Le poète

« Tant que tu ne sais pas mourir et renaître, tu n’es qu’un passant affligé sur la terre obscure. » Marguerite Yourcenar.

Toute histoire commence un jour, quelque part. Cependant, à quoi serviraient un temps ou un lieu, lorsqu’on a décidé de ne plus rien dire, lorsqu’on s’est enchainé de ses propres mains et lorsque le temps et l’ennui nous grignotent le foie le jour et que le silence et la solitude le retissent la nuit ? Supposons quand-même, pour des exigences formelles, que le lieu soit la place du musée. Lequel ? Ne nous occupons pas de tels détails insignifiants. Nous appellerons notre personnage Pierre. Un jour, alors que Pierre passait par la place du musée, il fut comme paralysé par les bruits autour de lui, par les klaxons, par les brailleurs qui hurlaient en brandissant nerveusement leurs cigarettes par les fenêtres de leurs voitures. Il fut médusé par des visages qui ne regardaient pas, qui marchaient les yeux rivés vers le sol, les bouches marmonnant dans le vide. Il s’était donc immobilisé, là, contre le mur du musée. Ses yeux fixaient la rue bêtement. IL FAUT FAIRE TAIRE. TAIRE.

Le soleil se faisait intense ce jour-là, quoique ce fût l’hiver, et ciblait Pierre impitoyablement. Une silhouette confuse trotta vers lui hâtivement : une jeune femme accourut et vint se mettre près de Pierre, dans l’ombre du musée. Dos à dos avec l’édifice, elle fermait les yeux et tentait de récupérer un peu de fraîcheur après un effort apparemment soutenu. « Vous pouvez faire un pas vers l’ombre, vous savez...votre visage est tout rouge, vous avez été trop longtemps au soleil. » Mais Pierre ne bougea pas, et garda les yeux fixés droit devant. Zoé ne fut que plus interpellée par cette attitude. Qui était donc cet énergumène étrange ? Elle éprouva un soudain embarras : elle avait failli oublier que l’édifice derrière elle était un musée : et si cet homme n’était qu’un des tours que le musée jouait aux passants ? Cependant, malgré la rigidité de ce visage, l’immobilité de ces traits, la lassitude figée de ce corps, quelque chose qui émanait de lui renvoyait au visage de Zoé un appel bien vivant. « Vous ne bougez pas, et pourtant il ne suffit pas que votre corps bouge pour que vous m’entendiez, vous pourrez bien vous y donner une autorisation ». Elle retira un mouchoir et essuya la sueur qui dégoulinait de son front telle une traînée de sang. Elle était maintenant en face de lui, mais Pierre gardait un regard vide. TAIRE, TAIRE, TAIRE, et jouer son rôle, jouer son rôle pour soi, traîner son rocher, le traîner vaillamment dans le silence et l’ardeur, le traîner jusqu’à déchirer tous les muscles de son corps, à pulvériser les ligaments qui le maintiennent, jusqu’à perdre ses yeux dans leurs orbites. « Je suis Zoé, et vous, vous ne me direz pas votre nom. Devrais-je vous nommer moi-même ? Si vous êtes toujours ici, je reviendrai vous saluer avec un nom que j’aurais trouvé ». Un nom ? Pourquoi voudrait-elle le renommer ? Pierre sentit quelque chose bouger en lui à son insu. Cette parfaite étrangère voudrait lui donner un nom à lui, parfait étranger.

Comme d’habitude, le lendemain vint. Le soleil était moins tortionnaire ce jour là. Mais la tête de Pierre brûlait néanmoins. Il repensait sans cesse à Zoé. Il rejouait inlassablement dans sa tête la scène d’hier, quoiqu’il n’eût pas le courage, fidèle qu’il est à son devoir, de regarder son visage. Cependant ce deuxième jour, Pierre frissonnait légèrement à chaque fois qu’un passant ou un visiteur du musée semblait se diriger vers lui. Mais la voix de Zoé, par laquelle il la reconnaissait, était introuvable. Il rougissait devant cette attente mais ne pouvait s’empêcher de déroger à son devoir sur ce point. Comment pour ce seul être, ne fut-il pas invisible ? Il brûlait de bouger, de partir à sa recherche lui-même, mais il ne pouvait commettre ce méfait.

Il y eut un soir, et il y eut un matin : premier jour.

Pierre trônait toujours à son endroit habituel, quand une silhouette s’approcha enfin de lui : Zoé. Il sursauta intérieurement en espérant que rien n’eut apparu extérieurement. Enfin, elle. Zoé vint se mettre en face de lui : « Salut Anouar ». Comment ? Anouar ? Pourquoi ce nom arabe ? Pourquoi ce nom qui ne lui plaisait pas ? Imbécile qu’il était, pourquoi attendait-il un prénom majestueux, était-ce parce qu’il viendrait de Zoé ? Rien sur son visage ne faisait transparaître sa déception. Il n’avait cependant pas encore le courage de regarder les traits de Zoé. Il avait peur du bouleversement que pouvait susciter en lui une telle vision. « Où est passée ta lumière ? Peut-être qu’elle t’attend, ou serait-ce toi qui l’attends ici-même pour qu’elle vienne te contempler comme une pièce de musée, ou pour qu’elle vienne te tirer de cette torpeur ? La vie te secoue-t-elle si violemment que tu ne parviens plus à regarder son visage ? As-tu peur qu’elle ne pénètre en toi et qu’elle ne t’anime ? Et pourtant ne t’anime-t-elle pas, même dans cette ankylose de ton âme ? ». Pierre trembla comme si les paroles de Zoé étaient des coups du maillet d’un juge. Pourquoi possédait-elle soudain cette autorité ? Ensuite, Zoé émit un petit rire douteux et rejoignit l’agitation de la ville. Pierre sentit la tristesse le submerger, et toute l’obscurité de sa lumière resplendissait majestueusement. Cette tristesse cachait autre chose. Il sentait énergie nouvelle battre avec véhémence derrière les vitres crasseuses de son esprit. Et Pierre se posa entre sa lumière et son obscurité.

Il y eut un soir, et il y eut un matin : deuxième jour.

Pierre frémissait un peu dans la brise froide de ce jour brumeux. Dans son esprit, des idées se succédaient sans cesse : devait-il accepter ce nom que Zoé lui avait offert ? Pourquoi hésitait-il ? En lui, commençaient à fleurir des images, des images de ce qu’il fut, de ce que la vie fut, et de ce qu’ils pourraient être ensemble. Il retournait dans les endroits oubliés de son enfance, il se promenait là où il avait grandi, dans le désespoir des rêves et des idéaux impossibles, pauvre pantin trahi par sa naissance. Il rechantait dans sa tête ses chansons, des mélodies qui avaient bercé son âme, des visages qui avaient percé le froid de décembre de leur lueur chaleureuse. Combien de temps s’était-il écoulé sans qu’il n’ait parcouru ces parties intimes de son histoire ? Il ne s’en souvenait même pas. Ses yeux larmoyèrent. Il se blottit contre son peuplier, racines dans les cendres, feuilles dans l’infini. Pierre sourit à cette image avant de se ressaisir.

Il y eut un soir, et il y eut un matin : troisième jour.

Pierre était impassible devant l’intempérie qui se manifestait. Il brûlait de revoir Zoé. La journée passa comme une mer par un tuyau d’arrosage. Pierre était las en fin de journée, constatant que Zoé n’allait probablement pas se montrer. L’attente le rongeait et le tuait à petit feu. Puis, le soir, vers vingt heures, il vit marcher vers lui une silhouette à la démarche sombre et morne, c’était elle. Elle s’approcha et se mit en face de lui. Regarder son visage ou pas ? Le champ de vision de Pierre se rétrécit peu à peu, son point de focalisation se dirigea vers l’œil gauche de Zoé, L’arrière plan devenait flou et c’était le visage de Zoé qui était net cette fois. C’est ainsi que Zoé remarqua qu’un regard apparaissait dans les yeux de Pierre, un regard vivant, qui est la fenêtre d’une âme secrète et étrangère à l’intérieur de cette statue de cire. Pierre contempla la finesse de l’horizon des yeux de Zoé, et se plongea dans l’infini caché à l’intérieur, il caressa des yeux les gouttes de pluie dans les coins de ses yeux et la rosée affalée sur ses deux joues. Sa bouche était surement de soie, se dit-il, alors qu’il contemplait ce visage mystérieux dans la nuit. La lune, témoin silencieux de cet instant, jetait sur le monde tout ce qu’elle avait de charme et de mystère, transformant Zoé en un double incarné d’elle-même. Lui qui pensait que Zoé n’était que clarté, la voilà lune. Il sentit en lui le désir d’éclairer ce visage, de jouer avec son obscurité. Cependant, Zoé sécha ses larmes : « je suis désolée, j’ai un peu mal ce soir ». Mais elle vit que les yeux de Pierre l’encourageaient à pleurer, à lâcher prise, à libérer les frontières de son chagrin. Elle pleura donc, encore et encore. Quand elle le regarda de nouveau, elle vit un léger sourire sur sa bouche, et elle ressentit le soleil renaître en elle.

Il y eut un soir, et il y eut un matin : quatrième jour.

Le jour suivant, Pierre devrait se retenir pour ne pas sourire au soleil, magnifique qu’il était. Son regard se baladait en ambassadeur de sa personne, gambadant sur les silhouettes qui dansaient dans le soleil autour de lui et sur les visages, comme si les moindres mouvements des passants déclenchaient des vagues invisibles qui l’atteignaient et venaient lui couvrir les yeux d’eau salée. Des années s’étaient écoulées avant qu’il ne se rende compte de l’intérêt inhérent à la contemplation des visages, des expressions et des mouvements humains. Son monde soudain s’animait de visages et de voix, excité qu’il fût d’y découvrir de quoi se retrouver et se revoir. Ce jour-là Pierre fut heureux, puisque la poésie atteignait son cœur : « « Je t’aime », répète le vent à tout ce qu’il fait vivre. Je t’aime et tu vis en moi » , des mots qu’il avait lus, impassible, vulgairement étalés sur le mur d’un quartier voisin. Pierre se sentait la joie de dire « Je t’aime ».

Il y eut un soir, et il y eut un matin : cinquième jour.

Zoé accourut dès le matin. Il la vit marcher vers lui d’un pas calme et presque spirituel. Il la regardait, observait ses gestes et son expression. Elle le salua comme d’habitude. « Anouar... je ne sais comment te dire », elle se tut un instant, balayant son visage du regard puis le dirigeant vers le sol, «je fais mes adieux à mes proches et mes amis parce que je voyage demain, je vais vivre ailleurs... ». Le visage de Pierre se contorsionna douloureusement. Son devoir, il allait le jeter à la mer, plus rien n’avait de valeur pour lui. Tout sacrifier, aller dans l’abime, pour crier ces deux mots : « Non Zoé ! ». Zoé sursauta, elle ne s’attendait pas à la levée de son mutisme. Mais Pierre se dirigea vers elle et la prit dans ses bras en pleurant. Médusée un moment, elle fit ensuite de même. Il l’embrassait de ses larmes en tremblant. C’était la première fois que Zoé voyait une émotion prendre toute la place sur ce visage livide et impassible. Il pleura ainsi pendant un long moment. Zoé fut profondément atteinte par sa détresse. « Donne-moi ton adresse, où seras-tu ? Je t’écrirai ». Pierre plongea son regard dans le sien : « C’est moi qui t’écrirai, toujours, et je t’enverrai des mots, quand tu seras assise dans ta maison, et quand tu marcheras dans la rue, quand tu te coucheras chaque nuit, et que tu te lèveras tous les matins, j’aurais des mots pour toi, et tu les sentiras près de ton cœur, et dans l’air que tu respires. Je serai un poète pour toi, je serai ton poète. » Zoé, immobile, fut abasourdie par cet élan dont elle n’aurait jamais cru Anouar capable, mais c’était bien l’heure des adieux. Elle s’apprêtait alors à partir, quand, en descendant les escaliers, elle entendit une voix l’appeler : « Zoé ! ». Elle leva la tête et vit Anouar lui sourire, les yeux rouges. « Je m’appelle Pierre ! ». Elle sourit, hocha la tête, échangea avec lui un dernier signe de la main, puis disparut peu à peu parmi les passants qui déambulaient sur le trottoir.

Il y eut un soir, et il y eut un matin : sixième jour.

Pierre demeura toute la nuit suivante debout, le dos contre le musée, les larmes au bord des yeux. Le jour suivant, il prit une pierre et se dirigea vers le jardin public le plus proche. Ses jambes bougeaient, il ressentait chaque flexion de sa jambe comme un miracle, chaque mouvement de ses mains qui se balançaient en touchant par moment ses flancs comme une bénédiction, son corps était à nouveau en mouvement. Pierre renaissait à la vie. Arrivé au jardin, il se trouva un rocher et prit son temps à graver soigneusement dessus ces mots du chant de Salomon : « Place-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car l’amour est fort comme la mort ».

Il y eut un soir, et il y eut un matin : septième jour.

Toute histoire commence un jour, quelque part, et ne fait que recommencer.