Le sourire de mon village

Toute histoire commence un jour, quelque part tout doucement. Il était 2 heures du soir. Le ciel se montrait clément. Dans un ronronnement peu poli, le véhicule nous menant à destination s’efforçait à gravir les collines sur le passage. Je voyageais en compagnie de mon cousin Tabol.

En fait, c’était lui l’initiateur de ce déplacement. Il m’obligeait à voir la source de mes aïeux, ma force à moi, comme il me le répétait assez souvent. Bref, un tour d’horizon, une découverte dans ma tanière authentique et séculaire. Je finis par mordre à l’hameçon. Une première fois, un voyage pour me ressourcer auprès des siens. J’étais donc prêt pour un séjour à Gobi, ce terroir du riz et de belles matinées. Une expression de mon père que j’ai retrouvée dans ses paperasses.
Nous voici en première classe, au matin du 15 août 2009, dans la voiture au rendez-vous hebdomadaire de notre village. Cette position nous donnait une vue d’ensemble du paysage de Tanbou, ce petit coin de paradis. La ville, située aux pieds du mont Kakou et ses chaines, m’a vu naître. J’y ai passé une enfance choyée. Le calme, soutenu par la brise marine du soir, me donne toujours cette nostalgie quand je suis hors de la cité de Soum Touma, ce héros dans l’histoire de la contrée. Une grande partie de Tanbou est d'ailleurs parcourue pour aller à Gobi de mes ancêtres.

Sur les deux côtés de la route, les arbres défilaient sous nos yeux admirateurs. La nature semblait offrir la meilleure partie de sa verdure. L’air si frais nous cajolait et aidait nos esprits à plonger le mystère de la nature défilante. De loin à gauche, Kakou, cette chaîne de montagne, surplombait l’espace. On aurait dit que le firmament du ciel rejoignait la terre par ici ; d’autant que les nuages couvraient toute l’étendue. L’harmonie était parfaite dans ce décor naturel.
Un moment de silence s’imposait dans ce tas de ferraille bougeant au vacarme du moteur. Pourtant, ce bruit ne m’empêchait guère de penser. De revoir les moindres recoins de mon esprit voyageur. Le chauffeur, de temps à autre, lançait un petit regard vers nous. Une manière de s’assurer que ses passagers prenaient du bon temps à contempler ces mille et une choses sur la route. Tabol, calme auprès de moi, profitait bien de la vue formidable. Son regard traduisait sa joie d’être là. Oui, il se plaisait à scruter ces merveilles qui ne se racontent pas. Elles méritaient d’être dévorées des yeux. Encore je me replonge dans ma tête, une idée me revenait si souvent. Je me disais que ce joli paysage de ma ville natale méritait d’être mis en valeur : tous les agrégats naturels pour rendre le pays, première escale touristique de la région, voire une fenêtre ouverte au monde.
Les autres passagers engageaient des causeries, entrecoupées de ricanements aux allures, quelques fois, d’un mini marché. Le chauffeur ne tarda pas à faire un rappel à l’ordre. Avec des dents serrées traduisant sa rage, il vociféra en lâchant quelques mots grossiers. Une habitude des chauffeurs de taxi.

Aussitôt, le calme revenait. Plus de voix. Mais le bruit du moteur s’était vite emparé de l’espace et nos oreilles innocentes payaient le prix.
Le trajet continuait. Et le paysage me donnait toujours envie de sauter par-dessus bord, pour voir toute la réalité naturelle à ma portée. Pour moi, le monde s’arrêtait là. Ma tête s’emplissait de ce rêve utopique. Je voulais rester dans ces bois pour toucher les herbes fraîches arrosées par les pluies diluviennes de la saison.
Après trois heures de route, notre village au bord de l’Atlantique se présente. Cet arrière-pays, où chaque récolte donne lieu à une réjouissance sous le rythme envoûtant du Demba. Cette danse qui place à tout moment le villageois dans la plus grande fierté pendant les réjouissances. La musique accompagnée des tam-tams soutenus par de voix sublimes de jeunes dames du coin. Les fêtes sont grandioses toujours à Gobi.
En réalité, nous arrivions à une période un peu pénible. Le mois d’août se décrit dans la langue du terroir comme période d’attache-pantalon-au-lit. La pluie tombe constamment et les vivres sont introuvables. Les greniers étant à la misère de leur existence. La vie si fragile ne tient qu’à de rares tubercules. Aussi, certains fruits propres à la saison, comme les mangues greffées, offrent-ils leur saveur pour sauver les pauvres paysans de la faim.
J’étais surpris de cet équilibre malgré la pénible situation. Ces éclats de rire des villageois sans penser au grenier. Sans trop réfléchir, je comprenais là cette source lointaine de l’inspiration de mon père. Ce modèle de vie modeste mais riche en enseignements. Voilà pourquoi mon enfance auprès de mon paternel est donc pour moi un miroir qui a toujours reflété mon avenir sur lequel je ravale ma fierté.
La voiture roulait doucement. L’averse s’apaisait petit à petit. On entendait plus que le bruit du moteur qui s’entremêlait avec celui des eaux de ruissellement. Des villageois sortaient enfin la tête de leurs cases séculaires pour nous dévorer du regard. Ces huttes et petites maisons en terre battue bondaient la route non couverte de bitume. Du sable fin partout sur le passage.
À l'entrée de notre village, des plaines à perte de vue. Ces plaines au sol si riche pour pratiquer une agriculture aboutissant à l’autosuffisance alimentaire dans tout le pays. Il en existe des milliers qui restent en jachère prolongée je ne sais pour combien de temps.
Mon cousin sortit finalement de son sommeil. Son visage complètement froissé montrait son émoi. Il n’imaginait pas qu’on puisse être là aussitôt. Mais, je lui rappelai l’heure de départ. Il jeta un coup d’œil sur sa montre bracelet. Tabol me donna raison par un sourire. Il fit signe au chauffeur que nous descendons au carrefour suivant. Des amis passagers descendaient également au même endroit. Certains continuaient la route jusqu’au prochain village.
Soudain, le véhicule s’arrêta. Nous y descendîmes. Après quelques gestes d’adieu à nos frères passagers, le monceau de fer se lança dans sa course au milieu de cette boue après-pluie. Le chauffeur ne manqua pas de klaxonner, signe de son amitié pour nous. Le prochain village restait désormais la priorité avant la nuit. Que sais-je ? Peut-être qu’il serait au rendez-vous ? Peut-être le moteur allait-il tenir bon, ou pas ? Ce qui était sûr c'est que rien n’était vraiment sûr avec cette voiture. La ferraille finit par disparaître au milieu des arbres aux feuillages gorgés d’eau. La fumée du pot d’échappement s’amenuisait dans la nature.
Sur le sentier tout droit devant nous, des enfants accouraient. Ils venaient à notre rencontre. Après quelques cris de joie et des accolades, ces adolescents se chargèrent de nos sacs de voyageurs fatigués. Du sable fin sous nos pieds, rien que du sable. Le nombre d’ados augmenta. Tous scandaient le nom de mon cousin dans les airs. La brise marine qui soufflait calmement, me rappelait le port artisanal de Tanbou, où je partais seul voir le coucher de l’astre du jour. Au gré des vagues et de la brise légère, j’y ressassais en détails tous les moments de ma journée.
De loin, Tabol montrait la maison familiale, celle qui avait vu naître mon père et mon grand-père. Une maison basse en terre battue recouverte de chaume. Un groupe de jeunes filles se précipitait vers nous. Elles poussaient des cris de joie. Des retrouvailles s’imposèrent. Nous étions les hôtes du village. Les maisons d’à côté se vidèrent bientôt de leurs substances humaines pour voir les deux citadins que nous étions. Tout le monde était content de nous voir. Les salutations se multipliaient. Finalement, le petit trajet s’écourta devant mon grand-père qui me serra contre lui. Nos deux poitrines s’entrechoquèrent. Une étreinte de bonheur et de joie.
Je finis par céder de la place à mon cousin qui reçut également sa part d’étreintes. Les filles du vieil homme, mes petites et grandes sœurs, passèrent en revue une litanie de salutations. Puis l’aînée des filles, Bômbô, me donna la place sur une vieille chaise auprès de mon grand-père sous l’arbre au milieu de la cour. Une autre fille avança vers moi. Une perle cueillie depuis le pays des merveilles. Non ! Je ne la connaissais pas du tout. La couleur de sa peau noire charmait déjà mes yeux attentifs. Que dire de ses pieds qui se posaient tendrement sur le sable fin de la cour. Finalement, la donzelle s’arrêta net en face de moi. Et d’un geste souple, la petite dame s’accroupit et me tendit poliment une calebasse remplie d’eau fraîche. Je pris une gorgée du liquide.

Aussitôt, je sentis mes forces me revenir comme si cette eau avait un pouvoir. Je lève la tête pour remettre la calebasse à celle qui m’a servi. Nos regards juvéniles se croisèrent illico presto. C’est en ce moment même que j’ouvris la bouche pour dire merci. Comme signe d’acquiescement, elle me fit un petit sourire avant de disparaître dans la maison familiale. C’était une cousine. Mon grand-père me l’avait fait savoir.
Le crépuscule nous guettait. Le ciel perdait sa clarté du jour. Les oiseaux nichés dans les méandres des arbres surplombant le village multipliaient leurs chants du soir. Toute la famille s’était rassemblée sous ce baliveau au milieu de la cour. Ici, nous étions parmi les siens, mais les mœurs sont plus fortes et exigeantes que tout dans notre village. Accueillir celui qui vient de loin, même ton frère, avec le rite adéquat passe en premier. Cela a toujours été ainsi depuis les temps immémoriaux. Voilà pourquoi mon grand-paternel prit la parole pour nous souhaiter la bienvenue. Il parlait dans notre langue. Le vieil homme mettait les richesses linguistiques à profit avec tant de souplesse. Sourire aux lèvres, son visage traduisait la joie. La joie de revoir ses petits-fils.

Le soir, avant le coucher du soleil, les femmes du village, rallièrent notre cour à tour de rôle. Chacune, munie d’un bol, en déposait le contenu auprès de mes grand-mères. Ce geste piqua tout de suite ma curiosité. Mon cousin riait en voyant mon air si intrigué. Il me fit savoir que tous ses plats appartenaient aux hôtes que nous étions. Sur le champ, j’étais dépassé par un acte si respectueux et charitable à la fois. Je me disais que les villageois avaient besoin d’économiser leurs vivres en cette période où la faim est de mise.
Des questions s’arrogeaient un pouvoir dans ma grosse tête d’adolescent. En plein mois d’août, ces amazones n’ont pas manqué de nous apporter ces mets aussi copieux que nombreux. Cette attitude dépassait de loin mon entendement. Elles ont préféré toucher le grenier pour faire honneur aux jeunes convives. Pourquoi se donner tant de mal à nourrir deux citadins sortis de nulle part ? Était-ce parce qu’on venait de la ville ? Ou parce qu’ils attendaient quelque chose en retour ? Cela me dépassait et je ne trouvais qu’une seule explication : malgré la misère, chez nous, il y a toujours quelque chose à offrir aux hôtes. La tradition transcende tout. De la culture du riz, à la bêche classique via la pêche par nasse entrecroisée, sans oublier l’extraction de l’huile, autant d’us qui ne sont pas pourtant aussi vieux que l’accueil. Le monde est beau par là, grâce à cette foultitude d’habitudes modestes.

Le soleil était désormais à la fin de sa course. Je contournai donc la maison familiale pour contempler la belle vue dont on m'a toujours parlé en ville. Juste à côté, un grand fromager dont le tronc et les branches traduisent la durée de ses jours. Ce grand arbre majestueusement hissé avait traversé le temps ; il était le témoin véritable d’une histoire séculaire. On raconte au village que son ombrage, qui surplombe une bonne partie du champ du bas-fond, donne une qualité rare de riz au moment des récoltes.

Je dévorai du regard cet arbre séculaire qui avait eu une place de choix dans les histoires liées à l’enfance de mon père. C’était une manière pour moi de plonger dans un passé paternel. Je sentais en ce lieu, sur ma peau, le vent glacial du soir qui me tenait fort compagnie. Mille et une idées passaient en revue dans mon esprit. Comme au bord de la mer à Gobi, j’y lisais en pages les moindres détails de mes souvenirs. Tantôt, j’apercevais ma maman avec mon petit frère adoré, en train de s’amuser à la devanture de notre concession. Tantôt, je voyais également mon père au milieu de ses bouquins qu’il ne se lassait jamais de feuilleter durant des heures.

Soudain, je sentis une main froide autour de ma taille. C’était celle de mon grand-père. Mes rêveries furent étanchées par ce vieil homme toujours auprès de moi pour remonter le temps dans l’espace. Il était venu m’informer d’une grande veillée que le village organisait ce soir là. La moisson était bonne et elle méritait donc d’être célébrée.

Finalement, je rejoignis la famille accompagné de mon aïeul. Sur le petit sentier, nous croisâmes ma cousine, cette donzelle aux allures de dame. C’était elle qui m’avait passé de l’eau fraîche, il y avait quelques heures de cela. Peu de temps après, les jeunes du village allumèrent le feu solennel, loin des branches du fromager majestueusement hissé au milieu de Gobi. Ce grand arbre était le témoin véritable des temps immémoriaux du village.

En quelques minutes, le village sortit de son silence. C’était une première pour moi de me trouver au bon endroit et au meilleur moment. Pour voir de près une partie du cœur battant des traditions de Gobi. Toutes souriantes et le pagne noué autour de la taille, les femmes faisaient pleuvoir une pluie de riz sous le son crépitant des tam-tams en cet endroit de cérémonie.

La place rayonnait à l’entour par le feu allumé pour la circonstance. Je lisais comme en un livre la joie de vivre de mes frères et sœurs. Ils étaient parvenus à créer leur bonheur avec les moyens du bord. Cette nuit, nous avions eu la calebasse de bienvenue contenant encore du riz et de jolies noix de kola. Nous étions les hôtes. L’expression était parfaite et le geste symbolique. Le rythme des tambours sous les mains intrépides des batteurs s’amplifiait. La fête était loin de finir. Elle ne faisait que commencer sous les étoiles à Gobi.