Je n'ai pas besoin de bagage pour la route.
J'aimerais, le pas léger, chaussures au vent, manger les horizons,
Dévorer des... [+]
Dimanche matin. Il n’est pas encore sept heures. Lucille s'est installée par terre, sur le tout nouveau tapis qui couvre le carrelage du salon. La télévision fonctionne en sourdine, mais elle ne l'écoute pas. Ne la regarde pas non plus, pas vraiment. De temps en temps, un éclat de voix dans une publicité ou un mouvement plus brusque lui fait lever les yeux, mais ça ne dure jamais longtemps. La petite fille vient d'avoir neuf ans et sa passion pour les stickers de toute sorte a été comblée, la veille, d'une nouvelle série de 399 autocollants dont elle orne depuis qu'elle est levée les fardes et les cahiers qui s'étalent autour d'elle. L'activité mobilise toute son attention. Elle tire la langue lorsque l'opération demande un peu plus de précision. Sinon, elle chantonne un tube en anglais dont elle transforme allègrement les paroles en un charabia parfaitement incompréhensible.
La maison est d'un calme total. Si ce n'est le bruit de fond de la télé et le ronflement ponctuel de la chaudière lorsqu'elle relance sa flamme, tout y semble endormi. C'est un de ces dimanches d'hiver où la brume recouvre le jardin d'une ouate épaisse, impénétrable au son comme à la lumière.
- Malika, arrête !
Voilà trois fois que le chat vient lui miauler sous le nez, posant sans vergogne ses pattes sur l'album de stickers et les cahiers d'école. Lucille l'a repoussé d'une main un peu distraite, mais pas assez fermement sans doute puisque le chat est revenu à la charge presque aussitôt. La petite fille pose une main sur la tête du chat pour le plaisir d'en sentir la chaleur mâtinée de la fraîcheur humide de sa truffe, mais à l'évidence ce n'est pas ce que cherche la bestiole qui se met à pousser des miaulements dramatiques.
- Malika... Allez bouge !
Lucille comprend qu'elle n'en tirera rien d'autre que de l'obstination. Elle sait que lorsque le chat veut quelque chose, il l'obtient toujours. Travail d'usure des ses miaulements déchirants ou du grattement de ses griffes sur les portes.
- Tu veux sortir ? C'est ça ? Tu m'énerves, le chat !
Lucille s'est levée précautionneusement, tâchant tant bien que mal de conserver le savant désordre de son empilement de fardes colorées et d'autocollants encore inutilisés pour aller ouvrir la porte du jardin au chat.
Il fait soudain plus froid.
Le plaid du divan est aussitôt raflé et la gamine l'enroule autour d'elle comme un poncho. Un coup d'oeil à la fenêtre l'arrête soudain.
On y voit rien.
Rien de rien. Derrière la fenêtre de la cuisine, il n’y a plus de jardin. On dirait qu'un mur blanc, totalement opaque, vient de s’y matérialiser. La lumière est laiteuse, anémique et froide. Lucille a un instant d'hésitation. Ouvrir la porte lui semble soudain une idée fort mauvaise. Peut-être même dangereuse. Mais le chat qui sait qu'il s'est enfin fait comprendre redouble de miaulements plaintifs, se frottant tour à tour contre les jambes nues de la fillette et contre la porte elle-même, queue haut levée, manifestant haut et clair son impatience.
- Oui, Malika ! Ça va, ça va !
Lucille entrouvre la porte, quelques centimètres à peine, et le chat file en courant puis disparaît aussitôt, happé par le brouillard. Un brouillard comme la petite n'en a jamais vu.
Tout d’un coup, elle sait qu'elle avait raison de se méfier. Ce qui est tombé sur la maison, cette cloche impalpable de blanc, recèle un immense danger. C’est une absolue certitude. Quel danger ? Elle ne sait pas. Mais au fond de son ventre, la sensation de vide est bien là, creusant son trou, cherchant à l’aspirer de l’intérieur. Prise d'une subite panique, Lucille referme la porte immédiatement, mais il est trop tard. Cette chose est entrée... Elle l'a respirée, avalée, engloutie au fond d'elle. Quoi que ce soit, c'est maintenant à l'intérieur.
Et ça agit.
Lorsque l'enfant se rassied sur le tapis du salon, les stickers ont perdu une bonne partie de leur intérêt.
Dans les étages quelque chose a bougé. Des pas. Des pas qui se voudraient légers pour éviter les craquements du plancher, mais qui sont lourds néanmoins. Des pas dont Lucille connaît la destination. Ho, bien sûr qu'elle la connaît. Elle les a entendus bien souvent ces pas, comme elle a entendu bien souvent ce qui les suit très vite. Le craquement d'une porte. Il n'y a qu'une porte dans la maison qui craque de cette façon. La chambre de ma sœur... Déjà, elle sait ce qui va venir... Les murmures essoufflés, oppressés, à la limite de l'inaudible, quelqu'un discute, parlemente, supplie, quelqu'un quémande, s'excuse et oblige, alors le couinement d'un ressort, un sommier qui doit supporter plus qu'il n'est supportable. Des sanglots étouffés, enfoncés dans les plumes d'un oreiller. Lucille sait tellement tout cela.
Mais ce matin, c'est différend.
Ce matin, il y a le brouillard.
Entre les jambes croisées de la fillette, sur les fardes, sur les stickers, sur le désordre savamment géré s'écoule un flot de sang si foncé qu'il en est presque noir. Une flaque pas bien grande qui lui empoisse les cuisses et trempe le pantalon de son pyjama.
Lucille sent que le brouillard à l'intérieur d'elle est en train d'occulter toute lumière.
Son regard s'est étréci, ses yeux ont perdu toute mobilité.
Lucille sait que son tour est arrivé. Le rouge en est le signe.
#
Le docteur a expliqué à Maman que c'était tout à fait normal. Pas vraiment courant, en tout cas d'après ce que Lucille en avait compris, mais de plus en plus fréquent.
Il le lui a expliqué pendant que Lucille attendait de l'autre côté du couloir, dans la petite salle où un bac avec des jouets (de vrais jouets de bébé, des trucs pour morveux attardés !) était posé sur une table basse entre deux chaises, tout près d'un tas de magasines aussi vieux et écornés que les livres de la bibliothèque de l'école.
Il avait fallu manquer une demi-journée pour aller voir le toubib. Une demi-journée d'école pour Lucille et une demi-journée de travail pour maman, ce qui semblait beaucoup plus grave vu la mine fermée qu’elle avait eu dès le saut du lit.
Lucille n'avait pas trop aimé ça, mais vu la tête de maman, elle n'avait pas vraiment résisté. Elle savait très bien comment résister, elle était même presque sûre d'arriver à la faire changer d'avis... Il suffisait d'y passer suffisamment de temps, de pousser des cris suffisamment énervants, puis de pleurer beaucoup et les adultes finissaient presque toujours par céder. Mais cette fois, Lucille s'était laissé faire.
- On ne peut pas être réglée à neuf ans !
Son beau-père avait essayé de chuchoter. Mais il avait la voix aussi puissante que le klaxon de son camion, un trente tonnes, et Lucille n'avait pas pu faire autrement que de l'entendre.
Et puis le regard qu'il lui avait lancé en entrant dans le salon aurait suffi. Un regard qui chuchotait, lui aussi, qui murmurait des choses que Lucille avait déjà entendues bien trop souvent : des suppliques, des explications, des ordres larmoyants. Alors, elle avait décidé d'aller chez le docteur, sans rien dire.
D'ailleurs, depuis le dimanche matin, depuis que le brouillard était tombé sur la maison (et sur toute la ville semblait-il, mais ça, à ce moment-là, elle s'en foutait bien royalement), Lucille n'avait plus rien dit.
Jusque-là, personne n'avait daigné s'en apercevoir. Maman croyait sans doute (elle voulait croire en tout cas) que c'était cette histoire de règle qui l'avait traumatisée. Maman aimait beaucoup ce mot-là pour l'instant : trau-ma-ti-sée. Maman avait des passes comme ça où certains mots revenaient avec une régularité un peu énervante. Il y avait eu "communication" et "non-violence" pendant tout un temps. Puis "dynamique" qui l'avait beaucoup faire rire parce qu'elle avait entendu "dynamite" et que la "dynamite familiale" lui avait semblé extrêmement drôle.
Maintenant, c'était traumatisme.
Mais Lucille ne se sentait pas traumatisée. Pas du tout même. Les règles, ce n'était rien.
Le brouillard par contre...
Ce qu'il y avait dans le brouillard.
- Quelle purée ! Lucille ? Allez en voiture, ma puce !
Debout sur le pas de la porte, avec le docteur juste derrière elle, Lucille hésitait à sortir. Les nappes blanchâtres couraient juste au-dessus du sol, plus épaisses encore que la veille. On y voyait pas à trois mètres. La voiture de maman, une petite Clio blanche garée de l'autre côté de la rue, était à peine visible.
Bien sûr, elle savait qu'en courant, il ne lui aurait fallu qu'une poignée de secondes pour aller jusqu'à la voiture. Mais c'était déjà beaucoup trop. Qui était capable de dire ce qui pouvait se passer en une poignée de seconde ? Le brouillard pouvait aussi bien l'avaler et ne jamais la recracher. Ou bien des années plus tard. Comme cette fille... En Allemagne ? Ou en Autriche ? Lucille n'arrivait jamais à faire la différence. Une fille qui était restée enfermée dans une cave pendant presque toute sa vie ! Elle y était déjà depuis plusieurs années quand Lucille était née ! Qu’est-ce qu’elle avait bien pu faire pendant tout ce temps là ? Gratter les parois de la cave avec ses ongles, peut-être... Écrire son histoire dans le plâtras avec des doigts en sang, en s’usant les phalanges jusqu’à l’os, tremblante de froid et de douleur. Léchant ses mains jusque tard dans la nuit, tremblante de froid (un froid qui devait venir de l’intérieur) et de peur et d’une solitude plus grande que tout ce que Lucille pouvait imaginer.
Sauf que le brouillard faisait la même promesse.
- Lucille ! Qu'est-ce que tu fais ?
La voix de maman était montée d'un cran. Stade "je ne m'énerve pas encore, mais tu viens de dégoupiller la grenade..."
Lucille démarra tout d'un coup, comme si on l'avait poussée dans le dos, plongeant sur la route en courant éperdument, talonnée par une chose qu'elle ne voulait absolument pas voir.
- Attention !
La voix du docteur résonna comiquement dans les aigus, mais elle se perdit dans le crissement des freins d'une grosse voiture noire qui vint s'arrêter à deux doigts de maman.
Lucille ne s'arrêta pas pour autant. Sautant par la porte entrouverte, elle se recroquevilla sur le siège arrière de la Clio et referma aussi vite derrière elle. Maman criait encore. Lucille rabattit son capuchon sur sa tête et en resserra les cordons jusqu’à se sentir presque entièrement recouverte.
- Trau-ma-ti-sée, se dit-elle. Mais ça ne la fit pas sourire.
Le type dans la voiture noire ne sortit pas de son auto. Il attendit un peu, à l'intérieur, en jetant un regard à Lucille. Un regard si cruel qu'elle se rendit compte qu'elle serrait très fort les jambes pour éviter de...
de me pisser dessus !
Puis il embraya et repartit d'où il était venu.
du brouillard ! C'est de là qu'il vient, c'est là qu'il repart...
#
À l'école, évidemment, tout ne s'était vraiment passé facilement.
À la vérité, tout avait considérablement merdé comme aurait dit sa soeur. À commencer par son institutrice, Madame Boulet, qui l'avait regardée avec un air de plus en plus dégoûté au fur et à mesure que maman lui chuchotait des choses à l'oreille. En temps normal, une petite maladie lui aurait valu au minimum une caresse pour lui ébouriffer les cheveux (Lucille avait horreur de ça, mais bon...) Une maladie plus grave, un "mon pauvre petit chou" complètement désolé, peut-être même une petite larme au coin de l'oeil. Mais ça. Ça lui valut juste un "va à ta place !" un peu plus sec que d'habitude, puis plus un mot de la journée.
Après, il y avait eu les copines. Impossible de ne rien leur dire. Elles l'avaient empoisonné de questions pendant toute la première récréation. Vingt minutes de harcèlement. Elles aussi, elles savaient comment faire craquer n'importe qui. Seulement, à ce jeu-là, Lucille était plutôt fortiche. Elle n'avait rien dit, pas un mot, même pas ouvert la bouche pour crier quand Ludmilla lui avait flanqué un coup de sa règle métallique sur la main (genre "j'lai pas fais esprès m'dame, j'voulais attraper la mouche").
Mais il y avait eu Camille.
Avec Camille, Lucille savait que ce serait beaucoup plus compliqué. Camille était sa meilleure amie depuis plus de cinq ans. Une vraie de vraie de meilleure amie que rien ni personne n'avait jamais pu éloigner d'elle. Alors quand Camille lui avait demandé :
- C'est vrai ce qu'elle dit la boulette ?
La boulette était le nom donné par tous les élèves (et par la plupart des professeurs) à Mme Boulet.
Lucille n'avait pas pu se taire.
- Elle dit quoi ?
- Que t'as eu tes trucs.
- Ouais, j'ai eu. Mais c'est pas grave, le docteur a dit...
- Pas grave ! Camille avait presque crié, les yeux hors de la tête, Lucille ne l'avait jamais vue comme ça. Pas grave ! Tu rigoles ou quoi ? Ma soeur, elle a attendu ses quinze ans ! Tu parles que t'es à peine en avance !
- Ouais, mais c'est normal ! Le docteur...
- Putain ! Et ta mère, elle dit quoi ?
Lucille s'était sentie plus mal que jamais dans toute sa vie. Voir Camille la bouche ouverte, les yeux brillant, presqu'en train de hurler à tout venant, ça lui avait fait un drôle de déchirement à l'intérieur. Il lui avait semblé que...
Que le brouillard gagnait encore un peu de place...
- Elle dit rien ma mère ! De toute façon, elle dit jamais rien.
La sonnerie de fin de récréation lui avait semblé encore plus stridente que d'habitude. C'était bizarre comme le brouillard pouvait tordre les sons, étouffant certains pour mieux en aiguiser d'autres.
Dans les rangs, pour la première fois depuis longtemps, Lucille s'était mise tout au bout. Il y avait deux files, mais à côté d'elle personne. À ce moment-là, elle s’était souvenue de ce que ça faisait de se sentir... rien.
Ce n'est qu'en entrant dans le couloir qu'elle remarqua la voiture. Une voiture noire dont on ne voyait que l'allure générale, mais qu’elle reconnut sans hésiter une seule seconde. Elle garée à l'emplacement du car scolaire, juste devant la grille de l'école. Lucille ne pouvait pas voir à l'intérieur, mais tout d'un coup, elle eut la certitude qu'un homme dardait sur elle un regard cruel. Un regard si cruel qu'elle sentit quelques gouttes d'urine lui échapper cette fois.
#
En sortant de l'école, ce fut la première chose que Lucille chercha. La voiture. Partagée entre la crainte de la voir là, au même endroit, carrée sur ses pneus comme un fauve noir et chrome et l'espoir futile qu'elle n'y serait pas, que tout ça n'était que le résultat de... d'un traumatisme ?
C'est la crainte qui avait gagné.
Pourtant, Lucille y avait crû pendant une seconde. Lorsqu'elle avait pointé son nez à la porte, courbée sous le poids d'une mallette aussi lourde qu'elle, elle n'avait vu ni homme, ni voiture. Que du blanc. Pendant cette seconde-là, son cœur avait manqué un battement. Juste à cause de l’espoir...
Puis une nappe de brouillard s'était déchirée, comme le rideau d'un théâtre fantôme, et avait dévoilé l'engin. Il n'avait pas bougé.
Dans un recoin de son esprit, Lucille s'étonna un instant que personne ne semble y faire attention. Les parents, les élèves et les profs passaient à côté de la voiture sans lui accorder le moindre regard. Elle était pourtant garée au beau milieu d'un emplacement interdit. Il y en avait même qui semblait passer au travers. Mais c'était sûrement une illusion due au brouillard, non ?
Lucille chercha son amie du regard, fouillant la petite cour du préau à la grille, mais Camille était déjà partie. Lucille se sentit blessée. Elles avaient l'habitude de renter ensemble, Camille habitant pour ainsi dire sur le chemin de sa maison, mais visiblement son amie avait décidé de la laisser seule.
Seule et dans une merde noire. Enfin... Blanche.
Lucille ne pouvait pas passer devant la voiture. Elle n'en avait pas le courage. Rien qu'en la regardant, elle se sentait flageoler sur ses jambes.
- Je vais passer par le Fond Liguar
Lucille eut un nouveau frisson. Le Fond Liguar n'était qu'un sous-bois, un détour d'une quinzaine de minutes, vingt peut-être. Un chemin qu'elle connaissait depuis toute petite. Elle avait dû en faire la promenade un millier de fois avec maman et sa soeur. Avec papa aussi...
Mais depuis deux ou trois ans, c'était devenu un repère de jeunes en mal d'occupation. Des grands... Des types qui lui faisaient un peu peur.
Pas « un peu ». Ils me foutent une trouille de tous les diables.
Mais aussi peur qu’ils lui fassent, ce n’était rien au regard du sentiment que la voiture noire et son occupant faisaient naître en elle.
- Jamais, lui avait dit maman, jamais tu ne passes par là toute seule ! Tu m'entends, Lucille ?
- Oui, maman.
Oui, maman. Mais aujourd'hui, je n'ai pas le choix. C'est ça ou passer tout près de la voiture...
Lucille s'engouffra à nouveau dans le couloir derrière elle, traversant les bâtiments de l'école en courant pour en sortir par l'arrière, juste au bord des terrains de foot. De là, elle n'avait plus qu'à descendre le chemin des Messes pour arriver au-dessus du Fond Liguar.
Pas une fois, Lucille ne jeta un oeil derrière elle. De toute façon, elle n'y aurait rien vu : la voiture était restée de l'autre côté de l'école. Pourtant, lorsqu'elle entendit le puissant ronflement d'un moteur que l'on met en marche, la petite fille se mit à courir plus vite encore. Plus vite qu'elle n'aurait crû possible de le faire.
#
L'entrée du sous-bois, un sentier boueux encombré de branches tombées et de déchets hétéroclites, était noyée dans le blanc opaque. Lucille dut ralentir l'allure. Pas question de se jeter en courant là-dedans, c'était la chute assurée. Le petit chemin descendait abruptement vers le Fond Liguar en suivant un ruisselet, presque un égout à ciel ouvert, qui replongeait dans le sol au bout d'une centaine de mètres. À partir de là, il suffisait de remonter la pente jusqu'à la route, puis de suivre celle-ci jusqu'à la maison.
Lucille s'y engagea donc prudemment. Elle avait le sentiment, de plus en plus oppressant, de devenir aveugle. Le brouillard était une chose vivante, serpentant autour d'elle, tentant de l'envahir par les narines, la bouche et tous ces orifices dont Lucille aurait voulu ne jamais entendre parler.
Elle savait que plus bas se trouvaient ses arbres préférés. Trois chênes tortueux dont les troncs étaient si tordus, si entremêlés qu'ils avaient formé une sorte de plate-forme naturelle à un mètre du sol. C'est là qu'elle allait jouer avec papa avant que...
avant qu'il ne soit mort, tu peux le dire maintenant, non ?
Maman les prenait toujours en photo. Lucille adorait ça. Les photos faisaient ressortir des choses qu'on ne voyait pas autrement, des formes, des êtres fantastiques pris dans les fibres du bois, emprisonnés pour toujours, des gueules béantes, ouvertes sur des endroits sombres qui semblaient palpiter d'une vie...
Ça suffit !
Lucille sentit que sous ses pieds la déclivité du terrain s'amenuisait pour finir par disparaître tout à fait. Elle sut ainsi qu'elle était arrivée au fond de la cuvette. Les trois chênes devaient être là, tout près. Seulement, elle ne les voyait pas. Elle ne les devinait même pas, tout était voilé de blanc, impénétrable à son regard. Ses yeux avaient beau forcer, ils ne parvenaient plus à arrêter la vision sur quoi que ce soit. La petite fille eut soudain l'impression d'évoluer sur une immense page blanche qui n'aurait eu ni début ni fin.
Se retourner était parfaitement inutile, on n’y voyait pas mieux de ce côté là. Elle se retournait pourtant fréquemment, tentant vainement de vérifier que l'homme de la voiture ne l'avait pas suivie ici.
S'il l'avait fait... Rien ni personne dans le sous-bois ne pourrait l'aider. Rien ni personne ne l'entendrait hurler si...
C'est bon, Lucille ! On n’est pas au cinéma !
Mais cinéma ou pas, la voix de maman sonnait toujours à ses oreilles.
- Pas par le fond Liguar, Lucille ! Jamais sans un adulte ! Il y a du danger...
Lucille aurait pu en sourire si elle n’avait pas eu la bouche crispée en un rictus presque méchant. Le danger, il n’était pas dans les sous-bois, maman ! Le danger il est dans la maison, il y est tous les jours, même le dimanche matin !
Puis, sans l'avoir vu venir, Lucille se retrouva au milieu d'eux.
Cela commença par une chute, assez brutale pour lui couper le souffle. Son pied, pris dans une racine sans doute, qui se dérobe, qui lui semble tiré en arrière. Puis, très vite, le sol qui lui arrive dessus, son nez qui s'écrase à terre, son dos qui prend tout le poids de la mallette et son ventre qui lui donne l'impression de s'ouvrir en deux en chopant une pierre bien pointue qui se trouve là, comme faite exprès...
- Merde !
« Vraiment rien pour faire plaisir » aurait dit son père quand il était...
Lucille ne les vit qu'en essayant de se relever. D'abord, elle ne sut pas ce qu'elle voyait. Ses yeux étaient brouillés de larmes et puis... il faisait si blanc. Ce furent les rires qui l'alarmèrent. Des rires gras, des rires de brutes... Exactement ce qu'elle avait toujours imaginé dans la bouche de types qui allaient vous faire mal.
- S'k'elle nous fait, celle-ci ?
- S'est paumée, la pisseuse ? Cherche le loup ?
Une main s'était refermée sur la poignée de sa mallette et la soulevait de terre comme un sac de patates, jambes et bras pendants dans le vide, souffle coupé par la fermeture éclair de son manteau qui lui était remontée juste sous la gorge. Lucille ne se débattait que faiblement, consciente qu'il ne servait à rien d'utiliser la force contre ces types. Au contraire, ça ne pourrait qu'exciter leur haine.
Leur haine ?
La petite eut un nouveau hoquet, sa gorge se serrant et se desserrant spasmodiquement pour laisser passer un filet d'air trop maigre.
Puis le sol arriva à nouveau, bien trop vite pour qu’elle puisse protéger son visage. La pierre lui meurtrit le menton, faisant claquer ses dents si fort qu’elle craignit d’en avoir perdu une. Lucille sentit un peu de sang lui couler dans la gorge et sa langue lui parût avoir doublé de volume.
Sans avoir l’air de bouger, comme on ferait avec un chien méchant, Lucille jeta un œil.
Ils étaient trois. Elle les sentait plus que de les voir. Ils rôdaient autour d'elle, laissée en plan sur le sol. Ils lui tournaient autour, la rejetant par terre d'une bourrade à chaque fois qu'elle voulait se relever, riant, se léchant les babines, gourmands déjà de ce qui allait suivre. Ils continuaient à lui parler, sans qu'elle comprenne plus d'un mot sur trois. La vulgarité suintait de leurs propos autant que de leur attitude.
Une meute ! C'est une meute... ils attendent le feu vert du chef...
- 'lors la pisseuse ? n'est v'nue chercher des émotions fortes ?
- Non... Je
Lucille ne trouvait pas de mots. Tout son esprit était blanc, laiteux, plein de brouillard. Dedans comme dehors. Impossible de s'en dépêtrer.
Maman... Maman m'avait dit...
Son dos était plus léger. Sa mallette avait été rejetée plus loin (mais quand ?). Elle s'était adossée à un arbre, son arbre préféré. Son arbre qui allait assister à...
Lucille ne savait pas vraiment ce qui allait se passer. Juste que ça allait ressembler aux bruits qu'elle entendait parfois dans la chambre de sa soeur lorsque des pas trop lourds écrasaient le plancher. Elle allait crier, sûrement, mais personne n'entendrait. Personne n'entendait jamais. À la maison pas plus qu'ici.
L'un des trois types la regardait maintenant d'un oeil différent. Un oeil qu'elle ne connaissait pas, un peu égaré, déjà ailleurs, déjà noyé dans les embruns sales, dans les relents d'égouts, dans...
Le brouillard. C'est le brouillard...
Et le corps du type (si lourd !) se vautra sur elle, se tortillant déjà comme le ver immonde sur un cadavre. Lucille se sentit partir. Elle sentit que son esprit s’éloignait, qu’il avait décidé de quitter le sous-bois pour d’autres rivages... Pour la mer... La petite fille n’était presque plus là, déjà. Elle sentait les premiers grains de sable sous ses pieds nus, la chaleur du soleil sur sa nuque...
- Tu peux m’appeler, petite !
D'où venait la voix ? Lucille aurait juré qu'aucun des trois n'avait prononcé ces mots-là. Il n'y avait personne d'autre... Mais la voix avait été si claire !
Lucille aurait voulu appeler. Elle ne voulait que cela. Mais coincée maintenant sous le poids de ce corps gras, blessée par les racines, les pierres, la poigne féroce de celui qui lui maintenait les bras au sol, elle en était réduite à pousser de petits gémissements plaintifs, sans force, inutiles.
- Il est encore temps, tu peux m’appeler... vite !
Vite, il lui fallait faire vite. Dans une minute, il serait trop tard. Le loup sur elle aurait atteint son but, l'aurait détruite, avalée, ravalée au rang d'objet. Lucille sentait sa mâchoire se refermer, elle sentait l'haleine immonde de la gueule juste sous son nez, elle sentait une main arracher des vêtements, fouiller entre ses genoux, remonter vers son sexe, les ongles ébréchés, blessant, égratignant puis lacérant. Des pattes griffues qui allaient la déchirer.
Alors, elle appela.
Elle appela avec une puissance qu'elle ne se connaissait pas. Son cri déchira l'emplâtre blanc qui les enveloppait, se répercutant sur les arbres, les buissons, remontant le chemin, fusant sur la route. Lucille ne criait pas que pour elle. Elle criait pour sa soeur, pour sa mère, elle criait pour toutes celles qui suffoquaient sous les poids lourds d'hommes, de loups, des toutes les bêtes féroces tapies dans tous les brouillards du monde. Elle hurla jusqu'à se déchirer la gorge, jusqu'à se briser les cordes vocales, jusqu'à la douleur, jusqu'au silence.
Un silence blanc.
#
Quand Lucille reprit conscience, le brouillard était levé.
Trois corps gisaient, disloqués, autour d'elle. Elle voulut commander à ses yeux, s'obliger à ne pas regarder, mais une fraction de seconde suffit. Et elle vit.
Du sang.
Des ventres ouverts sur des choses aux reflets bleus, entourés de nuées de mouches. Un oiseau picorant un étrange fruit qui avait un regard. Des traînées rouges. Des flaques poisseuses. Des feuilles et des herbes et des brindilles collant aux plaies béantes.
Lucille referma les yeux, le plus fort possible. Mais elle savait que rien ne pouvait disparaître. Elle savait que ce qui avait été fait ne pouvait être défait.
Elle savait qu'en rentrant à la maison, il y aurait des flashs bleus, des hommes en uniformes qui s’introduiraient partout, qu'il y aurait des questions auxquelles elle ne pourrait répondre. Qu'il y aurait du sang, là aussi !
Elle savait que le rouge était mis.
Le chasseur était sorti.
La chasse était ouverte.
La maison est d'un calme total. Si ce n'est le bruit de fond de la télé et le ronflement ponctuel de la chaudière lorsqu'elle relance sa flamme, tout y semble endormi. C'est un de ces dimanches d'hiver où la brume recouvre le jardin d'une ouate épaisse, impénétrable au son comme à la lumière.
- Malika, arrête !
Voilà trois fois que le chat vient lui miauler sous le nez, posant sans vergogne ses pattes sur l'album de stickers et les cahiers d'école. Lucille l'a repoussé d'une main un peu distraite, mais pas assez fermement sans doute puisque le chat est revenu à la charge presque aussitôt. La petite fille pose une main sur la tête du chat pour le plaisir d'en sentir la chaleur mâtinée de la fraîcheur humide de sa truffe, mais à l'évidence ce n'est pas ce que cherche la bestiole qui se met à pousser des miaulements dramatiques.
- Malika... Allez bouge !
Lucille comprend qu'elle n'en tirera rien d'autre que de l'obstination. Elle sait que lorsque le chat veut quelque chose, il l'obtient toujours. Travail d'usure des ses miaulements déchirants ou du grattement de ses griffes sur les portes.
- Tu veux sortir ? C'est ça ? Tu m'énerves, le chat !
Lucille s'est levée précautionneusement, tâchant tant bien que mal de conserver le savant désordre de son empilement de fardes colorées et d'autocollants encore inutilisés pour aller ouvrir la porte du jardin au chat.
Il fait soudain plus froid.
Le plaid du divan est aussitôt raflé et la gamine l'enroule autour d'elle comme un poncho. Un coup d'oeil à la fenêtre l'arrête soudain.
On y voit rien.
Rien de rien. Derrière la fenêtre de la cuisine, il n’y a plus de jardin. On dirait qu'un mur blanc, totalement opaque, vient de s’y matérialiser. La lumière est laiteuse, anémique et froide. Lucille a un instant d'hésitation. Ouvrir la porte lui semble soudain une idée fort mauvaise. Peut-être même dangereuse. Mais le chat qui sait qu'il s'est enfin fait comprendre redouble de miaulements plaintifs, se frottant tour à tour contre les jambes nues de la fillette et contre la porte elle-même, queue haut levée, manifestant haut et clair son impatience.
- Oui, Malika ! Ça va, ça va !
Lucille entrouvre la porte, quelques centimètres à peine, et le chat file en courant puis disparaît aussitôt, happé par le brouillard. Un brouillard comme la petite n'en a jamais vu.
Tout d’un coup, elle sait qu'elle avait raison de se méfier. Ce qui est tombé sur la maison, cette cloche impalpable de blanc, recèle un immense danger. C’est une absolue certitude. Quel danger ? Elle ne sait pas. Mais au fond de son ventre, la sensation de vide est bien là, creusant son trou, cherchant à l’aspirer de l’intérieur. Prise d'une subite panique, Lucille referme la porte immédiatement, mais il est trop tard. Cette chose est entrée... Elle l'a respirée, avalée, engloutie au fond d'elle. Quoi que ce soit, c'est maintenant à l'intérieur.
Et ça agit.
Lorsque l'enfant se rassied sur le tapis du salon, les stickers ont perdu une bonne partie de leur intérêt.
Dans les étages quelque chose a bougé. Des pas. Des pas qui se voudraient légers pour éviter les craquements du plancher, mais qui sont lourds néanmoins. Des pas dont Lucille connaît la destination. Ho, bien sûr qu'elle la connaît. Elle les a entendus bien souvent ces pas, comme elle a entendu bien souvent ce qui les suit très vite. Le craquement d'une porte. Il n'y a qu'une porte dans la maison qui craque de cette façon. La chambre de ma sœur... Déjà, elle sait ce qui va venir... Les murmures essoufflés, oppressés, à la limite de l'inaudible, quelqu'un discute, parlemente, supplie, quelqu'un quémande, s'excuse et oblige, alors le couinement d'un ressort, un sommier qui doit supporter plus qu'il n'est supportable. Des sanglots étouffés, enfoncés dans les plumes d'un oreiller. Lucille sait tellement tout cela.
Mais ce matin, c'est différend.
Ce matin, il y a le brouillard.
Entre les jambes croisées de la fillette, sur les fardes, sur les stickers, sur le désordre savamment géré s'écoule un flot de sang si foncé qu'il en est presque noir. Une flaque pas bien grande qui lui empoisse les cuisses et trempe le pantalon de son pyjama.
Lucille sent que le brouillard à l'intérieur d'elle est en train d'occulter toute lumière.
Son regard s'est étréci, ses yeux ont perdu toute mobilité.
Lucille sait que son tour est arrivé. Le rouge en est le signe.
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Le docteur a expliqué à Maman que c'était tout à fait normal. Pas vraiment courant, en tout cas d'après ce que Lucille en avait compris, mais de plus en plus fréquent.
Il le lui a expliqué pendant que Lucille attendait de l'autre côté du couloir, dans la petite salle où un bac avec des jouets (de vrais jouets de bébé, des trucs pour morveux attardés !) était posé sur une table basse entre deux chaises, tout près d'un tas de magasines aussi vieux et écornés que les livres de la bibliothèque de l'école.
Il avait fallu manquer une demi-journée pour aller voir le toubib. Une demi-journée d'école pour Lucille et une demi-journée de travail pour maman, ce qui semblait beaucoup plus grave vu la mine fermée qu’elle avait eu dès le saut du lit.
Lucille n'avait pas trop aimé ça, mais vu la tête de maman, elle n'avait pas vraiment résisté. Elle savait très bien comment résister, elle était même presque sûre d'arriver à la faire changer d'avis... Il suffisait d'y passer suffisamment de temps, de pousser des cris suffisamment énervants, puis de pleurer beaucoup et les adultes finissaient presque toujours par céder. Mais cette fois, Lucille s'était laissé faire.
- On ne peut pas être réglée à neuf ans !
Son beau-père avait essayé de chuchoter. Mais il avait la voix aussi puissante que le klaxon de son camion, un trente tonnes, et Lucille n'avait pas pu faire autrement que de l'entendre.
Et puis le regard qu'il lui avait lancé en entrant dans le salon aurait suffi. Un regard qui chuchotait, lui aussi, qui murmurait des choses que Lucille avait déjà entendues bien trop souvent : des suppliques, des explications, des ordres larmoyants. Alors, elle avait décidé d'aller chez le docteur, sans rien dire.
D'ailleurs, depuis le dimanche matin, depuis que le brouillard était tombé sur la maison (et sur toute la ville semblait-il, mais ça, à ce moment-là, elle s'en foutait bien royalement), Lucille n'avait plus rien dit.
Jusque-là, personne n'avait daigné s'en apercevoir. Maman croyait sans doute (elle voulait croire en tout cas) que c'était cette histoire de règle qui l'avait traumatisée. Maman aimait beaucoup ce mot-là pour l'instant : trau-ma-ti-sée. Maman avait des passes comme ça où certains mots revenaient avec une régularité un peu énervante. Il y avait eu "communication" et "non-violence" pendant tout un temps. Puis "dynamique" qui l'avait beaucoup faire rire parce qu'elle avait entendu "dynamite" et que la "dynamite familiale" lui avait semblé extrêmement drôle.
Maintenant, c'était traumatisme.
Mais Lucille ne se sentait pas traumatisée. Pas du tout même. Les règles, ce n'était rien.
Le brouillard par contre...
Ce qu'il y avait dans le brouillard.
- Quelle purée ! Lucille ? Allez en voiture, ma puce !
Debout sur le pas de la porte, avec le docteur juste derrière elle, Lucille hésitait à sortir. Les nappes blanchâtres couraient juste au-dessus du sol, plus épaisses encore que la veille. On y voyait pas à trois mètres. La voiture de maman, une petite Clio blanche garée de l'autre côté de la rue, était à peine visible.
Bien sûr, elle savait qu'en courant, il ne lui aurait fallu qu'une poignée de secondes pour aller jusqu'à la voiture. Mais c'était déjà beaucoup trop. Qui était capable de dire ce qui pouvait se passer en une poignée de seconde ? Le brouillard pouvait aussi bien l'avaler et ne jamais la recracher. Ou bien des années plus tard. Comme cette fille... En Allemagne ? Ou en Autriche ? Lucille n'arrivait jamais à faire la différence. Une fille qui était restée enfermée dans une cave pendant presque toute sa vie ! Elle y était déjà depuis plusieurs années quand Lucille était née ! Qu’est-ce qu’elle avait bien pu faire pendant tout ce temps là ? Gratter les parois de la cave avec ses ongles, peut-être... Écrire son histoire dans le plâtras avec des doigts en sang, en s’usant les phalanges jusqu’à l’os, tremblante de froid et de douleur. Léchant ses mains jusque tard dans la nuit, tremblante de froid (un froid qui devait venir de l’intérieur) et de peur et d’une solitude plus grande que tout ce que Lucille pouvait imaginer.
Sauf que le brouillard faisait la même promesse.
- Lucille ! Qu'est-ce que tu fais ?
La voix de maman était montée d'un cran. Stade "je ne m'énerve pas encore, mais tu viens de dégoupiller la grenade..."
Lucille démarra tout d'un coup, comme si on l'avait poussée dans le dos, plongeant sur la route en courant éperdument, talonnée par une chose qu'elle ne voulait absolument pas voir.
- Attention !
La voix du docteur résonna comiquement dans les aigus, mais elle se perdit dans le crissement des freins d'une grosse voiture noire qui vint s'arrêter à deux doigts de maman.
Lucille ne s'arrêta pas pour autant. Sautant par la porte entrouverte, elle se recroquevilla sur le siège arrière de la Clio et referma aussi vite derrière elle. Maman criait encore. Lucille rabattit son capuchon sur sa tête et en resserra les cordons jusqu’à se sentir presque entièrement recouverte.
- Trau-ma-ti-sée, se dit-elle. Mais ça ne la fit pas sourire.
Le type dans la voiture noire ne sortit pas de son auto. Il attendit un peu, à l'intérieur, en jetant un regard à Lucille. Un regard si cruel qu'elle se rendit compte qu'elle serrait très fort les jambes pour éviter de...
de me pisser dessus !
Puis il embraya et repartit d'où il était venu.
du brouillard ! C'est de là qu'il vient, c'est là qu'il repart...
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À l'école, évidemment, tout ne s'était vraiment passé facilement.
À la vérité, tout avait considérablement merdé comme aurait dit sa soeur. À commencer par son institutrice, Madame Boulet, qui l'avait regardée avec un air de plus en plus dégoûté au fur et à mesure que maman lui chuchotait des choses à l'oreille. En temps normal, une petite maladie lui aurait valu au minimum une caresse pour lui ébouriffer les cheveux (Lucille avait horreur de ça, mais bon...) Une maladie plus grave, un "mon pauvre petit chou" complètement désolé, peut-être même une petite larme au coin de l'oeil. Mais ça. Ça lui valut juste un "va à ta place !" un peu plus sec que d'habitude, puis plus un mot de la journée.
Après, il y avait eu les copines. Impossible de ne rien leur dire. Elles l'avaient empoisonné de questions pendant toute la première récréation. Vingt minutes de harcèlement. Elles aussi, elles savaient comment faire craquer n'importe qui. Seulement, à ce jeu-là, Lucille était plutôt fortiche. Elle n'avait rien dit, pas un mot, même pas ouvert la bouche pour crier quand Ludmilla lui avait flanqué un coup de sa règle métallique sur la main (genre "j'lai pas fais esprès m'dame, j'voulais attraper la mouche").
Mais il y avait eu Camille.
Avec Camille, Lucille savait que ce serait beaucoup plus compliqué. Camille était sa meilleure amie depuis plus de cinq ans. Une vraie de vraie de meilleure amie que rien ni personne n'avait jamais pu éloigner d'elle. Alors quand Camille lui avait demandé :
- C'est vrai ce qu'elle dit la boulette ?
La boulette était le nom donné par tous les élèves (et par la plupart des professeurs) à Mme Boulet.
Lucille n'avait pas pu se taire.
- Elle dit quoi ?
- Que t'as eu tes trucs.
- Ouais, j'ai eu. Mais c'est pas grave, le docteur a dit...
- Pas grave ! Camille avait presque crié, les yeux hors de la tête, Lucille ne l'avait jamais vue comme ça. Pas grave ! Tu rigoles ou quoi ? Ma soeur, elle a attendu ses quinze ans ! Tu parles que t'es à peine en avance !
- Ouais, mais c'est normal ! Le docteur...
- Putain ! Et ta mère, elle dit quoi ?
Lucille s'était sentie plus mal que jamais dans toute sa vie. Voir Camille la bouche ouverte, les yeux brillant, presqu'en train de hurler à tout venant, ça lui avait fait un drôle de déchirement à l'intérieur. Il lui avait semblé que...
Que le brouillard gagnait encore un peu de place...
- Elle dit rien ma mère ! De toute façon, elle dit jamais rien.
La sonnerie de fin de récréation lui avait semblé encore plus stridente que d'habitude. C'était bizarre comme le brouillard pouvait tordre les sons, étouffant certains pour mieux en aiguiser d'autres.
Dans les rangs, pour la première fois depuis longtemps, Lucille s'était mise tout au bout. Il y avait deux files, mais à côté d'elle personne. À ce moment-là, elle s’était souvenue de ce que ça faisait de se sentir... rien.
Ce n'est qu'en entrant dans le couloir qu'elle remarqua la voiture. Une voiture noire dont on ne voyait que l'allure générale, mais qu’elle reconnut sans hésiter une seule seconde. Elle garée à l'emplacement du car scolaire, juste devant la grille de l'école. Lucille ne pouvait pas voir à l'intérieur, mais tout d'un coup, elle eut la certitude qu'un homme dardait sur elle un regard cruel. Un regard si cruel qu'elle sentit quelques gouttes d'urine lui échapper cette fois.
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En sortant de l'école, ce fut la première chose que Lucille chercha. La voiture. Partagée entre la crainte de la voir là, au même endroit, carrée sur ses pneus comme un fauve noir et chrome et l'espoir futile qu'elle n'y serait pas, que tout ça n'était que le résultat de... d'un traumatisme ?
C'est la crainte qui avait gagné.
Pourtant, Lucille y avait crû pendant une seconde. Lorsqu'elle avait pointé son nez à la porte, courbée sous le poids d'une mallette aussi lourde qu'elle, elle n'avait vu ni homme, ni voiture. Que du blanc. Pendant cette seconde-là, son cœur avait manqué un battement. Juste à cause de l’espoir...
Puis une nappe de brouillard s'était déchirée, comme le rideau d'un théâtre fantôme, et avait dévoilé l'engin. Il n'avait pas bougé.
Dans un recoin de son esprit, Lucille s'étonna un instant que personne ne semble y faire attention. Les parents, les élèves et les profs passaient à côté de la voiture sans lui accorder le moindre regard. Elle était pourtant garée au beau milieu d'un emplacement interdit. Il y en avait même qui semblait passer au travers. Mais c'était sûrement une illusion due au brouillard, non ?
Lucille chercha son amie du regard, fouillant la petite cour du préau à la grille, mais Camille était déjà partie. Lucille se sentit blessée. Elles avaient l'habitude de renter ensemble, Camille habitant pour ainsi dire sur le chemin de sa maison, mais visiblement son amie avait décidé de la laisser seule.
Seule et dans une merde noire. Enfin... Blanche.
Lucille ne pouvait pas passer devant la voiture. Elle n'en avait pas le courage. Rien qu'en la regardant, elle se sentait flageoler sur ses jambes.
- Je vais passer par le Fond Liguar
Lucille eut un nouveau frisson. Le Fond Liguar n'était qu'un sous-bois, un détour d'une quinzaine de minutes, vingt peut-être. Un chemin qu'elle connaissait depuis toute petite. Elle avait dû en faire la promenade un millier de fois avec maman et sa soeur. Avec papa aussi...
Mais depuis deux ou trois ans, c'était devenu un repère de jeunes en mal d'occupation. Des grands... Des types qui lui faisaient un peu peur.
Pas « un peu ». Ils me foutent une trouille de tous les diables.
Mais aussi peur qu’ils lui fassent, ce n’était rien au regard du sentiment que la voiture noire et son occupant faisaient naître en elle.
- Jamais, lui avait dit maman, jamais tu ne passes par là toute seule ! Tu m'entends, Lucille ?
- Oui, maman.
Oui, maman. Mais aujourd'hui, je n'ai pas le choix. C'est ça ou passer tout près de la voiture...
Lucille s'engouffra à nouveau dans le couloir derrière elle, traversant les bâtiments de l'école en courant pour en sortir par l'arrière, juste au bord des terrains de foot. De là, elle n'avait plus qu'à descendre le chemin des Messes pour arriver au-dessus du Fond Liguar.
Pas une fois, Lucille ne jeta un oeil derrière elle. De toute façon, elle n'y aurait rien vu : la voiture était restée de l'autre côté de l'école. Pourtant, lorsqu'elle entendit le puissant ronflement d'un moteur que l'on met en marche, la petite fille se mit à courir plus vite encore. Plus vite qu'elle n'aurait crû possible de le faire.
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L'entrée du sous-bois, un sentier boueux encombré de branches tombées et de déchets hétéroclites, était noyée dans le blanc opaque. Lucille dut ralentir l'allure. Pas question de se jeter en courant là-dedans, c'était la chute assurée. Le petit chemin descendait abruptement vers le Fond Liguar en suivant un ruisselet, presque un égout à ciel ouvert, qui replongeait dans le sol au bout d'une centaine de mètres. À partir de là, il suffisait de remonter la pente jusqu'à la route, puis de suivre celle-ci jusqu'à la maison.
Lucille s'y engagea donc prudemment. Elle avait le sentiment, de plus en plus oppressant, de devenir aveugle. Le brouillard était une chose vivante, serpentant autour d'elle, tentant de l'envahir par les narines, la bouche et tous ces orifices dont Lucille aurait voulu ne jamais entendre parler.
Elle savait que plus bas se trouvaient ses arbres préférés. Trois chênes tortueux dont les troncs étaient si tordus, si entremêlés qu'ils avaient formé une sorte de plate-forme naturelle à un mètre du sol. C'est là qu'elle allait jouer avec papa avant que...
avant qu'il ne soit mort, tu peux le dire maintenant, non ?
Maman les prenait toujours en photo. Lucille adorait ça. Les photos faisaient ressortir des choses qu'on ne voyait pas autrement, des formes, des êtres fantastiques pris dans les fibres du bois, emprisonnés pour toujours, des gueules béantes, ouvertes sur des endroits sombres qui semblaient palpiter d'une vie...
Ça suffit !
Lucille sentit que sous ses pieds la déclivité du terrain s'amenuisait pour finir par disparaître tout à fait. Elle sut ainsi qu'elle était arrivée au fond de la cuvette. Les trois chênes devaient être là, tout près. Seulement, elle ne les voyait pas. Elle ne les devinait même pas, tout était voilé de blanc, impénétrable à son regard. Ses yeux avaient beau forcer, ils ne parvenaient plus à arrêter la vision sur quoi que ce soit. La petite fille eut soudain l'impression d'évoluer sur une immense page blanche qui n'aurait eu ni début ni fin.
Se retourner était parfaitement inutile, on n’y voyait pas mieux de ce côté là. Elle se retournait pourtant fréquemment, tentant vainement de vérifier que l'homme de la voiture ne l'avait pas suivie ici.
S'il l'avait fait... Rien ni personne dans le sous-bois ne pourrait l'aider. Rien ni personne ne l'entendrait hurler si...
C'est bon, Lucille ! On n’est pas au cinéma !
Mais cinéma ou pas, la voix de maman sonnait toujours à ses oreilles.
- Pas par le fond Liguar, Lucille ! Jamais sans un adulte ! Il y a du danger...
Lucille aurait pu en sourire si elle n’avait pas eu la bouche crispée en un rictus presque méchant. Le danger, il n’était pas dans les sous-bois, maman ! Le danger il est dans la maison, il y est tous les jours, même le dimanche matin !
Puis, sans l'avoir vu venir, Lucille se retrouva au milieu d'eux.
Cela commença par une chute, assez brutale pour lui couper le souffle. Son pied, pris dans une racine sans doute, qui se dérobe, qui lui semble tiré en arrière. Puis, très vite, le sol qui lui arrive dessus, son nez qui s'écrase à terre, son dos qui prend tout le poids de la mallette et son ventre qui lui donne l'impression de s'ouvrir en deux en chopant une pierre bien pointue qui se trouve là, comme faite exprès...
- Merde !
« Vraiment rien pour faire plaisir » aurait dit son père quand il était...
Lucille ne les vit qu'en essayant de se relever. D'abord, elle ne sut pas ce qu'elle voyait. Ses yeux étaient brouillés de larmes et puis... il faisait si blanc. Ce furent les rires qui l'alarmèrent. Des rires gras, des rires de brutes... Exactement ce qu'elle avait toujours imaginé dans la bouche de types qui allaient vous faire mal.
- S'k'elle nous fait, celle-ci ?
- S'est paumée, la pisseuse ? Cherche le loup ?
Une main s'était refermée sur la poignée de sa mallette et la soulevait de terre comme un sac de patates, jambes et bras pendants dans le vide, souffle coupé par la fermeture éclair de son manteau qui lui était remontée juste sous la gorge. Lucille ne se débattait que faiblement, consciente qu'il ne servait à rien d'utiliser la force contre ces types. Au contraire, ça ne pourrait qu'exciter leur haine.
Leur haine ?
La petite eut un nouveau hoquet, sa gorge se serrant et se desserrant spasmodiquement pour laisser passer un filet d'air trop maigre.
Puis le sol arriva à nouveau, bien trop vite pour qu’elle puisse protéger son visage. La pierre lui meurtrit le menton, faisant claquer ses dents si fort qu’elle craignit d’en avoir perdu une. Lucille sentit un peu de sang lui couler dans la gorge et sa langue lui parût avoir doublé de volume.
Sans avoir l’air de bouger, comme on ferait avec un chien méchant, Lucille jeta un œil.
Ils étaient trois. Elle les sentait plus que de les voir. Ils rôdaient autour d'elle, laissée en plan sur le sol. Ils lui tournaient autour, la rejetant par terre d'une bourrade à chaque fois qu'elle voulait se relever, riant, se léchant les babines, gourmands déjà de ce qui allait suivre. Ils continuaient à lui parler, sans qu'elle comprenne plus d'un mot sur trois. La vulgarité suintait de leurs propos autant que de leur attitude.
Une meute ! C'est une meute... ils attendent le feu vert du chef...
- 'lors la pisseuse ? n'est v'nue chercher des émotions fortes ?
- Non... Je
Lucille ne trouvait pas de mots. Tout son esprit était blanc, laiteux, plein de brouillard. Dedans comme dehors. Impossible de s'en dépêtrer.
Maman... Maman m'avait dit...
Son dos était plus léger. Sa mallette avait été rejetée plus loin (mais quand ?). Elle s'était adossée à un arbre, son arbre préféré. Son arbre qui allait assister à...
Lucille ne savait pas vraiment ce qui allait se passer. Juste que ça allait ressembler aux bruits qu'elle entendait parfois dans la chambre de sa soeur lorsque des pas trop lourds écrasaient le plancher. Elle allait crier, sûrement, mais personne n'entendrait. Personne n'entendait jamais. À la maison pas plus qu'ici.
L'un des trois types la regardait maintenant d'un oeil différent. Un oeil qu'elle ne connaissait pas, un peu égaré, déjà ailleurs, déjà noyé dans les embruns sales, dans les relents d'égouts, dans...
Le brouillard. C'est le brouillard...
Et le corps du type (si lourd !) se vautra sur elle, se tortillant déjà comme le ver immonde sur un cadavre. Lucille se sentit partir. Elle sentit que son esprit s’éloignait, qu’il avait décidé de quitter le sous-bois pour d’autres rivages... Pour la mer... La petite fille n’était presque plus là, déjà. Elle sentait les premiers grains de sable sous ses pieds nus, la chaleur du soleil sur sa nuque...
- Tu peux m’appeler, petite !
D'où venait la voix ? Lucille aurait juré qu'aucun des trois n'avait prononcé ces mots-là. Il n'y avait personne d'autre... Mais la voix avait été si claire !
Lucille aurait voulu appeler. Elle ne voulait que cela. Mais coincée maintenant sous le poids de ce corps gras, blessée par les racines, les pierres, la poigne féroce de celui qui lui maintenait les bras au sol, elle en était réduite à pousser de petits gémissements plaintifs, sans force, inutiles.
- Il est encore temps, tu peux m’appeler... vite !
Vite, il lui fallait faire vite. Dans une minute, il serait trop tard. Le loup sur elle aurait atteint son but, l'aurait détruite, avalée, ravalée au rang d'objet. Lucille sentait sa mâchoire se refermer, elle sentait l'haleine immonde de la gueule juste sous son nez, elle sentait une main arracher des vêtements, fouiller entre ses genoux, remonter vers son sexe, les ongles ébréchés, blessant, égratignant puis lacérant. Des pattes griffues qui allaient la déchirer.
Alors, elle appela.
Elle appela avec une puissance qu'elle ne se connaissait pas. Son cri déchira l'emplâtre blanc qui les enveloppait, se répercutant sur les arbres, les buissons, remontant le chemin, fusant sur la route. Lucille ne criait pas que pour elle. Elle criait pour sa soeur, pour sa mère, elle criait pour toutes celles qui suffoquaient sous les poids lourds d'hommes, de loups, des toutes les bêtes féroces tapies dans tous les brouillards du monde. Elle hurla jusqu'à se déchirer la gorge, jusqu'à se briser les cordes vocales, jusqu'à la douleur, jusqu'au silence.
Un silence blanc.
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Quand Lucille reprit conscience, le brouillard était levé.
Trois corps gisaient, disloqués, autour d'elle. Elle voulut commander à ses yeux, s'obliger à ne pas regarder, mais une fraction de seconde suffit. Et elle vit.
Du sang.
Des ventres ouverts sur des choses aux reflets bleus, entourés de nuées de mouches. Un oiseau picorant un étrange fruit qui avait un regard. Des traînées rouges. Des flaques poisseuses. Des feuilles et des herbes et des brindilles collant aux plaies béantes.
Lucille referma les yeux, le plus fort possible. Mais elle savait que rien ne pouvait disparaître. Elle savait que ce qui avait été fait ne pouvait être défait.
Elle savait qu'en rentrant à la maison, il y aurait des flashs bleus, des hommes en uniformes qui s’introduiraient partout, qu'il y aurait des questions auxquelles elle ne pourrait répondre. Qu'il y aurait du sang, là aussi !
Elle savait que le rouge était mis.
Le chasseur était sorti.
La chasse était ouverte.