À l'abri des lumières d'une journée d'hiver, épouvantable de soleil, dans une rue étroite et froide comme une impasse, avançait un homme inquiet. Un homme emmitouflé dans un imperméable ... [+]
Je ne croyais pas aux malédictions. C'est sans doute pour cela que je l'ai maudit cent fois, ce motard détesté qui, à huit heure précise, venait déchirer mes matins. C'est sans doute pour cela aussi qu'il en est mort et que je suis en vie. Fou mais en vie.
Que je vous explique : je suis médecin. Le résultat, un rien tragique, d'une mère institutrice, sans grand éclat, et d'un père chirurgien, chef de service remarqué. J'ai été conçu à grands coups de raison et j'ai grandi, curieusement caressé par elle, nourri par son sein qu'elle avait lourd comme le poing. Elle a fait de moi ce petit produit manufacturé d'une culture bourgeoise du progrès sanitaire et social, coincé entre les portraits de Pasteur et de Louise Michel, deux bénédictions.
"Il sera au moins médecin, rassure-toi ! " avait dit mon père à son épouse, un jour où elle s'inquiétait encore, la main sur son cœur malade, de mes inaptitudes à comprendre quelques règles fondamentales de français ou de mathématiques.
L'ai-je imaginé alors ma mère chuchoter un : " il n'y arrivera pas, je te dis qu'il n'y arrivera pas..." ? Peut-être oui l'ai-je imaginé. Car, finalement, j'y suis arrivé. Et, quoi qu'il leur en coûtât, à mes parents, mes oreilles, mes angoisses et mes fesses, je fus un jour déclaré médecin.
Ce diagnostic ne déclencha pas la moindre émotion. Le minimum avait été atteint. La famille avait joué son rôle. La reproduction n'était certes pas à la hauteur des attentes, des investissements, des coûts et des coups, mais j'avais mon titre. Et l'on pourrait m'appeler Docteur ! Sans rire, du moins si je quittais la maison.
J'empochai donc mon diplôme, embrassai ma mère une dernière fois, serrai maladroitement la main redoutée du père avant de m'enfuir, ma plaque sous le bras, vers ma destinée minimale, à quelques kilomètres de là.
"Bonne chance" m'avaient-ils dit, tout de même, debout sur le pas de la porte, sans ironie, mais en me saluant la main levée comme on le fait, à des vieux amis, au soir des longs dîners, contents de les voir enfin partir.
Vous me pardonnerez cette introduction, mais ce que j'ai à vous dire, m'oblige à évoquer en quelques lignes mon environnement familial afin que vous puissiez juger à quel point le petit produit manufacturé que je suis est défectueux ! À quel point le médecin est malade ! Je suis fou ! Oui. Possédé même, plus encore aujourd'hui qu'hier, évidemment. Animé par autre chose que moi, là au niveau de la poitrine. Où est donc cette Raison, que l'on m'a vendue depuis des siècles, et qui est ici inopérante, reléguée au rang vulgaire de la machine bruyante et inutile que j'ai poussée, pas plus tard que ce matin, deux heures durant, en singeant la panne et suant de honte, jusqu'au petit garage de mon cabinet ?
Une moto ! La chose que je déteste le plus au monde. J'ai poussé une moto qui me veut motard ! Une Kawazaki 1000SX, un bijou de modernité, modèle Ninja, d'une puissance d'environ 142 chevaux, un "parfait compromis entre la conduite sportive et urbaine, exactement ce qu'il vous faut " m'avait donné, tout sourire, le concessionnaire.
Incapable du contraire, j'ai acheté en donnant ma main molle au gominé ravi de son affaire. Mais, n'ayant ni casque, ni permis, le vendeur se gratta bien la tête en me voyant pousser la fabuleuse machine et gagner le goudron de la longue nationale qui - c'était sûr - n'avait jamais vu ça.
La moto c'était ce matin, mais tout commença il y a sept mois exactement.
J'arrivais au cabinet comme tous les jours, vers les sept heures. J'achevais quelques ordonnances de la veille, signant d'un trait déjà fatigué. Puis, je quittais mon minuscule bureau et buvais mon café, glacé par le blanc de la lumière de la salle d'attente.
C'est à 7h12 que j'ai regardé ma montre pour la première fois, ce jour-là. 7h12 n'était pas exceptionnel. 7h18 était mieux, mais il a pu m'arriver, au jour des grandes fatigues, un 7h08 ou même un 7h07. Bref, dès 7h12 ce jour-là, mon manège habituel commença. Celui-ci consistait à regarder le carré de ma montre, puis à me lever pour me poster au carré de fenêtre, écarter le rideau et jeter un œil et mon profil de possédé au dehors. Je me souviens de la nuit étendue comme un corps mort sur la route. Puis, je repartais m'asseoir et, trente secondes plus tard, regardais à nouveau ma montre qui retenait ses aiguilles, avant que d'un bond me poster encore à la fenêtre et vérifier que le mort de la nuit se levait enfin. Et, ainsi de suite, jusqu'à son passage, à lui, à huit heure précise, à ce centaure mécanique dont le hennissement déchirait le matin, mon crâne et mon cœur et que j'entends encore aujourd'hui, à l'heure dite, alors même que la route l'a, depuis sept mois, dévoré.
À 7h32, ce jour-là, le matin commença à jeter des couleurs sur la grisaille, à animer les passants, à faire pisser les chiens et fumer leur maître. J'attendais l'inhumain sous le casque et le cuir, qui ne mettrait plus que 28 minutes à faire crier le bitume au son insupportable de sa liberté. J'attendais et je souffrais d'attendre, comme je souffrirai de son passage. Moi, le médecin, je souffrais la contradiction du drogué dont la dose, vitale, apporte à chaque fois une douleur plus grande encore.
Enfin, à huit heures précise, il passa. Le bruit déchira un peu plus ma tête. Je me recroquevillai convaincu que quelque chose s'était brisé, là, dans mon crâne. Du bout des lèvres je me suis mis à maudire. À maudire ce fils de chien, ce sauvage, son mépris, sa liberté assourdissante qu'il imposait à tous. Je l'ai maudit une fois de plus, une fois de trop : ce fut l'accident ! Les freins qui hurlent, les tôles qui se plient, les moteurs qui grondent, les portes qui claquent, les cris, les pleurs, les cris encore, les cris toujours, puis les sirènes. Insupportables sirènes qui ont déchiré mon obsession, cette raison horrible de vivre. Je revenais à moi, me redressais. Je sortis du cabinet comme un possédé. Je fis trois pas les mains sur la tête en voyant le désastre et sûr de ma responsabilité.
J'avais maudit.
J'eus un vertige et m'accrochai à un feu tricolore qui ne cessait de parler, m'encourageant bêtement à traverser. Je fis trois pas encore vers l'accident, en bégayant un « je suis médecin, je suis médecin » comme si cela pouvait changer quelque chose. Puis je m'écroulais pour de bon, les bras en croix comme au cinéma.
Je restais six mois en convalescence au Domaine des aigles. Je réappris à respirer, à marcher, à penser sobrement. Mais je sentais en moi se diffuser quelque chose : un goût nouveau pour la vie, pour le risque, la liberté, le goût du vent. Je savais que ce goût n'était pas le mien, il ne correspondait en rien à ce qui restait de ma culture, de ce petit produit manufacturé. Alors, j'ai commencé à comprendre qu'un autre avait pris possession de moi.
Il a fallu presqu'un mois après l'accident, pour qu'ils viennent enfin, dans ma chambre d'hôpital, maman et mon père. Je les vois encore : maman tenant celui-là par le bras qui était son sauveur. Notre sauveur devrais-je dire, puisque ce sont par ses mots à elle que j'appris ses gestes à lui, pour me sauver : le déroulé de l'accident, le transfert au CHU de papa, la grande opération, un espoir nouveau...
Bien sûr, personne ne m'a dit que la transplantation avait eu lieu. Que le cœur du motard battait maintenant en moi en m'insufflant sa liberté conquérante ! J'ai questionné bien entendu, j'ai demandé des papiers. On m'a souri.
Ce n'est véritablement que la semaine dernière que j'ai compris. Maman m'avait invité à manger. Nous étions tous les trois. Comme à l'ordinaire, le silence accompagna notre repas, l'emportant sur toutes formes de conversation. Puis, maman a commencé à débarrasser et mon père, curieusement, s'est levé, emportant avec lui un dernier plat. Je les vois encore, dans la cuisine, tous les deux. Messe basse.
En entendant mon père chuchoter : "ne trouves-tu pas qu'il est déjà transformé notre médecin ?", j'ai compris que c'était bien moi le maudit.
Que je vous explique : je suis médecin. Le résultat, un rien tragique, d'une mère institutrice, sans grand éclat, et d'un père chirurgien, chef de service remarqué. J'ai été conçu à grands coups de raison et j'ai grandi, curieusement caressé par elle, nourri par son sein qu'elle avait lourd comme le poing. Elle a fait de moi ce petit produit manufacturé d'une culture bourgeoise du progrès sanitaire et social, coincé entre les portraits de Pasteur et de Louise Michel, deux bénédictions.
"Il sera au moins médecin, rassure-toi ! " avait dit mon père à son épouse, un jour où elle s'inquiétait encore, la main sur son cœur malade, de mes inaptitudes à comprendre quelques règles fondamentales de français ou de mathématiques.
L'ai-je imaginé alors ma mère chuchoter un : " il n'y arrivera pas, je te dis qu'il n'y arrivera pas..." ? Peut-être oui l'ai-je imaginé. Car, finalement, j'y suis arrivé. Et, quoi qu'il leur en coûtât, à mes parents, mes oreilles, mes angoisses et mes fesses, je fus un jour déclaré médecin.
Ce diagnostic ne déclencha pas la moindre émotion. Le minimum avait été atteint. La famille avait joué son rôle. La reproduction n'était certes pas à la hauteur des attentes, des investissements, des coûts et des coups, mais j'avais mon titre. Et l'on pourrait m'appeler Docteur ! Sans rire, du moins si je quittais la maison.
J'empochai donc mon diplôme, embrassai ma mère une dernière fois, serrai maladroitement la main redoutée du père avant de m'enfuir, ma plaque sous le bras, vers ma destinée minimale, à quelques kilomètres de là.
"Bonne chance" m'avaient-ils dit, tout de même, debout sur le pas de la porte, sans ironie, mais en me saluant la main levée comme on le fait, à des vieux amis, au soir des longs dîners, contents de les voir enfin partir.
Vous me pardonnerez cette introduction, mais ce que j'ai à vous dire, m'oblige à évoquer en quelques lignes mon environnement familial afin que vous puissiez juger à quel point le petit produit manufacturé que je suis est défectueux ! À quel point le médecin est malade ! Je suis fou ! Oui. Possédé même, plus encore aujourd'hui qu'hier, évidemment. Animé par autre chose que moi, là au niveau de la poitrine. Où est donc cette Raison, que l'on m'a vendue depuis des siècles, et qui est ici inopérante, reléguée au rang vulgaire de la machine bruyante et inutile que j'ai poussée, pas plus tard que ce matin, deux heures durant, en singeant la panne et suant de honte, jusqu'au petit garage de mon cabinet ?
Une moto ! La chose que je déteste le plus au monde. J'ai poussé une moto qui me veut motard ! Une Kawazaki 1000SX, un bijou de modernité, modèle Ninja, d'une puissance d'environ 142 chevaux, un "parfait compromis entre la conduite sportive et urbaine, exactement ce qu'il vous faut " m'avait donné, tout sourire, le concessionnaire.
Incapable du contraire, j'ai acheté en donnant ma main molle au gominé ravi de son affaire. Mais, n'ayant ni casque, ni permis, le vendeur se gratta bien la tête en me voyant pousser la fabuleuse machine et gagner le goudron de la longue nationale qui - c'était sûr - n'avait jamais vu ça.
La moto c'était ce matin, mais tout commença il y a sept mois exactement.
J'arrivais au cabinet comme tous les jours, vers les sept heures. J'achevais quelques ordonnances de la veille, signant d'un trait déjà fatigué. Puis, je quittais mon minuscule bureau et buvais mon café, glacé par le blanc de la lumière de la salle d'attente.
C'est à 7h12 que j'ai regardé ma montre pour la première fois, ce jour-là. 7h12 n'était pas exceptionnel. 7h18 était mieux, mais il a pu m'arriver, au jour des grandes fatigues, un 7h08 ou même un 7h07. Bref, dès 7h12 ce jour-là, mon manège habituel commença. Celui-ci consistait à regarder le carré de ma montre, puis à me lever pour me poster au carré de fenêtre, écarter le rideau et jeter un œil et mon profil de possédé au dehors. Je me souviens de la nuit étendue comme un corps mort sur la route. Puis, je repartais m'asseoir et, trente secondes plus tard, regardais à nouveau ma montre qui retenait ses aiguilles, avant que d'un bond me poster encore à la fenêtre et vérifier que le mort de la nuit se levait enfin. Et, ainsi de suite, jusqu'à son passage, à lui, à huit heure précise, à ce centaure mécanique dont le hennissement déchirait le matin, mon crâne et mon cœur et que j'entends encore aujourd'hui, à l'heure dite, alors même que la route l'a, depuis sept mois, dévoré.
À 7h32, ce jour-là, le matin commença à jeter des couleurs sur la grisaille, à animer les passants, à faire pisser les chiens et fumer leur maître. J'attendais l'inhumain sous le casque et le cuir, qui ne mettrait plus que 28 minutes à faire crier le bitume au son insupportable de sa liberté. J'attendais et je souffrais d'attendre, comme je souffrirai de son passage. Moi, le médecin, je souffrais la contradiction du drogué dont la dose, vitale, apporte à chaque fois une douleur plus grande encore.
Enfin, à huit heures précise, il passa. Le bruit déchira un peu plus ma tête. Je me recroquevillai convaincu que quelque chose s'était brisé, là, dans mon crâne. Du bout des lèvres je me suis mis à maudire. À maudire ce fils de chien, ce sauvage, son mépris, sa liberté assourdissante qu'il imposait à tous. Je l'ai maudit une fois de plus, une fois de trop : ce fut l'accident ! Les freins qui hurlent, les tôles qui se plient, les moteurs qui grondent, les portes qui claquent, les cris, les pleurs, les cris encore, les cris toujours, puis les sirènes. Insupportables sirènes qui ont déchiré mon obsession, cette raison horrible de vivre. Je revenais à moi, me redressais. Je sortis du cabinet comme un possédé. Je fis trois pas les mains sur la tête en voyant le désastre et sûr de ma responsabilité.
J'avais maudit.
J'eus un vertige et m'accrochai à un feu tricolore qui ne cessait de parler, m'encourageant bêtement à traverser. Je fis trois pas encore vers l'accident, en bégayant un « je suis médecin, je suis médecin » comme si cela pouvait changer quelque chose. Puis je m'écroulais pour de bon, les bras en croix comme au cinéma.
Je restais six mois en convalescence au Domaine des aigles. Je réappris à respirer, à marcher, à penser sobrement. Mais je sentais en moi se diffuser quelque chose : un goût nouveau pour la vie, pour le risque, la liberté, le goût du vent. Je savais que ce goût n'était pas le mien, il ne correspondait en rien à ce qui restait de ma culture, de ce petit produit manufacturé. Alors, j'ai commencé à comprendre qu'un autre avait pris possession de moi.
Il a fallu presqu'un mois après l'accident, pour qu'ils viennent enfin, dans ma chambre d'hôpital, maman et mon père. Je les vois encore : maman tenant celui-là par le bras qui était son sauveur. Notre sauveur devrais-je dire, puisque ce sont par ses mots à elle que j'appris ses gestes à lui, pour me sauver : le déroulé de l'accident, le transfert au CHU de papa, la grande opération, un espoir nouveau...
Bien sûr, personne ne m'a dit que la transplantation avait eu lieu. Que le cœur du motard battait maintenant en moi en m'insufflant sa liberté conquérante ! J'ai questionné bien entendu, j'ai demandé des papiers. On m'a souri.
Ce n'est véritablement que la semaine dernière que j'ai compris. Maman m'avait invité à manger. Nous étions tous les trois. Comme à l'ordinaire, le silence accompagna notre repas, l'emportant sur toutes formes de conversation. Puis, maman a commencé à débarrasser et mon père, curieusement, s'est levé, emportant avec lui un dernier plat. Je les vois encore, dans la cuisine, tous les deux. Messe basse.
En entendant mon père chuchoter : "ne trouves-tu pas qu'il est déjà transformé notre médecin ?", j'ai compris que c'était bien moi le maudit.