Le soulier de la Mort

Toute histoire commence un jour, quelque part... la sienne a commencé il y a... Je ne sais plus. Quand je fouille dans ma mémoire, il n’y a que le diagnostic du médecin qui y résonne : « Désolé Sabi, son foie est déjà rongé par le cancer; il lui reste très peu de temps».
Elle ne sait pas ce que le médecin m’a révélé sur sa santé quand je le raccompagnais, mais à mon retour, elle me sourit et me lança avec beaucoup d’effort : « N’écoute surtout pas le médecin ; je vais bien mon fils ». Mère a toujours été une femme battante. La maladie avait fait d’elle son siège depuis des années, comme un futé renard, sans laisser transparaître le moindre symptôme. Elle a demandé qu’on l’hospitalise à la maison, dans la chambre de son mari, emporté par le dieu du fleuve Ouémé sous son regard il y a maintenant cinq semaines. C’est peut être la goutte d’eau qui a débordé le vase, qui sait ? Les jours s’en vont et son état va de mal en pire. Je devrais la laver, la nourrir et être sûr qu’elle prenne ses médicaments à longueur de journée; c’était ma responsabilité, le fardeau d’un enfant unique. La famille et le voisinage la soupçonnait d’être atteinte du sida, puisqu’elle était comparable en l’espace de quelques jours, à une aiguille. L’envie ne les prenait même pas de passer, par honneur à la tradition, ne serait-ce que pour faire semblant de dire : bonjour !
Mère suait comme une papaye à même la braise dans la nuit, déféquait comme un bébé le jour et son corps entier tremblotait comme si le lit sur lequel il était étalé vibrait. Je ne reconnaissais plus la couleur de ses yeux si beaux autrefois, ni la candeur de sa voix qui me chantait les berceuses de Vickey, il y a seize ans. Cela fait bien des jours qu’elle ne parlait plus et se contentait de me regarder. Le docteur avait stoppé ses visites proclamant qu’elle était au stade final et devrait être morte depuis d’après ses calculs... Mais moi, je gardais la foi au milieu de ces vomissements intarissables et de toute cette puanteur qui embaumait la chambre. Je n’ai jamais eu qu’elle... et ce matin-là, quand j’ai dilué comme de coutume ses comprimés dans un verre pour le lui faire boire, elle secoua tout doucement la tête en signe de refus et me dis tout bas à l’oreille tel un très douloureux murmure: «... Achève-moi mon enfant...tu es la meilleure chose que Dieu m’a donné... Tu ne m’as jamais désobéi et aujourd’hui, je te prie de ne pas faire exception. Je souffre assez. Si tu ne m’obéis pas j... je te renierai... retire l’amulette qui se trouve à ma taille..». Les larmes se mirent à jaillir de mon visage et la force, de facto, déserta mon corps. C’était la dernière volonté d’une mère à son fils unique...
Je m’exécutai. A peine ma main toute tremblante avait arraché l’amulette ancestrale, que son corps se livra aux spasmes tel un margouillat qui comptait dans l’agonie, toutes ses années de vie. Je voyais, impuissant, la mort se saisir d’elle et les vapeurs de mes larmes faisaient monter son âme aux ancêtres.
La vie avait quitté sa chair et ses yeux restés ouverts fixaient l’horizon sans fin. Il me revenait de les fermer, de les affronter tel un assassin ou un digne fils qui venait de faire son devoir. Les muscles de ma main, cette fois-ci, avaient refusé de m’obéir jusqu’à terme. Ma main restait tendue sur ce lit sans repli possible et sans atteindre ses yeux qui puaient la mort.