Le Mange-mitraille

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— Tu sens ça ?
Les regards se croisèrent. Personne n'aimait lorsque Lucien prenait la parole. Pas depuis la dernière fois... Paul donna un coup de coude discret à son voisin, l'enjoignant à intervenir. Albert se retourna dans un soupir. La brume étirait ses filaments entre le groupe compact et Lucien, assis un peu plus loin, les jambes repliées contre le torse.
— Quoi, Lulu ? Je sens que dalle.
— Ben ça, couillon !
Le ton agacé de Lucien l'alerta. Le dernier épisode remontait à quand déjà ? Quelques jours, tout au plus. Tout avait débuté de la même façon : au petit matin, la brume s'était immiscée autour des hommes. On ne voyait plus de Lucien que le bout de sa cigarette. Et sa voix, caverneuse, s'était alors tendue comme un arc. Les hommes n'avaient d'abord prêté aucune attention à lui. Les malheureux... Albert, lui, savait ce qu'il allait advenir. Lucien, métamorphosé, avait collé les foies à tous les hommes ce jour-là. Et depuis, on l'appelait plus volontiers le Désaxé que le Mange-mitraille.
— Ça sent, Albert, répéta-t-il alors que sa silhouette disparaissait derrière un voile opaque.
— Fais le taire, ronchonna Adrien un peu plus loin, il nous colle les miquettes, ton pote.
Albert choisit d'ignorer la remarque de son compagnon. En serrant sa vareuse autour de lui, ses deux bras repliés sur son buste, il ferma les yeux.
Goûter le repos, le silence...

Ses pensées le ramenèrent sur sa terre natale. Là-bas aussi il y avait de la brume au petit matin, des carabines et des copains, mais le gibier était bien moins combatif. Il connaissait Lucien depuis sa plus tendre enfance et le gars n'avait jamais été une vedette : au village, tout le monde le regardait avec méfiance. On le croyait maudit. Les mères apprenaient à leurs enfants à fuir le balafré. Il n'était pas comme les autres, Lulu. Sombre, solitaire, né défiguré d'une vieille sorcière, toujours à traîner ses guêtres autour des maisons vides, des poulaillers et des champs en friche. Albert avait pris tout son temps pour l'apprivoiser. Lucien n'était pas n'importe qui, il l'avait perçu dans le frisson sur son échine à leur première rencontre. Ils étaient devenus inséparables. Malgré les apparences, Lucien protégeait Albert, mais ça, personne ne le savait. Personne ne savait rien, en réalité. Albert, lui, connaissait le secret de Lucien. Il le portait comme sa propre croix depuis l'été de leurs douze ans.
Dans la tranchée, la vie n'avait pas radicalement changé pour Lucien. Il était le gars qui ne parle pas, qui ne fraternise avec personne, mais aussi celui qui est toujours au bon endroit, au bon moment et qui se sort de tous les combats. Il était devenu le Mange-mitraille. Jusqu'à ce funeste matin, quelques jours plus tôt. Depuis, les gars l'avaient rebaptisé le Désaxé.

— Ça sent, Albert.
Lulu s'était levé. Un silence tétanisé s'abattit sur la plaine, au-delà de l'échelle, dans le no man's land. Même les rares oiseaux fermèrent leurs clapets, eux qui l'avaient pourtant ouvert dès la première lueur de l'aube.
— Mais non ! le rabroua Albert en s'accroupissant à son tour.
Pas aujourd'hui, c'était impossible ! Cette fois Lucien se trompait. Albert se préparait donc à lui sauter à la gorge. Il le frapperait s'il le fallait, mais il ne laisserait pas Lulu finir au peloton.
— Je te dis que ça sent !
Autour d'eux, la terreur se répandait maintenant comme une mauvaise chienlit, s'insinuant sous tous les casques tremblants.
— Il va recommencer, couina le petit Louis, au fond du boyau, putain, non, non...
— Tu sens quoi, Lulu ? risqua le Gamin en rentrant sa tête blonde dans son cou.
Le pauvre n'avait pas assisté à la dernière fois. Il avait intégré la compagnie après et personne n'avait eu le cœur de l'affranchir sur la réputation du Désaxé.
— Je vais le buter, menaça Adrien en se redressant, baïonnette au canon. Une fois, ça suffit. Je veux pas revivre ça !
Un murmure d'approbation parcourut la compagnie.
— Il sent rien, je vous dis ! hurla Albert en se redressant tout à fait, je vous l'ai expliqué cent fois ! Il sent rien, il a pas d'odorat à cause de sa balafre, il en a jamais eu !
— Fais pas chier avec ça, Albert, s'emporta à son tour le vieux Jo, les phalanges blanchies sur le canon de son arme. Fais pas le malin ! Tu sais bien de quoi on parle. Ton pote, il sent ! Hein, Lulu ! Tu sens comme une odeur de sang, pas vrai ? Comme la dernière fois ?
Tous les hommes tournaient maintenant leurs visages barbus vers le Mange-mitraille.
Un jour, Lucien avait bien expliqué à Albert, son seul ami, ce qu'il sentait réellement. Pas la nourriture, pas les fleurs ou les filles, comme le commun des hommes. Non. Lulu n'était pas un homme ordinaire. Il avait un supplément de sens, à défaut d'un odorat. Il ne sentait qu'une chose, pour lui et pour ceux qu'il aime. Une chose mystique, effrayante. Celle qu'aucun homme n'a envie de regarder en face.
Albert baissa la tête, vaincu. Et s'ils avaient tous raison ? S'il fallait le passer une bonne fois pour toutes par les armes, pour en finir avec tout cela. Vivre sa vie dans l'ignorance, profiter de chaque instant sans se soucier de la venue de cette garce. Elle avait choisi Lucien comme messager. Ils pouvaient donc buter le serviteur, à défaut de vaincre le maître, et retourner à leur inconscience !
Dans son dos, Lucien alluma une nouvelle clope et se rapprocha. Son immense carrure émergea de la brume aux côtés d'Albert. Les hommes firent tous un pas en arrière dans la boue. Le Désaxé tira sur sa cigarette, se frotta les yeux de ses mains maculées de boue puis leva tranquillement le visage vers le ciel. Le nuage compact au-dessus de la tranchée annonçait la grêle à venir. Un hoquet général retentit dans un silence de mort.
— J'te l'ai dit, Albert, laissa-t-il tomber enfin, ça sent. Ça sent comme une odeur de sang.
— On est sur un putain de charnier ! éructa Albert en dernier recours. Tu vas finir au peloton pour atteinte au moral des troupes, Lulu ! Vas-tu la fermer à la fin ? Que veux-tu que ça sente ?
— Le sang frais, mon gars, lâcha le Désaxé comme un présage.
La panique s'empara alors de la compagnie. Certains soldats abandonnèrent leur équipement dans la boue, se ruant vers le no man's land. Adrien poussa si violemment le gamin qu'il tomba face contre terre, au pied de l'échelle. Les autres couraient de part et d'autre du boyau à la recherche d'une issue inexistante.
— C'est la trêve de Noël, murmura Albert, éberlué. Tu sens peut-être le sang mais on n'entend rien. C'est pas pour aujourd'hui, Lulu. Tu te trompes cette fois !
Le Désaxé eut alors ce geste effroyable qu'Albert comprit trop tard : son premier geste d'humanité. Dans un mouvement maladroit, il serra son ami de toujours sur son cœur.
— Courir ne sert à rien, lui glissa-t-il à l'oreille, ça sent le sang trop frais. C'est pour aujourd'hui. C'est pour maintenant.
Il lui avait confié sa malédiction lorsqu'ils n'étaient encore que des enfants, heureux de jouer à se faire peur entre les ballots de paille. Leurs douze ans, si lointains et pourtant si présents...
« Ne me quitte pas, jamais, avait soudainement demandé Lucien, et lorsque je la sentirai, je te le dirai. Tu partiras, mais tu sauras. » Une promesse macabre, acceptée à la légère. Croix de bois, croix de fer...
Il y eut un claquement sec, suivi d'un cri dans cette langue inconnue mais honnie. L'étreinte de Lulu se resserra inexorablement autour des épaules d'Albert...
Le sifflement strident de la marmite déchira le calme du matin.
La tranchée se souleva et projeta les fuyards dans le ciel.
Albert sentit son corps se dissoudre dans un éclair aveuglant : contre lui, le Désaxé mangeait sa dernière mitraille. Il avait tenu sa promesse. Albert regretta la sienne avant de s'éparpiller dans le néant.

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