Le mort qui marchait encore

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Ecrire des lettres, c'est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. Kafka ! A ... [+]

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Nouvelles :
  • Littérature générale

Vivre sans regarder, vivre en excluant de son champ de vision toute une portion du monde, les habitants des villages qui cernaient le lieu maudit en avaient pris l'habitude. Il arrivait pourtant que leur regard les trahisse et se porte, malgré eux, vers la fournaise, vers cette franchise de l'enfer que l'envahisseur avait ouverte sur leur terre. La nuit, les flammes montaient au ciel pour lécher les nuages imprudents de cette triste plaine. On les apercevait encore, palpitantes, à trente kilomètres de là, ces flammes. On ne les regardait pourtant jamais, ou du moins jamais à plusieurs. Ce regard commun aurait appelé un commentaire, un échange auquel tous se refusaient. Mais lorsqu'on se retrouvait seul, urinant dans une cour de ferme à la tombée de la nuit, on ne pouvait s'empêcher de jeter un œil à cet embrasement, comme pour s'assurer que la sinistre malédiction frappant le pays était encore effective. Au matin, dans l'air figé par le froid, la colonne de fumée montait droit, tel un tube ondulant, pour s'en aller enfumer jusqu'au trône de Dieu et lui montrer que le diable, ici, avait pris les commandes. Ensuite, le vent se levait. Ce jour-là, il venait de l'Est et Karol Grzegorczyk comprit qu'il les avait désignés comme cible. Cette journée serait la leur.
Il attela la jument sous cette neige noire qui tombait sur la région depuis plusieurs mois sans discontinuer. Il fallait pourtant vivre, il fallait respirer cet air, il fallait surtout ne jamais regarder en direction du lieu maudit. Maja, la lourde jument, se mit à son ouvrage avec sa placidité habituelle. Derrière la petite charrue, la terre de Pologne se retournait sur son sinistre engrais qui, tout aussitôt, se mettait en devoir de la recouvrir à nouveau. Ici, nourries par le crime ultime des Hommes, des patates sortaient de terre que sa femme et sa fille s'empressaient de ramasser et de mettre dans des paniers. Trois ans plus tôt, ce travail se faisait en racontant des blagues, en chantant des chansons et en riant même, parfois, tout en se faisant passer un cruchon d'eau claire. Trois ans plus tôt, on ne s'empressait pas, à peine rentré à la ferme, de nettoyer de leur souillure les précieux tubercules. Trois ans plus tôt et aujourd'hui encore, on n'imaginait pas une seconde que ce petit coin perdu et sans histoire de Treblinka deviendrait un jour si tristement célèbre.

Ce matin du 2 août 1943, le soleil brille à l'horizon et la terre, arrosée la veille d'une courte averse, fume déjà. Les cendres sont si épaisses que Karol a mis son mouchoir devant sa bouche. Depuis deux heures maintenant, des bruits partent du camp et viennent frapper la campagne environnante comme on frappe à une porte derrière laquelle se sont retranchées toutes les consciences des hommes. Ce sont des coups de feu qui claquent dans ce petit matin. Ces tirs, même s'ils ne sont pas exceptionnels, semblent aujourd'hui plus nombreux, différents aussi. Ils ressemblent à ceux d'une bataille, mais une bataille est bien la chose la plus improbable qui puisse se dérouler en enfer. Là-bas, tous le savent, même si personne n'en parle, on s'est mis en tête d'exhumer et de brûler des dizaines de milliers de cadavres, des corps qu'on a massivement ensevelis sous la terre polonaise depuis plus d'un an. Il semble que le vent de l'Histoire soit lui-même en train de tourner et que le diable de Berlin, pris d'une crainte ou d'une pudeur soudaine, ait décidé d'effacer les traces de son innommable forfait.
Le soleil monte dans le ciel et Karol enlève sa laine. La chaleur ne tardera plus à les accabler comme les accable déjà cette noirceur qui vole tout autour d'eux. Sa femme et sa fille lui font signe et l'appellent. Il arrête Maja d'un claquement de langue et elle se soumet aussitôt. Hanna lui désigne la direction du camp. Les détonations s'y font moins nombreuses, mais il semble que cette fois, ce soit tout le complexe qui flambe. Mais il y a autre chose.
Karol met sa main en visière. Comme poussée par le soleil, une colonne d'hommes vient à eux. Hanna l'a rejoint et s'est plantée à son côté en compagnie d'Agnieszka, leur fille. La main de sa femme serre son avant-bras. Quelques mots, que la peur a repeints du même noir que la pluie, sortent de sa bouche avec difficulté.

— Rentrons vite Karol ! Rentrons... il se passe quelque chose. Quelque chose que nous ne devrions pas voir. Quelque chose que...
— Oui, rentrons !

Mais ils restent là, tous les trois. Figés par le spectacle qui s'offre à eux.
Ils sont peut-être mille et ils avancent droit dans leur direction. Ils fuient comme si quelque force les avait bannis de l'enfer. Karol, sa femme et sa fille, ont maintenant tous les trois porté leurs mains en visière. Tous les trois, côte à côte, jambe droite en avant, se tiennent en léger déséquilibre sur leur terre défoncée par la charrue. Tous les trois paraissent poser pour une photo qui, si elle avait été prise, aurait fait le tour du monde pendant des siècles. Agnieszka tient toujours une patate dans sa main. Elle la regarde soudain et semble se demander quoi en faire. Le panier est trop loin pour qu'elle réussisse à la jeter dedans. La colonne approche. Karol les voit mieux maintenant. Ce ne sont pas des hommes, mais des morts qui marchent vers eux poussés par le soleil levant. Ils n'ont plus de visage, ceux qui sont torses nus n'ont plus qu'une fine couverture de peau posée sur leurs armatures décharnées.
Ils avancent toujours. Agnieszka pleure doucement et Hanna frémit comme si un vent glacial venait de se lever. Karol voit maintenant que certains de ces morts portent des armes. Elles n'ont rien d'effrayant ces armes, elles semblent de terribles fardeaux à tous ces corps sans muscles. Ils sont presque sur eux maintenant. Le soleil est encore si bas sur l'horizon qu'il semble bien que cette étrange et effrayante troupe soit précédée d'une autre. Celle-là s'allonge sur le sol et ondule sur la terre labourée. Ces ombres, songe Karol, semblent vouloir s'arracher à l'emprise de leurs maîtres et fuir plus vite qu'eux.
Ils sont maintenant tout autour d'eux. Ils ont pillé, comme un vol d'étourneaux pille le ciel, toutes les pommes des paniers. Certains, sans presque s'arrêter, se penchent dans un sillon sur cette terre, noire des cendres de leurs frères. Ils ramassent alors un de ces tubercules oubliés par les Grzegorczyk, le frottent sur leurs jambes et le croquent tout cru. L'un d'entre eux, presque un enfant, se plante soudain devant Agnieszka que la stupeur a figée sur une ultime larme. Sans un mot, elle lui remet sa pomme de terre qu'il range dans sa poche. Il la regarde longuement. Il n'est plus qu'un regard, ses yeux ont dévoré sa tête. Il la toise comme si c'était elle, et non lui, qui semblait venir d'un autre monde. Enfin, comme poussé par la conscience collective de ces êtres, il repart et se perd parmi eux.
Tous sont passés et sans jamais en avoir fait la demande à leurs corps, les trois ont pivoté et les regardent maintenant s'éloigner. Maja elle-même s'est retournée, avant d'encenser violemment comme pour chasser de sa grosse tête d'animal cette vision de cauchemar. Cette petite armée ne sait pas où elle va, si ce n'est loin des flammes. Ce soir, presque tous auront été rattrapés et tués.

Agnieszka s'éteindra soixante-deux ans plus tard, jour pour jour, et même, presque, heure pour heure. Elle serrera entre ses paupières, juste avant la bascule, cette image d'un petit mort qui vivait encore.

Le 2 août 1943, les déportés du camp de Treblinka se révoltent. Ils s'emparent d'armes et se battent. Mille d'entre eux s'évadent et cinquante survivront. Pour raconter...

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