Le Parfum

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne aussi, sans doute. Il dit qu’il ne sait pas. Elle dit qu’elle non plus. J’ai fermé les yeux, j’ai plongé dans le noir, j’ai fermé, fermé, fermé si fort que des couleurs sont apparues. J’ai cru avoir trouvé, le début de l’histoire, la majuscule du début, celle qui mènerait forcément au point.
Rien.

Mon premier souvenir, ils n’ont pas pu y toucher. Personne n’y touchera jamais. Je le garde en moi. À chaque mouvement qu’ils esquissent pour l’effleurer, je referme les poings, je les serre, jusqu’à sentir les jointures de mes doigts me faire mal. Je crois même qu’un jour, j’en ai mordu un. En tout cas il y a eu du sang. Après ça, ils n’en ont plus parlé. J’ai cru que j’étais tranquille. J’ai cru que nous étions en paix. J’ai attendu que la porte s’ouvre, qu’ils nous libèrent. Je ne sais plus de quelle couleur est le soleil. Tu te souviens, toi? Quand je suis arrivée ici, je ne voulais pas oublier. Au début, il y avait une fenêtre dans cette salle, alors, chaque jour, je m’efforçais d’être éveillée, pour voir le soleil se lever, et je ne m’endormais pas tant qu’il n’était pas couché. Je m’étais dit que si je vivais en même temps que lui, ce serait plus simple de me souvenir. Et puis un jour, ils sont venus, et la pièce a changé. Il n’y avait plus de fenêtre. Il n’y a plus eu de soleil.
Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé ensuite, mais un jour, l’un d’eux a laissé un petit caillou derrière lui. Il s’était sans doute glissé dans la semelle de ses chaussures, jusqu’à tomber, là, sous mes yeux. Alors j’ai décidé de m’en servir, chaque jour, j’ai dessiné un trait sur le mur. Le caillou s’est épuisé, il s’est abîmé, puis il a disparu. Ce jour là, je venais de tracer mon cinquante-septième trait. Un soir, l’un d’eux est venu. Il a compté les traits, puis il a dit:
« T’as plus ton petit caillou pour faire joujou ? Ben alors? On dessine plus ma jolie? »
Il m’a fait miroité un stylo. J’ai ramené mes genoux contre moi. J’ai passé les bras autour de mes jambes. J’ai fermé les yeux. Ça ne servait à rien d’espérer. Il ne me le donnerait pas. Alors j’ai fermé les yeux, et je me suis efforcée de me souvenir.

J’ai passé des heures en face de toi. La couleur de tes yeux était changeante. C’est un détail qui m’a toujours fasciné. La plupart des gens ne le voyaient pas, ils ne savaient pas, ils ne prenaient pas le temps de voir. La première fois que j’ai posé les yeux sur toi, ils étaient gris. Il y avait du bruit autour de nous, beaucoup de bruit. La musique était un barrage à toute conversation. Le battement des basses frappait dans le sol, et il me semble encore pouvoir le sentir dans mon cœur. Ce soir-là, j’ai cru que j’allais finir par le recracher, vomir mon cœur et cracher mes artères, là, sous tes yeux. Sur tes épaules se dessinait un filet de transpiration, ton corps, comme celui de tout les gens présents ce jour là était éprouvé par la chaleur des autres. Ce parfum là n’avait rien à voir avec les cochonneries hors de prix des autres. Cette odeur, c’était celle de ton corps, c’était la tienne. Tes yeux n’étaient plus gris, et j’avais envie que cette odeur devienne la mienne. Je n’ai jamais aimé les parfums sucrés. J’ai toujours préféré la peau, et ses effets.
Tu n’as pas bougé de cette table. Moi non plus. J’attendais, je guettais, le moindre de tes mouvements. J’aurais voulu te parler, mais ça n’aurait servi à rien, tu n’aurais rien entendu. Il me semble que tu m’as regardé. J’en suis sûre en fait. Je n’aurais pas dû être là, et pourtant, je n’avais plus aucune envie de partir. J’ai cru que tu allais te lever, qu’au moment où tu t’éloignerais, le champ des possibles s’ouvrirait. Mais tu ne t’es pas levé.

« On se réveille là dedans! »
Ils ont fait cogné un bâton contre le tuyau des canalisations. J’avais raté le lever du soleil. Le bruit se répandait dans le métal dans un écho infernal. La joue rougie par le contact prolongé avec le zinc, j’ai cru que c’était avec ma tête qu’ils avaient décidé de jouer aux réveils-matin. Lorsque j’ai relevé la tête, il a craché à mes pieds. J’ai senti la chaleur de sa salive contre la plante de mes pieds nus. Un mélange de salive et de glaire, reste de tabac froid et âpreté d’un petit déjeuner tout juste avalé. J’ai dû retenir un haut-le-coeur. J’aurais pu vomir, encore une fois, mais ça n’aurait mené à rien. Ça l’aurait probablement fait rire. Je me suis redressée, j’ai cherché son regard. Il n’avait pas les yeux gris. J’ai cru qu’il était venu me chercher, qu’il m’emmenait ailleurs, qu’il m’emmenait au moins quelque part. Rien. Il était juste venu me réveiller. Il paraît que c’est mauvais pour le moral de dormir trop. Ça n’est pas recommandé dans mon cas.

C’était ces moments que je préférais. Je crois que ce sont les plus beaux de ma vie. Par la petite fenêtre de la mansarde, les premiers rayons du soleil s'infiltraient à l’intérieur, et dessinaient sur les murs usés de cette chambre défraîchie. Sur les pans de ces derniers, je cherchais à distinguer des formes concrètes. Lorsque je parvenais à trouver les contours d’un chat, ou ceux d’une étoile, tu riais. Tes yeux n’étaient jamais gris lorsque tu riais. Le soleil, lui, dessinait de toutes les couleurs: reflets jaunes, orangés, pointe de vert et rouge hésitant, la vieille tapisserie lui offrait une palette sans limite. Parfois, lorsque tu ne dormais pas, je venais colorer ces dessins de couleurs nouvelles, je laissais un drap s’immiscer entre le faisceau lumineux et la toile abstraite qu’il tentait de former sur le mur, j’y plaçais ma peau, j’y faisais jouer mes doigts. Tu préférais dessiner sur du papier. Lorsque tu dormais, je me contentais des œuvres impressionnistes solaires, et de l’odeur de ta peau, celle qui se nichait dans le creux de ton aisselle. Je sentais la prise de ta main sur mon bras, et parfois même, les pulsations de ton cœur dans cette prise ferme, indéfectible, et j’enfonçais mon visage dans ce petit espace sans importance. Les gens dorment les uns contre les autres, ils ne savent pas que c’est juste là qu’on peut découvrir qui est l’autre. Il n’y a plus rien à dire après ça, il n’y a plus d’hésitation à avoir, c’est quand on inspire la première bouffée qu’on sait qu’il est trop tard. Ça n’est pas dans les fragrances artificielles, les gestes délicats et les illusions de perfection qu’on trouve l’autre. Il n’y avait rien de toi dans ces apparences. Il n’y a rien de personne dans ces faux-semblants. C’est dans la transpiration, les larmes et la bile qu’on est soi-même. Et chaque matin, tu étais toi: ta gorge appelait le premier verre d’eau, tes yeux étaient bleus, et ton corps tout entier avait transpiré.
Cette odeur, ça n’était plus seulement la tienne. J’avais fini par la faire mienne.

Mes yeux m’ont brûlé quand ils ont allumé la lumière aujourd’hui. Je me suis assise, gentiment. Je n’ai pas réussi à dire bonjour. Je n’ai plus la force de parler d’autre chose. Les mots ne sont sortis que quand ils m’ont demandé de raconter notre histoire. Je n’ai toujours pas trouvé la majuscule, celle qui a ouverte mon histoire. J’ai toujours cru qu’on trouverait le point à ma place. Mais de la notre, je connaissais chaque lettre, et chaque virgule. J’ai ouvert la bouche, et j’ai commencé à parler: Je l’ai regardé. Il a sourit, et j’ai entendu ces mots, ceux qu’il n’a pas dit. Personne n’a entendu. J’ai cru qu’il les avait soufflé, qu’il me les avait murmuré, j’ai même cru qu’on parlait une langue qu’ils ne comprenaient pas. Je me souviens, je leur ai souvent demandé s’ils avaient entendu.

J’entends encore leurs voix: « Tout ça, c’est dans ta tête. »
Peut-être.