Les bruits du silence

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Bon extra-terrestre c'est un peu trop. Disons que ma famille m'a toujours trouvé différente ; normal, surtout si elle se donne la peine de me comparer aux autres. En même temps je n'ai jamais fait d'effort pour que l'on pense le contraire. Je veux dire un bébé ça babille non ? Et bien dans mon cas il fallait vérifier si je suis toujours en vie dans mon berceau pour la simple raison que j'étais calme, trop calme. Ou cette fois où ma mère voyagea pour un enterrement et me confia à ma grand-mère. Elle était censée y faire deux jours mais la bataille des enfants du défunt pour l'héritage rallongea la cérémonie ; à son retour après quatre jours je ne l'avais ni cherché en pleurs, ni réclamé l'élixir de sa mamelle et d'ailleurs cela ne m'intéressai plus. Je veux dire pourquoi vouloir des siens quand je comptais bien avoir les miens. Elle me sevra donc, j'avais quatre mois.
La rencontre de mes parents était une rencontre bien banale de chez nous. Comme pour plusieurs couples des années 80 au Cameroun, les anciens jouaient les cupidons. Une tante de ma mère qui connaissait mon père avait pensé qu'ils iraient bien ensemble et le tour était joué. Mais hélas l'idylle sera de courte durée. Mon père lui aussi était un homme taciturne ; mais je ne vous parlerais pas de lui. Il est mort d'un cancer, j'avais six ans.
Parler ça je savais faire ; c'est juste que mes mots sont pensés, jamais actés. Parler en silence je m'y suis habituée , après tout qui voudrait écouter une enfant. Mais il y'a des choses que j'aurais voulu dire à ma mère, mais dans ce labyrinthe de responsabilités qui lui incombait désormais je m'étais octroyée celle de ne pas en rajouter. Mais comme j'aurais voulu lui dire ou du moins lui indiquer la sentine de mes pensées. J'en voulais à mon père, oui je lui en voulais à mort. Non pas d'être parti si tôt, qui peut défier la faucheuse ? Je lui en voulais d'avoir été le massicot des études de droits de ma mère et avec eux l'espoir d'un emploi stable. Quand il lui avait déclarer «je ne veux pas d'une femme qui me lise mes droits, je suis ton mari je pourvoirai pour la maisonnée » mais hélas. À la première j'aurais voulu que le temps me donne du temps pour lui dire qu'on ne lit leur droit qu'au présumé coupable. La seconde sonnait plus comme le gage d'un éros floral à sa bienaimée dont leurs six enfants en seraient les pétales. Ma mère était désormais un père-mère que dis-je une mère-père ; peu importe dans quel ordre l'on plaça les mots leur quintessence n'en était point remise.
C'était l'année de mes... quel âge avait-je déjà ? Que je m'en souvienne... ; bref c'était les vacances j'étais sortie vendre les arachides au marché. Il faut dire que c'était la saison ; sans emploie ma mère s'était spécialisée dans la vente les denrées de saison et nous lui filions un coup de main. Alors que j'essayai de me frayer un chemin dans le populo ; une femme me fit signe de venir vers elle dans ce qui semblait être un salon de couture un peu à l'écart de la route. Il n'était pas question que je rate cet asso là ; comme on dit chez nous « cinq francs ne cherche pas son frère ». Je pressais le pas, à mon arrivée je fis descendre ma charge . Dans la pièce se trouvait un homme assis sur le sofa et deux dames sur leurs machines en face de lui ; l'une des dames me fit signe de venir plus près. Sur les murs cramoisis de la bicoque gisaient de vielles découpes de magazine de mode. Il y avait du bazar mais un peu comme tous les salons de couture de la capital Ngola. Du fil par ci, des chutes de tissus par-là, une pile de vêtements et un vieux sofa de l'autre côté. Je me rapprochai d'elle avec l'espoir de faire une belle vente, descendit mon plateau d'arachide de la tête et me courba :
- Ma chérie l'arachide là est même bien ?
- Oui, la mère se sont les arachides bien sucrées ; asso on a récolté ça hier hein !
Les pourparlers allaient bon train, le calcul était vite fait si chacun en prenait pour cent francs cela me faisait trois cents francs. Alors que je me réjouissais in petto tout en chicanant avec elle ; je fus stoppée net dans mes pensées. Il y avait un intrus ! À cet instant précis tout défilait dans ma tête. Je pensai à ma mère qui m'avait dit un jour avant que je ne prenne la route :
- Quand tu vends dehors là ma'a , il ne faut pas trop t'éloigner de la route ! Si on t'appelle dans une maison tu restes dehors, tu n'entre pas ! Tu comprends ?
- Oui maman ! Avais-je répondu en soulevant mon plateau d'arachide pour le mettre sur ma tête.
- Si quelqu'un te propose de la nourriture ou de l'eau quand tu es en train de vendre, n'accepte pas ce sont des trafiquants d'enfants. Si tu manges , tu vas t'endormir et te réveiller dans un sac et ce sera la fin de ta vie. Ne perds pas ta vie pour cent francs , c'est rien hein.
- Oui ma'a ! lançais-je avant de disparaitre derrière les façades décrépies des maisons voisines.
Pas une semaine ne passait sans qu'on parla de viol par ci ou de disparition d'enfants par là. En arpentant ce couloir tortueux qui était le témoin intemporel de mes jeux d'enfants j'eu l'impression que les alcoolats de ce couloir désormais témoin de mes travaux d'enfants s'entêtaient à me donner rendez-vous pour une partie de cache-cache.
Désormais mes yeux se bardaient de larmes alors que j'essayais nonobstant de servir la commande ; l'homme avait posé sa main sur mon dos et comme pour avachir son acte qui troublait les silences de mon innocence, il s'était lancé dans une conversation très douce avec moi dont les mots me semblaient oniriques, un alibi à la turpitude de son acte. Un cri de terreur asphyxié par un traversin de surah. Alors que sa main avançait vicieusement vers mes fesses, le pantalon très épais que je portais se dissipa sous ces caresses. Comme renonçant lui aussi à me protéger, je ressentais l'obscénité de cette main adulte sur ma peau d'enfant. Il continuait à me parler alors que j'achevais de les servir. Je me régressai sans mot dire, avide de liberté et réclama mon due d'un geste de la main. La dame me remis cent francs. En franchissant le seuil de la porte je les entendis se partager les arachides. Trois adultes pour une si petite quantité, ah les grippe-sou !
J'atteignis la route principale du marché en une fraction de seconde, j'avais envie de crier de hurler mais je n'en fis rien. Je marchais à une vitesse lunaire et mes larmes se noyaient dans le silence de ma colère. Une moi spectrale me réprimandait sur ce que j'aurais dû faire, ce que j'aurais dû dire. La froussarde ou était-elle au vif de l'action ? Vous voyez, un peu comme un supporter de football qui explique au joueur dans sa télévision comment marquer un but.
Mais, mais qu'aie je fais ! Je venais de traverser tout le marché sans effectuer une seule vente. Mais qu'est-ce-que maman racontait cent francs ce n'est pas rien. De cent en cent, je finissais mon plateau d'arachide. Je fis demi-tour jusqu'à mon point de départ, oui bel et bien devant le lieu de mon malheur. Je décidais de refaire le trajet mais cette fois comme la bonne petite commerçante que j'étais :
- Les arachides fraîches là, les arachides qui donnent la joie au cœur asso ! lançais-je à tue-tête.
Les ventes se succédaient, il faut dire qu'elles étaient vraiment fraiches mes arachides. Sur le retour alors que je tenais mon plateau désormais vide sous mon aisselle. Mon esprit se laissa aller à toutes les réflexions, à tout sauf à ce qui s'était passé dans ce salon de couture. Pour tout vous dire j'avais déjà oublié. Je comptais dans ma tête l'argent que j'avais épargné depuis le début des vacances ; était-ce suffisant pour payer mes fournitures pour la rentrée scolaire prochaine ? J'avais hâte d'être à ce premier jour . Un nouveau monde, me présenter à mes camarades :
- Salut à tous , moi c'est Sita GO'YAHWE.  J'ai dix ans !