Les chiffres

Toute histoire commence un jour, quelque part. Bamako, il était cinq heures trente du soir lorsque d’un ton aigu et pointu, l’appel du muezzin pénétrait somptueusement dans les maisons du très vieux quartier de Niarela. Mahamoud s’est réveillé. Il enfila sa vielle paire de babouche, traversa le petit couloir qui sépare sa chambre de celle où sont entassés sa femme et ses enfants. De la porte, il se dirigea d’un pas nonchalant vers le petit escabeau en bois sis au milieu de la concession et accosté à une bouilloire. Il avait pour habitude de prendre trop de temps à émerger du sommeil. Il s’assit sur le petit escabeau et commença aussitôt à se lancer dans d’interminables réflexions. A penser à la veille et à aujourd’hui. Comment arriverait-il à trouver sa pitance journalière ? Et s’il allait s’endetter encore auprès du boutiquier d’à côté ?
Non, ce dernier lui l'aurait refusé, car il était déjà endetté des orteils aux cheveux. Et son ami Moussa de la poste ? Non, il était parti en mission au Nord du pays. Que faire alors ?
–« Je tenterai ma chance comme d’habitude », se dit-il.
Il demeura longtemps ancré dans les ténèbres d’une réflexion sans issue avant qu’une voix douce et mélodieuse l’interrompît :
-« Le bain est prêt cher mari. »
D’un signe de tête, le concerné fit comprendre qu’il avait entendu. Il se releva et alla faire ses toilettes.
Il était 6H30 lorsque Mahamoud finit de prier. Il mit sa vielle chemise kaki et sortit s’assoir dans la cour.
Assis à l’ombre du vieux hangar, il se saisit de sa petite radio. Il l’alluma lorsque le jingle de « ORTM MATIN » entonnait et le speaker d’annoncer les titres  :
« Hier à Gao à la suite de violents accrochages, l’armée française a mis hors d’état de nuire....... ».
Mahamoud qui semblait intéressé par ces informations fut interrompu encore par cette même voix douce qui après avoir posé une tasse surplombée par une louche à ses pieds s’exclama :
-« La bouillie est prête cher mari ».
A cette annonce, Mahamoud se redressa immédiatement et ouvrit la tasse de bouillie de mil bien qu’intéressé par les informations du jour, car comme on le dit chez nous : «Un sac vide ne peut tenir debout».
Et oui de la bouillie ! Il n’est pas donné à tout le monde d’avaler quelque chose de bien graisseux dans un pays pauvre comme le Mali. Surtout pas pour un vieux de soixante ans licencié après la faillite de l’entreprise employeuse et père de cinq enfants.
D’une main hâte, il ouvrit la tasse, y plongea la louche, avala le contenu, et la même mécanique continua. La bouillie finie, il se cura la bouche à l’aide d’une un peu d’eau qu’il éjecta au loin. Pourquoi était-il donc si pressé ?
Et pendant qu’il s’apprêtait à sortir, il fut interpellé par Awa, son épouse :
-« Je voudrais partir au marché ».
-« Et puis quoi donc ? »
-« Ben l’argent de la popote ! »
-« Chaque matin que Dieu fasse, il faut toujours que tu me mettes en colère, toi ! Tiens ! Je n’ai que 600 FCFA aujourd’hui. Débrouille-toi avec cela. »
Il prit sa vieille moto de marque « Yamaha » et sortit. Cette même moto de service qu’il refusa de rendre après son licenciement comme d’autres.

La moto roulait à une vitesse maximale de trente-cinq kilomètres à l’heure. Vu son état, c’était un effort appréciable. Mahamoud, accroupi là-dessus comme un crapaud géant avait sa chemise gonflée sous le poids du vent. Il roula pendant cinq minutes à travers les rues sales et tortueuses de la capitale avant de se garer auprès d’un kiosque établit à droite de la rue. Dès qu’il eut coupé le moteur de la carcasse, un homme long et mince s’approcha de lui :
-« Bonjour Mahamoud ! Tu en as mis du temps aujourd’hui. Comme tu peux le constater, il y a beaucoup de personnes et je suis venu en retard. Ainsi je n’ai eu qu’un seul programme que j’ai par la suite photocopié pour toi. »
-« Bonjour Daouda et désolé pour le retard. Alors qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ? »
-« Nous avons un tiercé. »
-« Je vois. Alors on ferait mieux de s’y mettre. »
-«  Hier je discutais avec mon cousin qui est venu du village pour des traitements. Ce qu’il m’a révélé va t’étonner. »
-« Veux-tu en arriver aux faits ? »
-« Il m’a dit qu’avec le PMU il nous faut plus que de la chance. »
-« Ha! Et ceux qui gagnent alors ? Comment font-ils ? »
-« Il m’a fait savoir qu’ils partent voir un féticheur du nom de Samba. Écoute, il disposerait d’un miroir sacré dans lequel des génies lui font voir les numéros gagnants avant même la course. »
-« Et où est-ce qu’il habite ? »
-« Dans un village près de Baguineda. »
-« Et qu’en penses-tu ? »
-« Possible que ce soit vrai. Cependant j’ai de la peine à m’acheter deux tickets à plus forte raison d’aller débourser beaucoup d’argents pour une affaire sans garantie de réussite. Et toi ? »
-« T’as forcement raison. »
-« En attendant j’ai une affaire à régler au grand marché .Au revoir et n’oublie pas de m’informer de tes numéros favoris. »
-« D’accord au revoir ! »
Après le départ de Daouda, cette histoire de numéros gagnants troublait Mahamoud. Il avait peur qu’elle soit vraie. Et si c’était sa chance à lui d’en finir avec cette misère ? De toutes les façons il n’avait rien à perdre. Cependant il était à la fois optimiste et pessimiste. En fin de compte, il s’est résolu à prendre une décision : aller à la rencontre de Samba le féticheur !

La circulation était danse. Des vendeurs ambulants déboulaient de nulle part. L’astre au front doré était presqu’au zénith lorsque Mahamoud arriva à destination. Ce petit village près de Baguineda s’appelait N’tabacoro.
Au centre du village, il s’arrêta près d’une vendeuse de beurre de karité. Il lui demanda l’emplacement de la maison de Samba. Quelques instants après, il était à la porte de la demeure indiquée.
Il descendit de la moto et entra. A gauche de la maison, des jeunes dépeçaient une chèvre. A droite, était établit un hangar sous lequel des vieillards causaient. Mahamoud vint les saluer et demanda après le fameux Samba.
Ce hangar masquait la devanture d’une case aux parures mystérieuses. C’est là qu’on lui conseilla d’entrer. La case était à moitié éclairée. Des fétiches faits en bois, rougis de cola, étaient au fond de la case.
Au milieu, était assis un homme robuste et le corps recouvert d’amulettes. Dès l’entrée de la case, Mahamoud hésita. Il était pris de peur, mais il entra quand même. Il commença par saluer le féticheur.
-« Mes respects à vous maître Samba .»
-« Bonjour cher étranger et soyez le bienvenu dans ma demeure. »
-« Merci grand maître. »
-« Alors que puis-je pour vous ? »
-« J’ai entendu parler de vos mérites à Bamako. De ce fait, je viens vous consulter pour une affaire urgente. »
-« Merci pour cet éloge ! Que désirez-vous? »
-« Voilà ça fait des années que je joue au PMU pour essayer de m’en sortir. Je gagne souvent, mais avec comme gain des sommes misérables. Un ami me parla de vos services et je voudrais vraiment prendre le gros lot à la course de demain. Voilà les raisons de ma visite. »
-« Ah je vois. Avec la volonté de mes deux fétiches « Kontron » et « Sanè », rassurez-vous, à la course de demain, vous aurez le grand coup. »
D’une main agitée, il prit deux colas rouges, les mâcha puis les cracha sur ses fétiches. Ensuite, Samba se lança dans des incantations interminables dont il est le seul à comprendre le sens. Mahamoud, Les yeux écarquillés commençait à avoir peur de toutes ces agitations, de toute cette puanteur, des forces maléfiques de « Kontron » et « Sanè ».
Samba continuait ses manœuvres. Il prit après les incantations son fameux miroir magique pendant un instant avant de se lancer dans une séance de géomancie.
Mahamoud priait de toute son âme que Samba lui donnât les bons numéros. Puis soudain, le féticheur affirma d’un sourire échappé :
-« Six, trois, deux. »
-« Pardon ? », demanda Mahamoud.
-« Six, trois et deux. Voilà les numéros gagnants du jeu d’aujourd’hui cher monsieur. »
-« Attendez que je note : Six, trois et deux, voilà. Si je gagne, soyez en certain vous que aurez votre part grand féticheur. »
-« Je n’en doute pas une seconde. Cependant avant cela vous me devez comme rétribution cinq mille francs. »
A cette annonce, Mahamoud qui n’avait en poche que six mille francs s’est senti tout d’un coup démoralisé et d’une main lente, il sorti la somme demandée et la remit à Samba. Et après les salutations d’usage, Il prit sa moto pour Bamako.
Sur la route, il avait l’air joyeux. Il pensait notamment à ses rêves les plus somptueux. Il prendrait une deuxième femme, achèterait une Mercedes et construirait une belle villa.
Arrivé à Bamako, il se dirigea illico presto au kiosque de pari. Et comme convenu, il joua le six, trois et le deux en quatre tickets, espérant ainsi gagner beaucoup. Tellement joyeux qu’il était, il demanda au vendeur de garder la monnaie de cent francs qui restait.
A treize heures, le pari ferma. Mahamoud, assis sur le vieux canapé du salon attendait impatiemment le début de la course.
Soudain, le freinage d’un véhicule devant le portail se fit entendre. Des hommes pénétrèrent dans la cour et entrèrent dans le salon. Et l’un d’entre eux s’adressa à Mahamoud :
-« Vous êtes M. Mahamoud Touré ? »
-« Oui lui-même, mais qui êtes-vous et que faites-vous chez moi ? »
-« Commandant de brigade Seyba Cissoko. Vous êtes accusé de tentative de vol de la moto de service de la compagnie « TransRail », je vous prie de nous suivre. »
On l’amena au « camp 1 » de la gendarmerie de Bamako sous l’air stupéfait de sa femme et de ses enfants. Il fut jeté dans la cellule numéro 632 en attendant de comparaitre devant un juge d’instruction.