Ce matin, Anna s’est levée avec l’envie d’en découdre. Envie de tailler, couper, élaguer, bref : d’être aux prises avec les arbres du jardin. Histoire de saluer les corolles du ... [+]
« Guettez les signes, mes oisillons, mes amours, nous disait Fauvette ! Ce sont les anges qui nous les envoient. »
Les signes, c'était un fil de la Vierge, le cri d'un geai, une ligne blanche dans le bleu du ciel...
Engoulevent et moi étions devenus très forts pour découvrir les signes. Ça s'appelait : « Jouer avec les Anges ».
Outre les signes à déchiffrer, Fauvette avait un seul principe d'éducation : « Rappelez-vous, mes oisillons, mes amours, qu'il est plus facile d'obtenir un pardon qu'une permission. »
Fauvette, notre maman, c'était de la légèreté. C'était de l'insouciance ! Ce que nos grands-parents, eux, appelaient de l'inconscience.
Il y avait beaucoup de l'oiseau chez elle. Peut-être en raison de son prénom. Dans sa gorge, ça ramageait, pépiait, dégoisait. C'était chants et gazouillis. Il arrivait pourtant que j'y devine quelques feulements sourds. C'est qu'il y avait aussi du fauve dans son nom. Elle était si perméable à la fragilité des choses, notre maman ! Toujours attendrie par ce qui était bancal, ce qui s'étiole, qui trébuche.
Le soir, elle nous faisait danser, pieds nus sur le tapis du salon d'apparat, danser comme des feux follets. Parfois, son insouciance se chargeait d'une étrange violence. Je le voyais à l'ondulation de ses bras qui chassaient, repoussaient des menaces invisibles. Dansait-elle encore, se débattait-elle et contre quels démons ?
Engoulevent avait quatre ans de plus que moi. Il avait fallu peu de temps à maman pour comprendre que quelque chose clochait dans sa croissance. C'était un oiseau qui ne prendrait jamais son envol. Il resterait blotti dans son nid d'enfance. C'est pour cela que j'étais née : pour l'accompagner.
Je devrais toujours le protéger, parce qu'elle, elle s'envolerait. Elle me l'avait murmuré un jour au creux de l'oreille. Affolée, j'avais demandé : « Mais pourquoi, maman ? » Sans rien m'expliquer, elle avait répondu : « Ne t'inquiète pas. Je t'avertirai. On a tout le temps... »
L'échéance, me dit-elle, ce serait ma sortie de l'enfance. Deux chiffres la marqueraient. Deux chiffres, c'était 10 ans. J'en avais à peine sept. C'était bien loin !
En attendant, je ne devais pas en parler : ni à nos grands-parents, ni à Engoulevent.
Ce secret menaçant s'était allongé comme un vieux chien de garde devant la porte de mon âme.
Avec nous, ses oisillons, ses amours, Fauvette aimait, à la folie, un beau visiteur qui la faisait rêver. Il survenait à l'improviste et Fauvette roucoulait. Quand elle demeurait trop longtemps sans le voir, elle devenait ombrageuse. Son cœur se désagrégeait. Suivaient des nuits de griserie. Sur les flûtes de champagne abandonnées, au matin, on voyait le feston de son rouge à lèvres.
Pour fuir ces attentes éprouvantes qui perturbaient son insouciance, Fauvette avait décidé d'un rituel. Son visiteur viendrait moins souvent, mais ce serait à date régulière. Il nous l'emmènerait pour une semaine, à chaque saison nouvelle. Était-il notre père ? Elle n'en a jamais rien dit.
On l'avait surnommé le Coucou. Pour mériter notre maman, il devait nous apprivoiser. Il savait que si on s'opposait au départ de Fauvette, elle resterait. Il venait les poches pleines de surprises. À mesure que je comprenais les bases de notre relation, je devenais plus exigeante. Ce qu'il ne savait pas, le Coucou, c'est que je n'avais nulle intention de priver maman de sa sortie. La seule fois où Engoulevent l'avait retenue, elle avait raccompagné docilement son amant. Mais à peine rentrée, elle était allée s'enfermer dans sa chambre. Elle pleurait. Je l'avais entendue.
J'avais donc expliqué à mon grand petit frère qu'il fallait parfois laisser s'éloigner Fauvette si on voulait la garder. Dès que l'heure du départ sonnait, on s'installait au balcon et on leur faisait des signes joyeux jusqu'à ce qu'ils aient disparu. Puis, on se laissait tomber, en pleurs dans les bras l'un de l'autre.
Durant ces absences, pour faire patienter Engoulevent, j'échafaudais de grandes stratégies. Il fallait rendre le retour de notre maman nécessaire. Alors, on tapissait sa chambre de pétales de roses et d'iris. Dans la cuisine, on dressait une pyramide rutilante de potirons, pâtissons, potimarrons. De grands bouquets de feuilles mortes s'égouttaient dans les porte-parapluies. On traçait des chemins en feuilles de houx, en aiguilles de sapin. Notre saison préférée, c'était le printemps : sa coiffeuse disparaissait sous nos couronnes de marguerites.
J'avais compris qu'il fallait lui donner envie de rentrer, la faire rêver à la surprise qui l'attendrait. Préparer nos rires et nos baisers pour elle.
À ses retours, elle ne touchait plus terre. Son corps irradiait d'éclats nouveaux qui m'inquiétaient. Elle était allée s'ensauvager. La vie lui tendait des embuscades. Rendait son envol inévitable. Alors je faisais un semis de petits bonheurs sous ses pas pour l'engluer dans notre vie, empêcher son départ. Livre partagé, son doigt sur la ligne... Cannelle sur les pommes sorties du four... Serrés tous les trois, à gober les étoiles...
Pourtant, malgré tous mes efforts, l'année de mes neuf ans, j'ai su que j'allais la perdre. Je maintenais mon chagrin à venir en apnée. Mais parfois, de petites bulles de peur montaient, crevaient et je serrais les poings.
Pour mon anniversaire, Fauvette s'est surpassée. Lanternes vénitiennes dans les arbres. Pyramides de macarons. Fleurs en pâte d'amande. Les tables rondes en rotin étaient couvertes de nappes vertes, brodées de lilas blancs. Coulée de billes, corbeilles de fruits exotiques... Elle a tenu à nous faire boire dans sa coupe de champagne.
On a beaucoup ri : j'aurais pu crier ! On a dansé jusqu'à l'aurore : mes pieds étaient de plomb. Elle a soufflé, seule, sur mes dix bougies. Mon enfance a disparu dans leurs volutes impalpables.
Son envolée a eu lieu à la fin de l'été, juste avant mon entrée au collège.
C'est vrai, elle m'avait prévenue. Mais, un malheur annoncé rend-il le chagrin moins déchirant ?
Les signes, c'était un fil de la Vierge, le cri d'un geai, une ligne blanche dans le bleu du ciel...
Engoulevent et moi étions devenus très forts pour découvrir les signes. Ça s'appelait : « Jouer avec les Anges ».
Outre les signes à déchiffrer, Fauvette avait un seul principe d'éducation : « Rappelez-vous, mes oisillons, mes amours, qu'il est plus facile d'obtenir un pardon qu'une permission. »
Fauvette, notre maman, c'était de la légèreté. C'était de l'insouciance ! Ce que nos grands-parents, eux, appelaient de l'inconscience.
Il y avait beaucoup de l'oiseau chez elle. Peut-être en raison de son prénom. Dans sa gorge, ça ramageait, pépiait, dégoisait. C'était chants et gazouillis. Il arrivait pourtant que j'y devine quelques feulements sourds. C'est qu'il y avait aussi du fauve dans son nom. Elle était si perméable à la fragilité des choses, notre maman ! Toujours attendrie par ce qui était bancal, ce qui s'étiole, qui trébuche.
Le soir, elle nous faisait danser, pieds nus sur le tapis du salon d'apparat, danser comme des feux follets. Parfois, son insouciance se chargeait d'une étrange violence. Je le voyais à l'ondulation de ses bras qui chassaient, repoussaient des menaces invisibles. Dansait-elle encore, se débattait-elle et contre quels démons ?
Engoulevent avait quatre ans de plus que moi. Il avait fallu peu de temps à maman pour comprendre que quelque chose clochait dans sa croissance. C'était un oiseau qui ne prendrait jamais son envol. Il resterait blotti dans son nid d'enfance. C'est pour cela que j'étais née : pour l'accompagner.
Je devrais toujours le protéger, parce qu'elle, elle s'envolerait. Elle me l'avait murmuré un jour au creux de l'oreille. Affolée, j'avais demandé : « Mais pourquoi, maman ? » Sans rien m'expliquer, elle avait répondu : « Ne t'inquiète pas. Je t'avertirai. On a tout le temps... »
L'échéance, me dit-elle, ce serait ma sortie de l'enfance. Deux chiffres la marqueraient. Deux chiffres, c'était 10 ans. J'en avais à peine sept. C'était bien loin !
En attendant, je ne devais pas en parler : ni à nos grands-parents, ni à Engoulevent.
Ce secret menaçant s'était allongé comme un vieux chien de garde devant la porte de mon âme.
Avec nous, ses oisillons, ses amours, Fauvette aimait, à la folie, un beau visiteur qui la faisait rêver. Il survenait à l'improviste et Fauvette roucoulait. Quand elle demeurait trop longtemps sans le voir, elle devenait ombrageuse. Son cœur se désagrégeait. Suivaient des nuits de griserie. Sur les flûtes de champagne abandonnées, au matin, on voyait le feston de son rouge à lèvres.
Pour fuir ces attentes éprouvantes qui perturbaient son insouciance, Fauvette avait décidé d'un rituel. Son visiteur viendrait moins souvent, mais ce serait à date régulière. Il nous l'emmènerait pour une semaine, à chaque saison nouvelle. Était-il notre père ? Elle n'en a jamais rien dit.
On l'avait surnommé le Coucou. Pour mériter notre maman, il devait nous apprivoiser. Il savait que si on s'opposait au départ de Fauvette, elle resterait. Il venait les poches pleines de surprises. À mesure que je comprenais les bases de notre relation, je devenais plus exigeante. Ce qu'il ne savait pas, le Coucou, c'est que je n'avais nulle intention de priver maman de sa sortie. La seule fois où Engoulevent l'avait retenue, elle avait raccompagné docilement son amant. Mais à peine rentrée, elle était allée s'enfermer dans sa chambre. Elle pleurait. Je l'avais entendue.
J'avais donc expliqué à mon grand petit frère qu'il fallait parfois laisser s'éloigner Fauvette si on voulait la garder. Dès que l'heure du départ sonnait, on s'installait au balcon et on leur faisait des signes joyeux jusqu'à ce qu'ils aient disparu. Puis, on se laissait tomber, en pleurs dans les bras l'un de l'autre.
Durant ces absences, pour faire patienter Engoulevent, j'échafaudais de grandes stratégies. Il fallait rendre le retour de notre maman nécessaire. Alors, on tapissait sa chambre de pétales de roses et d'iris. Dans la cuisine, on dressait une pyramide rutilante de potirons, pâtissons, potimarrons. De grands bouquets de feuilles mortes s'égouttaient dans les porte-parapluies. On traçait des chemins en feuilles de houx, en aiguilles de sapin. Notre saison préférée, c'était le printemps : sa coiffeuse disparaissait sous nos couronnes de marguerites.
J'avais compris qu'il fallait lui donner envie de rentrer, la faire rêver à la surprise qui l'attendrait. Préparer nos rires et nos baisers pour elle.
À ses retours, elle ne touchait plus terre. Son corps irradiait d'éclats nouveaux qui m'inquiétaient. Elle était allée s'ensauvager. La vie lui tendait des embuscades. Rendait son envol inévitable. Alors je faisais un semis de petits bonheurs sous ses pas pour l'engluer dans notre vie, empêcher son départ. Livre partagé, son doigt sur la ligne... Cannelle sur les pommes sorties du four... Serrés tous les trois, à gober les étoiles...
Pourtant, malgré tous mes efforts, l'année de mes neuf ans, j'ai su que j'allais la perdre. Je maintenais mon chagrin à venir en apnée. Mais parfois, de petites bulles de peur montaient, crevaient et je serrais les poings.
Pour mon anniversaire, Fauvette s'est surpassée. Lanternes vénitiennes dans les arbres. Pyramides de macarons. Fleurs en pâte d'amande. Les tables rondes en rotin étaient couvertes de nappes vertes, brodées de lilas blancs. Coulée de billes, corbeilles de fruits exotiques... Elle a tenu à nous faire boire dans sa coupe de champagne.
On a beaucoup ri : j'aurais pu crier ! On a dansé jusqu'à l'aurore : mes pieds étaient de plomb. Elle a soufflé, seule, sur mes dix bougies. Mon enfance a disparu dans leurs volutes impalpables.
Son envolée a eu lieu à la fin de l'été, juste avant mon entrée au collège.
C'est vrai, elle m'avait prévenue. Mais, un malheur annoncé rend-il le chagrin moins déchirant ?