Le temps d'une nuit

Toute histoire commence un jour, quelque part et je pense que chaque « quelque part » a son histoire. La mienne commence dans cette salle d’attente en cette soirée du mois de novembre. L’hôpital public est déjà bondé et l’infirmière qui entre semble complètement perdue. Elle se dirige vers cette jeune femme au visage rougi par le froid et la tristesse qui habitent la salle.
Un échange rapide, aussi maladroit que confus et l’histoire de cette demoiselle prend un nouveau tournant, un nouveau départ qui naît dans les larmes et le déchirement. Les genoux à terre, elle s’arrache les cheveux. La bouche béante de laquelle semble ne sortir aucun son, pousse pourtant un cri de désespoir, un cri sourd qui devient de plus en plus retentissant.
Le froid augmente et l’agitation dépasse à présent le maximum acceptable dans le bon fonctionnement d’un hôpital. Les civières encombrent les couloirs et des morceaux de tissus blancs entachés de rouge jonchent les sols. Il faut que je voie de plus près d’où vient cette agitation. La fraîcheur de la salle d’attente s’étend en réalité à tout l’établissement. Je manque de percuter trois personnes qui courent dans une direction opposée à la mienne. Des larmes, des larmes et des larmes, voilà ce que je peux apercevoir au détour des allées, peu importe où mon regard se pose, la tristesse semble gouverner le monde et j’en suis le seul rescapé. Je surprends, malgré moi, la conversation qu’ont ces deux médecins qui passent à côté de moi. Un attentat... beaucoup de morts, énormément de blessés, le plan blanc est décrété, pas assez de chirurgiens, il faut rappeler tout le personnel...
Je comprends mieux ces mouvements de foules, cette précipitation. Comment puis-je aider ? me rendre utile ? Une femme semble chercher quelqu’un, elle s’adresse à toutes les infirmières qu’elle croise et entre dans une colère incontrôlable à chaque réponse négative. Elle passe à un mètre de moi sans même me prêter attention, je ne sais pas quoi faire, je suis paralysé.
Une nouvelle ambulance vient de se garer devant la porte et lorsque celle-ci s’ouvre en grand, c’est encore la même histoire, des civières, du sang, de la détresse, de l’incompréhension, de la sueur, de la colère et de la haine. Comment pouvons-nous faire de telles atrocités ? L’être humain peut-il être si sombre ? Je prends conscience que chaque seconde compte, que la vie peut basculer en un instant. La nuit s’est emparé de la ville et dehors la chorale des ambulances reprend de plus belle. Je vois cet enfant qui court à son tour dans le couloir de l’entrée, je tente de le suivre tant bien que mal. La foule est compacte ; une fourmilière complètement désorganisée. Aucune préparation, aucun plan aussi parfaits fussent-ils n’auraient pu parer à cette situation ni l’anticiper. L’émotion et le choc impactent le professionnalisme. Les mains tremblent, les larmes coulent malgré tous les efforts pour les retenir, les voix sont chevrotantes et la fatigue physique arrive très vite. Le courage, la détermination des Hommes tentent de pallier, de réparer la folie de certains autres. L’enfant court toujours et arrive au bout du couloir, il hésite un moment et décide de prendre le chemin de droite. Je le rattrape petit à petit, je repasse devant la salle d’attente du départ, là où l’histoire a commencé. La femme est toujours à genoux, le visage dans les mains. Un homme étreint son épaule, mais elle ne semble pas le remarquer, le sentir, même...
Il me regarde et me fait un lent signe de tête, une sorte de salut visant à apporter du courage. Je lui rends la pareille et ressens un mal-être profond à la vue de cette femme. L’enfant arrive devant une porte fermée et ne semble pas décidé à l’ouvrir. Sur ma gauche, une grande salle où des écrans de télévisions montrent les images de ce qui vient d’arriver. Les médias ne peuvent s’approcher plus près de la scène de carnage. Un bandeau défile en bas de l’écran avec des chiffres écrits en majuscules et en gras, cent trente-sept morts, quatre cent treize blessés. Certains mots résonnent dans la pièce : Attentats-suicides, fusillades, prises d’otages, tuerie de masse...
Le monde semble s’effondrer, le froid est de plus en plus rude, si glacial qu’il en devient blessant. Le petit garçon est enfin décidé. Il n’est plus tout seul à présent. Une jeune femme brune lui tient la main. Ils entrent tous deux dans la pièce et je sens une pulsion irrésistible m’envahir, je me dois de les suivre. Je m’approche délicatement de l’ouverture puis m’en écarte rapidement pour ne pas entrer en collision avec l’infirmière qui en sort. « Encore un de perdu » dit-elle en larmes. Ce qui se passe est affreux, il faut que cela cesse. En entrant dans la pièce, je vois le petit, éploré et la femme allongée sur la personne étendue dans le lit. Je sens une main sur mon épaule, c’est l’homme de la salle d’attente, il me regarde avec ce même air de compassion et me jette en plein visage un « Courage, ça va aller » incompréhensible. Puis le froid envahit mon corps tout entier ; en m’approchant du lit, je commence à comprendre, à réaliser ce que cela veut dire. Ce garçon n’est pas n’importe quel enfant... c’est mon petit garçon, mon petit ange. Comment ne l’ai-je pas reconnu avant ? Et cette femme, c’est ma douce et tendre. Celle qui fait chaque jour de ma vie un véritable rêve.
Cet homme allongé dans ce tissu blanc, entaché de rouge, cet homme, c’est moi. Je me regarde recevoir des baisers de ma femme et de mon fils, mais je ne les ressens pas, j’ai juste froid, très froid. L’homme de la salle d’attente est toujours là, dans l’encadrement de la porte, je le reconnais aussi à présent, c’est mon frère et la femme agenouillée vue tout à l’heure est sa jeune épouse. Je le regarde avec un air composé d’un mélange d’incompréhension, de tristesse et de colère. Comment cela peut-il être possible ? Nous étions tous les deux à ce concert, nous venions de passer une journée magique entre frères dans les rues de Paris, cela ne pouvait pas finir ainsi... Toute histoire commence un jour, quelque part. C’est ici que commence ma nouvelle histoire, on m’a empêché de finir la précédente, on m’a empêché de voir grandir mon fils, on m’impose de commencer un nouveau livre, mais j’ai toujours le livre précédent en tête.