Le jardin de l'Élysée

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Acteur de formation, j'écris depuis l'adolescence. Je me suis essayé à plusieurs formats (poèmes, tanka, slam, nouvelles, roman, pièces de théâtre...). Je travaille presque exclusivement au ... [+]

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C'était un rond-point, un bouton de béton et de terre au milieu de nulle part, pas très loin de chez nous. Ce qu'il avait pour lui, c'était d'être grand. Louper sa sortie, c'était comme s'offrir un tour de manège. De temps en temps, la police s'y installait pour ses contrôles. C'est d'ailleurs les seuls occupants qu'il a eus jusqu'au 17 novembre ; jusqu'à nous, la marée fluo. Lorsque les camarades ont décidé qu'on irait là, je me suis demandé pourquoi. Je me suis dit que ça ne servirait à rien, que l'endroit même était un symbole du rien. Des fois, on se trompe. J'ignorais que le centre du monde n'était pas un endroit bien défini, mais qu'il pouvait être là où on l'a décidé. On ne pensait pas que tout irait jusque là, qu'on tracerait l'horizon en jaune jusque si loin, jusqu'à ces pays où on se dit qu'on irait bien un jour avant de mourir. Même là-bas, on a parlé de nous. De ce rond-point devenu jardin. On a parlé d'ici. Depuis combien de temps on n'avait pas parlé d'ici autrement que pour parler d'une région morte ou qui agonise ? Un rond-point, c'est bien le dernier endroit où je me serais dit qu'on pourrait réinventer l'espoir, et peut-être bien écrire l'Histoire.

Les premiers jours, il n'y avait rien d'autre que nous. On était peu avec peu d'idées et pas de moyens, un gang de clopinettes. Et puis on s'est aggloméré les uns aux autres ; des jeunes et des moins jeunes, des bricoleurs et des maladroits, unis par ce même gilet qui traînait dans les bagnoles ; un trait d'union dans cet avenir si incertain qu'on ne cessait de nous promettre. Furieux, joyeux, frustrés, on a vite compris qu'il y avait quelque chose à faire ici. Ça a commencé avec quelques palettes empilées, des thermos et des cookies premier prix. À chaque tournée, c'est le monde qu'on refaisait et les idées fusaient, on se donnait l'envie d'avoir envie. On fredonnait, parfois jusqu'à chanter, à marteler qu'on était là et qu'on serait toujours là. Et puis, on a fini par se demander d'où on venait, et ce qu'on savait faire. J'ai parlé de l'école d'horticulture où j'étais allé. J'ai regardé autour de moi, balayé cet espace qui n'existait pas encore, et le lendemain, j'ai ramené des outils de jardinage que ma mère avait remisé dans le garage. C'était son truc avant que mon père ne la quitte. Son grand jardin qu'elle aimait bichonner tous les week-ends. Maintenant, elle regarde la télé et s'extasie devant des émissions qui montrent des baraques qu'elle n'aura jamais. Elle est en friche, et je n'ai pas les mains assez vertes pour la faire repartir.

Après l'hiver, la machine était lancée. Au-delà des samedis, de la simple occupation de contestation, les sans-dents que nous étions ont retroussé leurs manches. On a creusé, planté, remué, arrosé, jusqu'à voir poindre les premières tiges. Des jeunes pousses colériques faisant pousser des jeunes pousses. Muscari, perce-neige, jacinthes, et même des clématites. Petit à petit, la couleur a troué la grisaille, et les télés n'ont pas tardé à se pointer. Les journalistes voulaient savoir qui étaient ces squatteurs fluo, prêts à dormir sur un rond-point, à y installer des toilettes sèches et des tentes. Ils sont venus depuis la route et parfois même le ciel, balayant notre zone avec leur hélicoptère, nous prenant de haut parce qu'ils s'attendaient à ce qu'on les caillasse, le couteau entre les dents fêlées, prêts à les embrocher. La vérité est qu'ils nous connaissent autant qu'ils connaissent les réserves d'Indiens. Et à défaut de les insulter, on les a conviés à rester un peu avec nous, pour entendre nos histoires ordinaires et regarder nos petits gestes dans notre jardin. C'était un monde dans le monde qui naissait devant eux. Et on voyait bien dans leur air éberlué qu'ils ne pouvaient croire que c'était possible. Qu'un peuple ne pouvait pas s'offrir une autre trajectoire.

Avec le printemps est venu le temps des fanfares, et des envies de faire des trucs encore plus fous. De quelques-uns, nous étions devenus une multitude, le gilet toujours sur les épaules, une foule de petits soleils, as de la débrouille qui ne pensaient plus à ces fins de mois qui commençaient à la moitié du mois. On avait l'obligation de rien, alors on s'autorisait tout, jusqu'à cette fresque immense réalisée par un collectif d'artistes. On voulait de la beauté, de la bonne humeur, des sourires malgré les ventres vides et ce que l'on pouvait lire ou entendre dire sur nous par des gens qui ne s'étaient jamais pointés ici ne serait-ce que cinq minutes. Ma mère a fini par venir, elle aussi. Elle a déambulé un long moment dans le jardin, faisant courir ses doigts sur les pétales et ses yeux sur les portraits peinturlurés qui ornaient les cabanes. Puis elle est revenue vers moi, s'est approchée et m'a murmuré que finalement, j'avais réussi à finir mes études et que, même si je ne gagnerais pas ma vie sur des chantiers de paysagiste, elle n'avait aucune crainte, parce qu'elle était fière de moi. Ce jour-là, elle m'a fait pleurer, mais pas pour ses raisons habituelles, pas pour ce sentiment qu'elle est, quelque part, passée à côté de ce qu'elle est et ce qu'elle voulait être. Elle m'a fait pleurer pour ce sens qu'elle m'a insufflé sans le savoir. Je l'ai prise dans mes bras, et je m'en suis retourné à mes tâches du moment. Pleine, entière, investie d'une puissance incommensurable. J'ai observé autour de moi l'effervescence, ce printemps jaune qui scintillait et toute cette énergie qui allait et venait. Les petites mains affairées à désherber, les échines pliées pour être au plus près de notre verdure commune et non pour ces boulots qu'on déteste, ce système qui nous déchire et nous brise. C'était notre rond-jardin à tous et nous en étions fiers.

Il ne lui manquait qu'une seule chose ; un nom pour résonner. Être identifié. Et c'est en fixant la boîte aux lettres bricolée et plantée devant le baraquement en direction de l'est, le temps d'une absence où l'esprit vagabonde, où la réflexion s'offre une balade hors du corps, que la solution nous est apparue. Une évidence drôle et importante, comme ces slogans dans les manifs parfois si bien déballés ; « Le jardin de l'Élysée ». Et peut-être bien que dans cinquante ou cent ans, on reparlera d'ici, comme on a parlé des jardins de Versailles et de ses fastes. De ses gens. Nous l'avons écrit de notre plus belle plume à savoir un marqueur indélébile directement sur la boîte. Et dans les jours qui suivirent, je me suis amusé à l'ouvrir, juste histoire de.

Avec l'été qui approchait, on s'imaginait déjà un événement épique pour la fête de la musique. Les réseaux étaient lancés, nous étions sur tous les fronts, virtuels et bitumeux. Nous n'avions plus besoin d'arrêter les voitures. Elles venaient d'elles-mêmes jusqu'à nous, pleines à craquer de curiosité, et d'enthousiasme. Nous étions une attraction, une comète dans un ciel où les étoiles ne brillaient plus, d'admirables je-m'en-foutistes comme l'avait déclaré un routier de passage. On ne sentait pas encore venir le sens du vent, et le souffle des grenades. Celles qui piquent les yeux, la gorge et brouillent l'horizon, celles qui peuvent arracher des mains. Nous n'avions pas idée de l'assaut prévu à l'aube, et des matraques jetées à la volée, de la pelleteuse gracieusement prêtée par un entrepreneur du coin pour démonter notre rond-jardin. La brutalité des traces de chenilles sur nos plantations, les tiges broyées au rythme des hurlements, des corps qu'on embarque pour trouble, pour rébellion, pour saccage. On avait l'idée de rien de tout ça, tout simplement parce que pour une fois pendant plein de fois, on a arrêté de flipper à propos de demain. On a pris le temps de vivre notre présent comme ça, et de faire de notre colère une nouvelle façon de marcher. Ça ne pouvait pas durer, c'est vrai, mais ça pouvait exister. Aujourd'hui, j'ai remisé mon gilet mais pas mes outils. Je jardine avec ma mère, et lorsque je repense au jardin de l'Élysée, j'en souris.

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