L'envers du décor

Toute histoire commence un jour, quelque part... La mienne ou plutôt mon supplice a commencé le jour de mes cinq ans...

« Linda vous devriez remonter votre vitre ou vous allez finir par vous noyer dans toutes cette pluie, dit d’un ton pince-sans-rire, Monsieur Anaba, le chauffeur.

- Eh ben je me noierai ! répondit Linda en abaissant complètement la vitre et en offrant son visage à la pluie que le vent engouffrait violemment par l’ouverture. Après ces deux semaines de chaleur intense, cette pluie était la bienvenue, continua-t-elle avec un grand sourire; j’espère qu’elle va nous enlever toute la poussière de la ville-ci d’ailleurs. »

Monsieur Gilles Anaba, quinquagénaire, au service de la même famille depuis plus de 20 ans, répondit à son sourire d’un coup d’œil vers le rétroviseur et reconcentra son attention sur la route. Il amorçait un virage serré. Il regarda à nouveau à travers son rétroviseur et vit Linda (il sourit en pensant à la tête que ferait sa patronne si elle savait qu’il se permettait d’appeler sa fille par son prénom, elle si soucieuse des apparences...), le visage toujours tourné vers la pluie. Monsieur Anaba, admira encore une fois la beauté de la jeune fille. « Si à 16 ans elle est comme cela, je n’ose pas imaginer comment elle sera à 21 ans. Monsieur le Ministre aura du pain sur la planche avec les futurs prétendants de sa fille », pensa-t-il le sourire aux lèvres en reportant à nouveau son attention sur la route.

Bien loin des réflexions de son chauffeur, Linda Elomo, savourait le vent et la pluie sur son visage. Elle aimait particulièrement ce que beaucoup appelait « mauvais temps », mais pas pour les raisons qu’elle avait laissées entendre à Monsieur Anaba. La pluie pour elle était un symbole de purification, comme si les gouttes qui tombaient du ciel avaient le pouvoir de laver toutes les impuretés de la terre...principalement les siennes. Et Dieu sait qu’elle en avait. Elle se demandait souvent comment ça se faisait que les gens ne voyaient pas à quel point elle était sale lorsqu’ils la regardaient, à quel point elle était souillée. Ils ne voyaient que cette jeune fille de 16 ans, belle, intelligente (elle entamait ce jour son année de terminale) et riche. Surtout riche. « Née avec une cuillère en or dans la bouche », entendait-elle souvent chuchoter à son propos. Le statut de Ministre de son père, expliquait bien sûr cela et un Ministre dans un pays d’Afrique noir comme le sien était bien différent des Ministres en Occident. Ici, c’était le luxe à outrance, les voyages en première classe, le séjour dans les hôtels les plus coûteux, la déférence de son entourage. Mais tout ceci avait un prix. Un prix que le commun des mortels ne soupçonnait même pas. Un prix que Linda payait depuis l’âge de 5 ans...
« On est arrivés Linda, dit la voix de Monsieur Anaba, tirant celle-ci de ses pensées. Vous avez 10 minutes de retard, j’espère qu’on ne vous en tiendra pas rigueur, ajouta-t-il contrit.

- Ne vous en faites pas Monsieur Anaba, les jours de pluies ils nous laissent une marge de 15 à 20 minutes, répondit Linda en descendant de la voiture. À ce soir !

- À ce soir Linda »

Linda fit un signe d’au revoir à son chauffeur et pénétra dans l’enceinte de son établissement, un collège privé catholique, le plus réputé du pays en termes de discipline et de résultats.

« Avant que vous ne retourniez dans vos salles de classes respectifs, je voudrai vous présenter le nouveau Conseiller d’orientation du second cycle, le Père Louis Bayemalek. Il nous vient du diocèse de Bafia et sera avec nous tout au long de cette année. N’hésitez pas à vous rapprocher de lui pour tout souci d’ordre académique ou non. Sur ce, je vous souhaite une très bonne année dans la paix du Christ.

- Merci Ma Sœur, répondirent en chœur l’ensemble des élèves rassemblés dans la grande cours de l’établissement, avant de se disperser chacun dans sa salle de classe. »

La pluie ayant cessé bien que le temps resta couvert, la traditionnelle cérémonie de Levée des couleurs du lundi matin avait bel et bien eu lieu. Linda l’avait à peine suivie, occupée qu’elle était à raconter ses vacances aux Etats-Unis à ses amis et camarades. Ils étaient tous suspendus à ses lèvres, enviant sa vie qu’ils jugeaient parfaite. « S’ils savaient... » se disait souvent Linda. Comment les gens réagiraient-ils s’ils étaient au courant de la face cachée de cette belle vie ? Linda était de plus en plus oppressée par ce double jeu. Elle avait beau donner le change, elle ne comprenait pas que personne ne se doute de rien, qu’aucun de ceux qui se disaient ses amis n’avait jamais perçu son mal-être. Toutes ces années elle aurait bien eu besoin de quelqu’un à qui parler. Mais hélas, personne ne semblait recevoir les signaux qu’elle envoyait désespérément autour d’elle. « Décidément, j’aurai bu ce calice seule jusqu’à la lie », se dit-elle en soupirant, prête à suivre son premier cours de l’année.

Déjà 16h20 minutes, la journée s’est plutôt vite écoulée, c’est déjà la sortie des classes. Contrairement à ses camarades qui accueillaient la fin de la journée avec joie, Linda n’était pas pressée de rentrer. Surtout pas ce jour, cette date... Elle préféra aller se recueillir dans la chapelle privée du Collège. Elle avait dit à ses parents qu’elle commençait des cours de soutien en préparation à l’examen du baccalauréat qu’elle présentait cette année. Ça lui permettait de gagner deux bonnes heures avant d’être obligée de rentrer chez elle.

Linda, contrairement aux apparences n’était pas croyante, ou tout de moins plus vraiment. Elle estimait que Dieu, s’il en existait un, l’avait abandonnée depuis ses cinq ans. Malgré ses prières, ses appels à l’aide, ses supplications, Il était toujours resté sourd à sa souffrance. Elle ne voyait donc plus l’utilité de Le vénérer. La chapelle pour elle, loin d’être un lieu de prière, était davantage pour elle un espace de quiétude. Elle aimait s’asseoir tout au fond, et rêver à sa vie après le baccalauréat, loin de la folie de son père et de la soumission de sa mère. Elle irait continuer ses études bien loin de ce cercle vicieux dans lequel elle avait grandi. « Pourquoi pas en Chine ? » se dit-elle en souriant.

« Le Seigneur doit vous murmurer de bien jolies choses. »

Linda sursauta et leva les yeux vers cette voix qui interrompait le cours de ses pensées. Un moment déconcerté, elle le reconnu enfin. Il s’agissait du Père Bayemalek, le nouveau conseiller d’orientation ; la Sœur Principale l’avait présenté ce matin au rassemblement. C’était un homme d’une quarantaine d’année, rondouillard et assez court (à vue d’œil moins d’1m65).
Il portait le traditionnel col des hommes d’Église.

« Bonsoir mon Père, fit Linda, se demandant pourquoi il l’avait abordé.

- Bonsoir mon enfant. Pardonnez-moi de vous avoir dérangée, c’est que j’ai si peu l’habitude de voir des jeunes de votre âge, seuls dans une église que j’ai été intrigué.
- Ce n’est rien mon Père, j’allais m’en aller, répondit-elle en se levant.
- Non restez. Je ne voulais pas perturber votre prière.
- Je ne priais pas mon Père, lui répondis-je avec un sourire en coin. À quoi bon le faire quand on sait que ça ne changera rien ? Bonne soirée mon Père.
- Bonne soirée mon enfant, répondit le prêtre. »

Il la regarda s’éloigner, songeur. Il avait perçu comme du désespoir dans la voix de cette jeune fille. C’était à peine perceptible, mais il l’avait ressenti. Il se promit de chercher à entrer de nouveau en contact avec elle dès le lendemain. L’âme de cette petite était en peine, et il se sentait en devoir d’essayer de l’aider. « La prière est un bon début contrairement à ce que cette jeune demoiselle pense », se dit-il en se mettant à genoux devant l’autel...

Linda ouvrit les yeux dans le noir, malgré l’épaisse couette qui la recouvrait entièrement, elle était complètement glacée. Quelqu’un venait de pénétrer dans sa chambre et bien qu’elle fût dos à la porte elle savait exactement de qui il s’agissait. Elle n’eût même pas besoin de consulter le petit réveil situé au chevet de son lit. Il était exactement 23h00.
L’heure de payer la rançon de la richesse.

« Linda ? Linda ma petite chérie tu dors ? fit la voix de son père »

Elle ne répondit pas et se recroquevilla sur son lit.

« Linda, On est le premier lundi du mois... Je sais que ce n’est pas facile mais dis-toi que c’est pour notre famille que tu le fais. »

Toujours pas de réponse. Linda sentit une main sur son épaule. Elle se dégagea brusquement et se retourna. À travers le halo de lumière qui s’échappait du couloir et entrait dans sa chambre, elle distingua son père vêtu d’un peignoir. Les larmes lui montèrent aux yeux.

« Non papa s’il te plaît. On n’est pas obligés. On peut se passer de tout ce luxe. S’il te plaît papa. S’il te plaît... acheva-t-elle dans un sanglot.

- Je suis désolée ma chérie, c’est trop tard. »

Son père retira son peignoir et apparut tout nu, déjà en érection (sa femme avait rempli sa part du contrat) et s’avança vers sa fille.

« Mon Dieu, pourquoi moi ? Jusqu’à quand devrais-je supporter cela ? Aide-moi. Que quelqu’un me vienne en aide » pensa Linda en fermant les yeux, des larmes silencieuses serpentant sur son visage.

Cela faisait onze ans qu’elle endurait tous les mois ce supplice et personne, pas même Dieu n’avait jamais répondu à son cri de désespoir. Pourquoi son père ne l'a-t-il pas protégée ? Il aurait pu proposer en contrepartie n'importe quoi ou n'importe qui d'autre aux membres de son cercle obscur, pourquoi a-t-il fallu qu'il sacrifie sa fille, son unique enfant ? Comme une bouteille jetée en mer et qui finirait abandonnée, dérivant sans fin dans l’immensité de l’océan, toutes ces questions n'auront jamais de réponses... Tous ses appels à l’aide n'ont jamais été entendus. Elle était perdue. Souillée. Seule...