Le vieux Séverin et la Mort

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Le vieux paysan Séverin est maintenant si vieux que son corps s'est ratatiné au point de ressembler à une grosse tortue avec une tête de momie. Il est très laid, sent la bave de vipère et sa bouche est pleine de chicots noirs et dégoulinants de goudron ou de quelque chose y ressemblant. Les villageois l'évitent. 
Les nuits de pleine lune, il erre dans le cimetière, à l'affût de tombes sales à dépoussiérer ; il ne peut rien faire d'autre depuis des décennies, depuis ce jour étrange où il avait fait une rencontre décisive.

C'était le 31 octobre 1990. Il n'était pas près de l'oublier. C'était le soir des démons et des sorcières qui font des sarabandes hurlantes dans les rues et cognent aux portes pour qu'on leur ouvre. Alors, tout peut arriver : quelques bonbons mous et colorés peuvent suffire à les réjouir ; ils s'en remplissent la bouche, se mettent à rire et partent à la débandade. Mais parfois, mécontents de l'accueil qu'on leur fait, ils se jettent sur les pieds de leur vis-à-vis et les percent de mille coups d'aiguilles, comme ces dessins dont les enfants piquettent les contours jusqu'à ce qu'ils se détachent du papier. Alors, la victime se met à hurler et saute sur ses mollets décapités, brandissant ses pieds sanguinolents à la recherche d'une bonne âme qui pourrait les lui recoudre.

Le 31 octobre 1990, le vieux Séverin, qui n'était pas encore si vieux que ça, entendit frapper à sa porte. Il avait préparé quelques guimauves sucrées pour apaiser le courroux des démons et des sorcières, et était bien décidé à leur ouvrir afin d'avoir un peu de distraction car il s'ennuyait ferme depuis que son épouse avait passé l'arme à gauche.

Quand il ouvrit la porte, Séverin fut abasourdi. Ni démon ni sorcière pour déguster les guimauves. La Mort elle-même se dressait devant lui, ricanant de ses grandes dents gâtées, son visage décharné recouvert d'une capuche fumante. Sous la cape noire, on devinait les aspérités de son squelette qui gigotait de façon scandée, comme lancé dans une danse indécente. La Mort ouvrit les bras, les leva, découvrant d'un coup ses os nus et brinquebalants. Séverin, terrorisé, fut estomaqué par ce qu'il vit : dans ce paquet d'os blanc sale, pointaient, à hauteur du thorax, deux magnifiques seins immaculés, frémissants et souples, qui dardaient deux tétons ambrés. 
— Que voulez-vous ? bégaya-t-il, ivre de terreur et d'un embryon de mauvais désir. 
Il croyait se débattre dans un cauchemar et se disait que s'il arrivait à toucher ces seins majestueux, il se réveillerait d'un coup. 
— Ce que je veux ? Mais de l'amour bien sûr, de l'amour, encore et toujours, comme tous les vivants et tous les morts !
Et à ces mots, la Mort prit dans ses phalanges craquantes ses deux seins voluptueux et les tendit au vieux Séverin dont le cœur battait à tout rompre. 
— Écoute, je te propose un marché. Tu vois, je n'ai pas de faux : alors que je tranchais la tête d'un criminel non repenti, ma faux s'est coincée dans sa trachée et je n'ai pu la retirer...

Séverin était muet, envahi d'effroi jusqu'à la nausée. Cependant, ses yeux étaient rivés sur les seins de la Mort, qui les soupesait à présent avec délicatesse et sensualité. Les mains de calcaire imprimaient à ces beaux fruits de chair nacrée un mouvement de balancier qui, petit à petit, fascina le vieux paysan.
— Donc, continua la Mort, je te demande de me donner ta plus belle faux afin que je puisse reprendre ma route et semer la mort sur mon chemin. Car sans elle, je ne suis qu'à moitié efficace et je laisse sur mon passage plus de blessés que de moribonds. Or, je ne puis vivre sans semer la mort, tu le sais bien. Si tu me donnes ta plus belle faux, je te laisserai toucher mon corps, là où tes doigts te conduiront. Et tu pourras vivre encore des décennies car ma faux sera la tienne et ne se résoudra à te trancher la tête que dans fort longtemps.

Séverin était toujours pétrifié. Toutefois, l'idée de toucher, peut-être même de caresser les seins merveilleux qui étaient si près de lui, apaisait un peu sa frayeur qui se diluait petit à petit dans un désir grandissant.
— Mais si... je refuse ? dit-il. Car ma faux m'est précieuse, tu le sais. J'en ai grand besoin pour faire ma provision de foin, sans quoi mes bêtes mourront de faim...
La Mort avait refermé sa cape dans un grand cliquetis d'os et d'osselets. Mais les dômes pointus tendaient le tissu noir et Séverin ne pouvait en détacher son regard.
— Si tu refuses, j'irai me servir moi-même, puis je trancherai ta pauvre tête avant de disparaître dans la nuit noire. 

En disant cela, la Mort donnait de petits coups de tête en direction du mur qui se trouvait derrière Séverin ; sa splendide faux luisait dans l'ombre, croissant d'argent soigneusement effilé. Car Séverin avait le goût des beaux outils.
La Mort approcha ses orbites noires de Séverin, tendant les vertèbres cervicales au maximum. Elle prit cependant garde de ne pas franchir le pas de la porte et resta à l'extérieur, à quelques centimètres seulement de l'entrée, sachant que si elle pénétrait dans la maison, ses os tomberaient en poussière. Car la Mort rencontre parfois des sorciers aussi puissants qu'elle qui lui jettent des sorts dont elle a grand mal à se débarrasser... Séverin recula. Il se décida rapidement.
— D'accord, je te donne ma faux. Mais tu me laisseras toucher ce que je veux sous ta maudite cape ! 
Séverin s'en voulut d'avoir prononcé ces derniers mots, craignant d'avoir vexé la Mort et d'avoir rompu le charme qui s'était mis en place. La Mort ne s'arrêta pas à ce mauvais compliment et répondit :
— Nous sommes d'accord. Apporte-moi donc ta faux !

Séverin marcha à reculons, doucement, se retournant seulement au moment de décrocher prestement sa faux, puis revint vers la Mort. La décision qu'il avait prise avait chassé toute peur. Il était tendu de désir, envahi tout entier par les deux fruits de chair qu'il devinait satinée et chaude au milieu de ce fatras d'os. Il allait pouvoir les toucher, les caresser, les lécher peut-être... Tous les espoirs étaient désormais permis, toutes les portes étaient ouvertes, rien ne lui paraissait impossible tant il était près du but, et tant cet objectif l'enivrait.
Alors, il remit la faux entre les doigts craquants de la Mort et approcha vivement ses mains des seins tant convoités. Mais, dans une brusque secousse, la Mort s'accroupit. Les mains de Séverin plongèrent dans les orbites noires de la Faucheuse. Il hurla : son cri emplit la nuit, le village, les bois, avant de finalement se perdre dans un puits lointain où croupissaient les cris de toutes les dupes de la Mort, de tous ceux qu'elle avait pris par surprise, par erreur, par lassitude et fatalité. 
— Ah ah ah ! ricana la Mort.
Elle dut extirper elle-même les avant-bras de Séverin, engloutis dans ses orbites vides. Elle le rejeta brutalement et remboîta sa capuche fumante sur son crâne. Alors qu'il gémissait à terre, Séverin vit la Mort ouvrir une dernière fois sa cape, dévoilant de nouveau tout l'avant de son squelette : un savant puzzle d'os, de haut en bas, de bas en haut. Plus une once de chair dans ce puzzle blanchâtre. Puis, la cape se referma.
— Merci, Séverin ! Je continue ma route, bien armée à présent pour remplir mon office. Et toi, va nettoyer les pierres tombales du cimetière du village, de temps en temps, quand la lune sera pleine ! Il se pourrait qu'une nuit je revienne te montrer mes blancs appas, d'os ou de chair, qu'importe... N'oublie pas que je t'attends.

Depuis ce jour, le vieux Séverin n'a plus jamais fauché. Ses bêtes sont maigres à faire peur et lui-même ne vaut guère mieux.
Il sait qu'à force de se ratatiner, il finira par disparaître ; mais avant cela, il espère bien revoir, au moins une dernière fois, les seins sublimes de la Mort qui était venue sur le pas de sa porte, ce 31 octobre 1990. C'est pourquoi il continue à dépoussiérer les tombes, de temps à temps, par nuit de pleine lune.

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