Le prix de la vie

Toute histoire commence un jour, quelque part. César, la fleur de l’âge, se retrouve embarqué dans un loft à Bonamoussadi, un beau quartier de la ville de Douala le jour de la Toussaint. Pour l’anniversaire de Mirabelle, une quarantenaire aux accoutrements extravagants dont l’orientation sexuelle demeure un mystère et qui joue à être une amie de Jessica, la fiancée de César.
César, toujours bien coiffé et la barbe tracée en cerceau, a, pour l’occasion, mis une de ses chemises Afritude, un pantalon Jeans et des mocassins en daim noir. Charmante comme toujours, Jessica, la prunelle de ses yeux, fille douce et serviable aux courbes fines malgré sa condition, qui avait passé la journée à aider Mirabelle dans les préparatifs, l’avait accueilli les yeux pétillants d’amour.
Jessica, n’avait lésiné sur aucun effort pour rendre l’endroit convivial. Elle avait pris soin de le décorer sous le thème « nature et exotisme », des aspects révélateurs sur la personnalité aventurière de l’hôte.

Plus tard dans la soirée, alors que la fête battait son plein, César enchaîna verre sur verre de rhum et brancha toutes les filles de la soirée. Jessica lui fit la demande de ralentir sur l’alcool. « Vas-y ! Tu n’es pas ma mère », lui rétorqua-t-il. Il piqua une crise et alla danser avec deux filles torrides sur la piste. Il faut dire que César a toujours eu le don de se mettre le monde entier à dos pour s’en sortir dans la vie. Jessica ne le supportant pas, s’ouvrit à Mirabelle :
- Mirabelle, je ne sais plus quoi faire !
- Ma chérie, je t’ai toujours dit qu’il ne te mérite pas. Depuis des mois, je te dis, méfie-toi de lui. Tu l’as déjà trop supporté durant toutes ces années. Ce mec t’a fait interner, il te faisait prendre de la drogue. Tu l’as oublié ?
- Tu sais, je ne peux pas le quitter, il a changé. Il me voyait comme sa mère. Voilà pourquoi il me maltraitait ainsi. De plus cette période est loin derrière nous maintenant et il regrette.
- Je n’en suis pas si sûre ma puce. Tu es toute belle et raffinée, tu dois être estimée à juste titre. D’ailleurs, tu te souviens de mon ami Juan le « mbenguiste » ? Il est de passage au pays.
- Non je ferais mieux de rentrer.
- T’inquiète, il est très gentil, en plus ton César-là, je te parie qu’il est dans les toilettes avec une de mes filles. Ne bouge pas, je reviens.
- D’accord.
Oscar n’est peut-être pas pour César un ami, mais la personne qui a grandi à ses côtés durant sa vie adoptive, son voisin d’enfance et son journal intime vivant. Toujours à l’écoute des autres et prêt à aider tout le monde. Pas étonnant qu’il ait fini thérapeute. Il est d’ailleurs depuis une dizaine d’années le thérapeute de Jessica. C’est dire qu’il la connaît de fond en comble tout comme l’égocentrique de César.

Quelques jours après cette soirée, la Cave à vin a vu franchir son seuil par un homme au teint d’ébène marqué de traces de vitiligo au cou, de petite taille. C’était Oscar venu rejoindre son ami. César l’y attendait en sirotant une bouteille de vodka. Il avait retroussé ses manches pour laisser voir sa tache de naissance semblable au bec de la carte du Cameroun. Son regard était figé sur l’étoile du drapeau national à côté duquel, se trouvait une peinture murale du monument de la réunification. César appréciait beaucoup cet endroit à cause de son apparence patriotique et culturelle. On y retrouvait également des masques traditionnels accrochés sur les murs.
- Mon ami César, quoi de neuf ?
- Qui est ton ami, petit bout d’homme ? Tu as enfin daigné venir.
A peine Oscar est-il assis qu’il entend :
- Cette fille de Jessica est frivole, le pire c’est qu’elle a perdu mes bébés.
- De quoi parles-tu ? Comment ça perdu les bébés ?
- Déjà à l’anniversaire de l’autre vieille en décolleté, elle a participé à une partouze avec plusieurs hommes. C’est indigne ! Maintenant va savoir ce qu’elle a fait je ne sais où avec je ne sais qui pour ne plus porter mes enfants. Tu comprends ? Il s’agit de mes enfants, les miens.
- Je pense que tu y es allé trop fort sur la bouteille.
- Ne te gêne pas, le nain ! Tu es mon père. Je vois.
Interloqué, Oscar n’a pas pu placer un mot sur le récit de la soirée. César ne voulait rien entendre.
- Je ne suis pas ton patient. Moi on ne me trompe pas c’est moi qui trompe. Personne ne se joue de moi, je suis le seul à mener la danse. Je veux mon fils.
Il fracasse son verre sur le sol et gronde le gérant : « je vais te le rembourser ton verre ». Oscar lui dit :
- Je t’ai déjà vu dans des mauvais jours mais là c’est pire que tout.

Lors de la soirée d’anniversaire, Mirabelle avait réussi son coup. Jessica et Juan avaient pris un verre dans une chambre qui sentait la rose, avec des pétales de ses bouquets qui jonchaient le sol. Une pièce pratiquement coupée de la fête mais dans laquelle, jouait une musique romantique en fond incitant à esquisser quelques pas de slows. Le casanova harcelait de son intérêt la jeune femme en gestation. Pendant ce temps, César remis de ses assauts sur les femelles en rut, avait passé de nombreux coups de fil à sa promise. Comme elle ne répondait pas, il était rentré en furie. Sa vengeance devrait être terrible, lui dont la charte stipulait : « la vie ne m’a pas fait de cadeau alors je n’en ferai à aucune vie ». En attendant, il embarqua une dernière victime de son charme.
Deux heures plus tard, Jessica sortait de la chambre, en larmes, tenant son ventre, demandant à rentrer chez elle. Oscar qui ne pouvait ne pas décrocher ses appels, avait ramené sa célèbre boule à zéro à la soirée. Elle n’avait pas pu avoir César qu’elle avait rappelé non seulement parce qu’elle avait enfin vu ses appels, mais parce qu’elle avait urgemment besoin de secours. Oscar la ramena.

C’est pourquoi il faillit perdre son sang-froid devant son ami quand celui-ci douta du malaise de Jessica.
- Sérieusement, avait-il lâché en serrant les dents. Je l’ai moi-même raccompagnée après sa crampe d’estomac. C’est toi qui est à blâmer, tu es vraiment le pire amant qui soit, que faisais tu et avec qui au point d’abandonner une femme enceinte ?
- Le nain, non seulement là n’est pas le sujet, mais aussi je n’ai rien fait ce soir-là. C’est elle qui se fout de moi comme toujours.
- Comme toujours ? C’est toi le menteur compulsif tu le sais n’est-ce pas ?
A quoi César avait répondu d’un ton sec et à voix haute :
- Je vais déconner, ça ne peut pas m’arriver à moi, tu comprends ? Pas à moi.
- Je vais tirer ça au clair, mon frère.
- Tu as intérêt.
César avait laissé une forte somme d’argent au gérant : « Tiens pour tes frais imbécile !». Il claqua la porte en sortant. Oscar s’excusa de son comportement.

Le comportement et la colère de César n’étaient pas anodins, mais découlaient d’une suite logique d’agissements malsains de Mirabelle. C’était le lendemain de la soirée, dans leur appartement de la Cité Sic, que le jeune couple avait subi son second coup. Celle-ci avait laissé des messages à Jessica d’une part et César d’autre part. A l’une, « Ma puce, tu t’es super éclatée avec ces gars. On t’entendait à l’autre bout du couloir. Tu vois bien que c’est de ça dont tu avais besoin. A plus ! ». Et à l‘autre : « Coucou, les chiens ne marchent pas avec les chats. Je t’ai toujours dit que Jessica appartient à mon monde et joue un rôle avec toi. Elle s’est mise à l’aise hier et a pris un pied d’enfer. Elle a poussé de ces cris ! Tes enfants ont été fortifiés [rires]. Bisou mon chéri. Salue Jess de ma part ».
Enfin rentré à la maison et profitant de ce que Jessica était à la douche, l’orphelin de mère bondit sur le téléphone de Jessica et prit connaissance de son texto qui corroborait celui qu’il avait reçu. Il ne put se contenir davantage et entra avec fracas dans la salle d’eau :
- Qu’est-ce que ça signifie ? Avec qui as-tu passé la nuit ?
- J’ai dormi ici, répondit-elle en voyant son téléphone dans ses mains. Mon cœur écoute ! Rien de tout ça n’est vrai.
- Tu es une menteuse et une sale Escort-girl comme l’était ma mère et comme le sont ces filles avec qui tu traînes chez Mirabelle.
- C’est faux ! S’il te plaît, crois-moi.
- Tu me répugnes. Je ne veux plus te voir.
Il attrapa une de ses écharpes, des lunettes de soleil et s’en alla prendre l’air.

Mirabelle, la femme à cheval entre un cougar et une panthère comme le dit si souvent César, avait eu entre temps une discussion houleuse avec Jessica, la fille aux yeux bruns. Celle-ci au vu des récents évènements fut contrainte de faire part à Mirabelle de son mécontentement et son indignation, par conséquent son éloignement. A l’écoute de cette décision, Mirabelle devint folle, sa démence, sa jalousie et son envie prirent le pas sur sa raison. Elle décida d’abattre une dernière carte, comme quoi jamais deux sans trois.
César dont la malveillance du père adoptif avait fait de lui ce qu’il était au-delà d’une génétique bien corsée répondit à un appel qui le plongea dans le noir. Car il venait d’apprendre par Mirabelle - la sorcière de Salem – que la séduisante demoiselle à qu’il veut passer l’anneau a perdu sa grossesse.

Oscar ahuri par ce qu’il venait d’entendre à la cave était d’autant plus surpris que Jessica lui dise être à l’hôpital général. Aussitôt se rendit-il au chevet de la jeune brune aux cheveux taillés et au grain de beauté au-dessus de la lèvre, couchée, abattue, totalement brisée, anéantie, au bord du gouffre et prête à faire le grand saut. Elle était aux portes de la dépression. Oscar n’avait qu’une question à l’esprit : comment vont les jumeaux ?

La commère avait semble-t-il pour l’heure, raconté des vérités amères. Elle qui, après la dispute avec la futur maman, campait nuit et jour devant leur demeure. Elle qui l’avait suivie jusqu’à l’hôpital et avait écouté le résultat des analyses du médecin. Elle, qui se réjouissait du malheur accablant Jessica, avait pour ainsi dire rempli sa mission. Le couple était à terre.

Jessica n’ayant pas de force pour le dire à César, il incombait à Oscar fortement lié aux amants et qui venait de constater son état critique, d’annoncer le drame au jeune homme pour qui les tourments n’avaient aucun répit. Oscar connaissait, la souffrance de son ami, son passé, sa vie. Son père violeur et criminel en tout genre. Sa mère droguée doublée d’une prostituée. Avant sa naissance, fort était à penser qu’il ne serait pas élevé une cuillère en or à la bouche. Durant son enfance, ses parents adoptifs, le traitaient comme un animal errant qu’ils avaient recueilli accidentellement. Cependant, Oscar avait vu cet homme brisé par la vie et enclin à tous les vices, changer pour ses bébés malgré qu’il l’ait aussi vu disjoncter à l’annonce de la perte de ceux-ci. Comment trouver le moyen pour dire à quelqu’un qui se bat contre la vie, contre le monde et contre lui-même, que son amoureuse a été battu violemment et agressé sexuellement ? Il n’en existe pas.

L’arrivée à l’hôpital de César se fit aussi vite que l’évacuation d’un immeuble une fois l’alarme incendie déclenchée. Il n’avait pu saisir aucun des mots d’Oscar hormis « rejoins-moi urgemment à l’hôpital général ». Mirabelle était parvenue tant bien que mal à fragiliser les tourtereaux. César se projetait comme père en voyant son fils en devenir, le père qu’il n’a jamais eu, non pas une fois non pas deux, pour cette nouvelle fonction, il se voulait exemplaire. Accueillante et aimante, Jessica, issue d’une famille modeste, avait reçu toute la chaleur et l’amour de sa mère et était prête à les rendre à sa fille comme un patrimoine familial que l’on transmet de génération en génération. Cet incident en avait décidé autrement. Lorsque César fut mis au parfum, il commença à délirer.

Il s’en voulait d’avoir laissé Jessica sans protection à cette soirée. Il commença à faire des rondes dans la chambre. Malgré l’air conditionné, il transpirait et avait si chaud qu’il retira l’écharpe de son cou. Il voulait parler mais aucun mot ne sortit. Son pouls s’accéléra au point de vibrer comme un masseur électrique. Il avait l’air déshydraté tel un relief rocailleux. Il tint avec sa main sa poitrine qui lui faisait horriblement mal. Il faisait effectivement une crise. Une crise de panique. Heureusement, il fut pris en charge par les médecins.

Cela n’eut empêché que, les deux amants au psychisme déjà bien assez abimé, ne tombent dans une dépression aussi profonde que les abysses du triangle des Bermudes. Jessica se morfondait à tel point qu’elle semblait fanée comme les feuilles en automne. César quant à lui, avait essayé de s’ouvrir les veines comme un carton de déménagement. Le jeune couple ne voulait qu’une seule chose : leurs enfants.
Pour les sortir de cette boucle infernale qui aurait fini par être fatale, leur ami et thérapeute, Oscar, a dû leur faire suivre une thérapie de couple et même un programme de suivi à domicile. Ce qui prit énormément de temps avant de porter ses fruits. A ce moment-là, Mirabelle en s'exilant pour la capitale politique Yaoundé vit sa voiture passer par-dessus le pont et elle avec, se retrouvant ainsi au fond de la Sanaga. Elle conduisait ivre et en proie aux voix dans sa tête qui la tenaient pour responsable de tous les malheurs de Jessica et César. Elle était devenue aigrie et ne connaissait qu’amertume et solitude.

Une fois remis physiquement et émotionnellement, le jeune couple avec l’appui indéniable d’Oscar alla de l’avant, se tourna vers le futur, reprit les projets jadis abandonnés ; les deux amoureux refirent tout bonnement leur vie. Un jour, César regarda son bracelet et dit comme Nietzsche : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». Ce bracelet ne quitta plus jamais son poignet. Jessica fit plus attention à ses fréquentations car tel que l’avait dit Pierre Gringoire des siècles auparavant : « mieux vaut être seul que mal accompagné ». Oscar fut heureux d’avoir aidé ses amis à braver cette épreuve d’autant plus que « marcher avec un ami dans l’obscurité est mieux que de marcher seul dans la lumière» disait Helen Keller. Quant à Mirabelle, pour certains, elle eut le sort qu’elle méritait à force d’accumuler un mauvais karma. « Bien souvent pour corriger son sort, il ne suffit que de se corriger soi-même » dixit Cécile Fée, alors comptait-elle changer ? César de son côté remonta sur le ring, fit une bise à sa chevalière et de nouveau, ce fut lui contre la vie.

Au final, la vie, qu’elle soit calme ou agitée, qu’elle soit belle ou nous offre des vertes et des pas mûres, n’a pas de prix.