse l'avait largué sans sommations. Plutôt que de continuer à passer pour une fleur de nave tout juste bonne à avaler des couleuvres, elle fit le choix de saisir le taureau par les cornes et de couper le mâle à la racine, pour pouvoir enfin à nouveau s'épanouir librement ailleurs.
Ce n'était certes pas la fin des haricots, il ne fallait certes pas non plus jeter le manche après la cognée, mais Ernest, malgré sa lointaine souche, se retrouvait là, comme une corneille qui abat des noix, face à un plant de carottes en berne. Bref, à bien y réfléchir , il éprouvait peu à peu les prémices d'un subtil malaise vis-à-vis de la faune légumière. Et peu fan des fanes fanées, il joua du sécateur. Comme une carotte sans fanes ne vaut guère plus qu'un radis, elles disparurent six pieds sous terre.
La rumeur télépathique d'une attaque brutale parcourut alors les mottes, les sillons, les maigres allées, tout le réseau souterrain, de radicelle en radicelle, de tige en tige, jusqu'à l'ombelle la plus haute, Comme une trainée de poudre, comme un frisson sur une chair de poule, dans la seconde, l'alerte générale atteignit les branches inaccessibles, les feuilles les plus sourdes, et les frontières des jardins limitrophes, avant même que ne retombe l'écho du dernier coup de sécateur meurtrier.
En rang d'oignon, alignés au cordeau, fenouils et céleris, le bulbe discret, attendaient les premières instructions. L'anis étoilé n'avait plus la tête à regarder le ciel. L'angélique, hier encore au parfum, se torturait en pensées diaboliques. Le cerfeuil jaunissait, le persil rougissait.
Seule à l'écart, étrangeté sauvage, rebelle, solitaire mais solidaire, Elle, prospérait , imperméable aux évènements, indifférentes aux caprices de la météo, reconnaissante à la SNCF de lui offrir l'asile d'un remblai. La hampe portait déjà son drapeau.
La fin de semaine approchait. Entre le train-train de ses habitudes et le mur du cimetière, Ernest avait trouvé un rythme à ses corvées potagères, On ne récolte que ce que l'on s'aime. À vrai dire, il n'aimait pas grand-chose et le carré ombrageux des ombellifères le lui rendait bien. Après le soulèvement puis l'enterrement des dernières carottes, l'invasion de pucerons avait eu raison des quelques pieds de persil. Les touffes de cerfeuil voisines présentaient toujours les symptômes avant-coureurs de leur dépression irréversible
Après l'orage, la canicule avait repris lentement ses droits. À l'affût du moindre point d'eau, une myriade de moustiques tournoyait inlassablement entre le chant suraiguë des cigales , les stridulations lancinantes des grillons et les radiations étouffantes d'un soleil de plomb.6164
Seule à l'écart, narquoise, Elle, paradait. La hampe portait Son drapeau.
Malgré tout, le lundi, Ernest était là. Là et las, hélas. Les aurores n'y changeaient rien. La fraîcheur matinale cédait à la canicule une sécheresse accrue. La terre se fendillait juste un peu plus tôt avant que le premier lézard n'arrive.
Ernest s'obligeait à respecter la parole donnée, malgré la lassitude, l'interdiction d'arroser, l'état de décrépitude du lopin. La chaleur avait raison de sa raison.
Cerfeuil et persil n'existaient plus. Céleris et fenouils au ras du sol léchaient la moindre trace d'humidité. L'anis avait rejoint les étoiles. L'angélique s'était effondrée sous des cauchemars apocalyptiques.
Seule, à l'écart, Elle, triomphante, paradait. La hampe portait fière son drapeau pirate.
Suivie par son ombre démesurée, portée par le seul sens du devoir, la grande asperge avançait, écarlate, les bras prolongés de deux arrosoirs illicites qui frôlaient terre, inutile défi à une nature hostile. Pourtant, à bien y réfléchir, ne restaient que quelques carottes, enterrées six pieds sous terre, des rangs décimés, et des victimes à jamais perdues.
Ernest ne lâchait rien. Soudain, à deux doigts du bord du gouffre de la suffocation, il s'arrêta.
Seule, Elle, à l'écart, le PROVOQUAIT !
Seule, Elle, résistait, à tout. La hampe le narguait, le drapeau le narguait, l'insolence le narguait.
Ernest ne savait pas, comme Socrate.
Ernest n'avait vu dans le drapeau qu'une provocation
Ernest n'avait perçu de la ciguë que la résistance.
Après l'infusion glacée fatale, avachi sous le figuier, il semblait attendre l'orage.
Une première colonne de fourmi explorait déjà l'avant -bras droit. Une abeille bourdonnait près de l'œil gauche. D'autres insectes approchaient prudemment. Les asticots viendraient plus tard.
Le lendemain, il pleuvait.
Depuis la création de L214, la peur avait changé de camp. La multiplication exponentielle des végétariens, végétaliens, végans, et autres surfeurs de vague bobo-bio semait désormais la terreur au sein même des potagers jusqu'au cœur fragile de la moindre salade palpitant d'effroi à l'idée d'être arrachée à sa terre natale. De graine en graine, pour les mêmes raisons cumulées à l'idée nouvelle d'un réchauffement climatique, certains légumes à leur tour hésitaient à prendre racine.
C'est dans ce contexte anxiogène, dans un des tout derniers jardins ouvriers de Buisson les Bruyères, coincé entre la voie ferrée et le cimetière communal, qu'était né le mouvement d'autodéfense des combattantes de l'ombre, sous la protection complice d'un vénérable vieux figuier, à l'abri des regards, des murs et des oreilles. Au cri de ralliement "Crever plutôt que mourir ", elles avaient signifié à la face du monde le pacte indéfectible qui les unissait à jamais.
Le premier matin où Ernest Mainvert poussa le rudimentaire portillon de bois du jardinet, personne ne le connaissait, personne ne l'avait jamais vu. Un papillon suspicieux lui tourna longuement autour, une ou deux abeilles pragmatiques évaluèrent l'épaisseur de son épiderme ,pendant que tout ce qui comportait une parcelle de chlorophylle frémissait de la tête au pied, et de la feuille, dans une chorégraphie synchronisée par un sursaut d'instinct grégaire.
Il ne manifesta aucune forme d'intérêt, aucune intention de soin, d'arrosage ou de sarclage. Supprimer un brin d'herbe aurait été suffisant. Nada ! Il se contenta d'arracher une douzaine de carottes et repartit comme il était venu. La guerre était déclarée. L'avenir s'annonçait sombre.
Ernest n'était pourtant pas un mauvais garçon. Il était juste là pour rendre service, mettre une pointe de beurre dans les épinards pour un soupçon d'oseille, en veillant au grain.
C'est mi-figue, mi-raisin qu'il avait accepté le soir précédant, entre la poire et le fromage, la proposition d'un ami ; entretenir un minuscule lopin de terre pendant son absence pour des vacances annuelles ne paraissait pas présenter une difficulté insurmontable. Avec son allure de longue asperge dégingandée, le sol lui paraissait pourtant bien bas. Mais la seule idée de mettre un peu de blé dans les poches en attendant de décrocher le cocotier emporta néanmoins la décision.
Le deuxième jour, plutôt que de trainer comme une limace désœuvrée, Ernest opta pour un jardinage matinal. Il arriva entre l'aurore et des brouettes, droit dans ses bottes, affublé d'un ridicule chapeau de paille d'emprunt, trois fois trop grand. L'habit ne fait pas le moine ; même avec une lointaine souche paysanne, son attirance pour les belles plantes ne portait pas non plus toujours ses fruits. Sans être tout à fait le roi du choux blanc, il occupait souvent le podium des râteaux.
Son cœur d'artichaut n'excusait pas tout. Lasse de le savoir trop souvent occupé à arroser le persil de ses voisines plutôt qu'à combler son champ de désir assoiffé de femme insatisfaite,
Camomille, son ex-épouse l'avait largué sans sommations. Plutôt que de continuer à passer pour une fleur de nave tout juste bonne à avaler des couleuvres, elle fit le choix de saisir le taureau par les cornes et de couper le mâle à la racine, pour pouvoir enfin à nouveau s'épanouir librement ailleurs.
Ce n'était certes pas la fin des haricots, il ne fallait certes pas non plus jeter le manche après la cognée, mais Ernest, malgré sa lointaine souche, se retrouvait là, comme une corneille qui abat des noix, face à un plant de carottes en berne. Bref, à bien y réfléchir , il éprouvait peu à peu les prémices d'un subtil malaise vis-à-vis de la faune légumière. Et peu fan des fanes fanées, il joua du sécateur. Comme une carotte sans fanes ne vaut guère plus qu'un radis, elles disparurent six pieds sous terre.
La rumeur télépathique d'une attaque brutale parcourut alors les mottes, les sillons, les maigres allées, tout le réseau souterrain, de radicelle en radicelle, de tige en tige, jusqu'à l'ombelle la plus haute, Comme une trainée de poudre, comme un frisson sur une chair de poule, dans la seconde, l'alerte générale atteignit les branches inaccessibles, les feuilles les plus sourdes, et les frontières des jardins limitrophes, avant même que ne retombe l'écho du dernier coup de sécateur meurtrier.
En rang d'oignon, alignés au cordeau, fenouils et céleris, le bulbe discret, attendaient les premières instructions. L'anis étoilé n'avait plus la tête à regarder le ciel. L'angélique, hier encore au parfum, se torturait en pensées diaboliques. Le cerfeuil jaunissait, le persil rougissait.
Seule à l'écart, étrangeté sauvage, rebelle, solitaire mais solidaire, Elle, prospérait , imperméable aux évènements, indifférentes aux caprices de la météo, reconnaissante à la SNCF de lui offrir l'asile d'un remblai. La hampe portait déjà son drapeau.
La fin de semaine approchait. Entre le train-train de ses habitudes et le mur du cimetière, Ernest avait trouvé un rythme à ses corvées potagères, On ne récolte que ce que l'on s'aime. À vrai dire, il n'aimait pas grand-chose et le carré ombrageux des ombellifères le lui rendait bien. Après le soulèvement puis l'enterrement des dernières carottes, l'invasion de pucerons avait eu raison des quelques pieds de persil. Les touffes de cerfeuil voisines présentaient toujours les symptômes avant-coureurs de leur dépression irréversible
Après l'orage, la canicule avait repris lentement ses droits. À l'affût du moindre point d'eau, une myriade de moustiques tournoyait inlassablement entre le chant suraiguë des cigales , les stridulations lancinantes des grillons et les radiations étouffantes d'un soleil de plomb.6164
Seule à l'écart, narquoise, Elle, paradait. La hampe portait Son drapeau.
Malgré tout, le lundi, Ernest était là. Là et las, hélas. Les aurores n'y changeaient rien. La fraîcheur matinale cédait à la canicule une sécheresse accrue. La terre se fendillait juste un peu plus tôt avant que le premier lézard n'arrive.
Ernest s'obligeait à respecter la parole donnée, malgré la lassitude, l'interdiction d'arroser, l'état de décrépitude du lopin. La chaleur avait raison de sa raison.
Cerfeuil et persil n'existaient plus. Céleris et fenouils au ras du sol léchaient la moindre trace d'humidité. L'anis avait rejoint les étoiles. L'angélique s'était effondrée sous des cauchemars apocalyptiques.
Seule, à l'écart, Elle, triomphante, paradait. La hampe portait fière son drapeau pirate.
Suivie par son ombre démesurée, portée par le seul sens du devoir, la grande asperge avançait, écarlate, les bras prolongés de deux arrosoirs illicites qui frôlaient terre, inutile défi à une nature hostile. Pourtant, à bien y réfléchir, ne restaient que quelques carottes, enterrées six pieds sous terre, des rangs décimés, et des victimes à jamais perdues.
Ernest ne lâchait rien. Soudain, à deux doigts du bord du gouffre de la suffocation, il s'arrêta.
Seule, Elle, à l'écart, le PROVOQUAIT !
Seule, Elle, résistait, à tout. La hampe le narguait, le drapeau le narguait, l'insolence le narguait.
Ernest ne savait pas, comme Socrate.
Ernest n'avait vu dans le drapeau qu'une provocation
Ernest n'avait perçu de la ciguë que la résistance.
Après l'infusion glacée fatale, avachi sous le figuier, il semblait attendre l'orage.
Une première colonne de fourmi explorait déjà l'avant -bras droit. Une abeille bourdonnait près de l'œil gauche. D'autres insectes approchaient prudemment. Les asticots viendraient plus tard.
Le lendemain, il pleuvait.
un vrai moment de sourire à vous lire. bravo et merci
Merci à ce texte foisonnant d'humour et de jeux de mot, qui me permet de me régaler modérément de viande la conscience tranquille !
Un pur moment de belle lecture, même pas pitié de cette pauvre asperge d'Ernest !
Cela dit , je partage avec vous "ce vice impuni."
Bravo pour le dernier paragraphe: plus dure et plus cruelle fut la chute.