Je n'ai pas besoin de bagage pour la route.
J'aimerais, le pas léger, chaussures au vent, manger les horizons,
Dévorer des... [+]
Un premier Grand Replay, bien sûr, ça se prépare ! Ça se construit, pas à pas, qui que l’on soit, d’où que l’on vienne, dans le secret des maisons bourgeoises de quartiers chics comme dans le brouhaha des HLM de cités en déshérence.
Pourtant, dans la famille Verdoeft, c’est un peu plus que de la préparation. Pas vraiment une religion, non, mais quelque chose de l’ordre du sacré sans aucun doute. C’est que, le match du Grand Replay, Gérard Verdoeft, le grand-père, l’a vu ! Il l’a Vu en Vrai, en live, en direct... Vu des joueurs jouant sans savoir ce que les autres en face allaient jouer !
La chose est suffisamment rare pour être précieuse ! A l’heure actuelle, combien sont-ils à pouvoir s’enorgueillir de cette chance ? Quelques dizaines au plus... Certes, à l’époque, Gérard n’avait pas dépassé les trois ans. Dire qu’il a gardé de cette rencontre historique le moindre souvenir réel serait sans doute une lourde exagération, mais le simple fait de savoir qu’il avait eu la chance d’assister, niché dans les bras de sa mère, Jocelyne Verdoeft, née Van Raemdonck, au dernier des matchs de football qui se soit joué, en direct, c’est-à-dire sans que l’on en connaisse très exactement la moindre phase de jeu à l’avance avec une précision millimétrée, était une information de tout premier ordre. Un joyau. Une pépite ! La source d’un contentement sans fin. Une fierté, une médaille arborée avec autant d’orgueil qu’en aurait ressenti un Scott des guerres Anglos-écossaises de 2022 qui aurait porté la tête d’un de ces foutus roastbeef brexitiens sur une pique !
Et Gérard en parlait, de ce match ! Foutredieu, il en parlait sans cesse, comme s’il y avait assisté la veille ! Evidemment, le fait de le revoir à chaque Grand Replay en rendait les détails plus vifs, plus précis et plus clairs dans son esprit comme dans celui de n’importe lequel des 25000 spectateurs qui se rendaient année après année à cette célébration commémorative d’une époque où le sport était encore libre de ses mouvements.
- Momo ! » L’enfant fut prénommé Maurice, en souvenir du grand-père de Gérard, prénommé Giuseppe, mais qui vouait une étrange admiration à Maurice Carême poète pour enfant sage, ce qu’il n’était pas. « Momo, le jour va venir de tes sept ans et tu sais ce que ça veut dire... »
Evidemment, la question était rhétorique et Momo se gardait bien d’y répondre. Le passage de la septième année était également, pour les Verdoeft comme pour n’importe quel membre de la communauté des supportereplay, l’occasion de la première participation au Grand Replay.
- Tu verras, Momo, ils font un travail extraordinaire !
« Ils », c’était une façon d’englober l’entièreté de l’entreprise de rétrospective vivante de Pin Hong Liu, la New Life Ever ou NLE pour ses utilisateurs les plus assidus. Et, en effet, « ils » faisaient un travail assez étonnant.
Monsieur Liu, légende vivante, quoique plus pour très longtemps sans doute, avait été en son temps, un maître reconnu dans le milieu des paris sportifs. Ses manœuvres frauduleuses pour acquérir la certitude d’obtenir tel ou tel résultat dans les domaines les plus divers de l’effort humain avaient atteint une efficacité rare. Il en était arrivé à une finesse de prévision tout à fait inégalée dans l’histoire pourtant très longue de la tricherie et du pari truqué. Le nombre de buts marqués n’était plus, et depuis fort longtemps, l’essentiel dans ce domaine. Ce chiffre était, en effet, le plus simple à obtenir et seuls quelques parieurs débutants (de grands adolescents qui osaient investir, pour la première fois, un peu de monnaie chez un bookmaker, gamins dégingandés et plus ou moins tremblants et suants, rouges d’une excitation qui ne rendait rien finalement à celle qu’ils connaîtraient peut-être en allant voir une prostituée) faisaient encore la démarche de miser là-dessus.
Non, les paris organisés par Monsieur Liu portaient sur bien d’autres modalités du jeu. A quelle seconde précise serait marqué le premier but ? De quelle parcelle de terrain serait-il joué ? Combien de blessures subiraient les joueurs ? A quels endroits ? Quelle serait l’intensité sonore des vociférations de supporters ? Les possibilités étaient parfaitement infinies. Les parieurs pouvaient investir leur argent sur n’importe quelle perspective plus ou moins aléatoire ou prévisible, de façon plus ou moins empirique ou scientifique, ils pouvaient calculer leur chance de gain ou laisser au hasard le soin de les guider... Monsieur Liu pouvait à l’époque tout prévoir. Monsieur Liu, aidé par des machines dont la puissance de calcul n’avait plus rien d’humain depuis longtemps, pouvait classifier, organiser, ordonner en catégories rigoureusement exactes toutes les sortes de paris comme de parieurs et toutes les possibilités de gains qu’il pourrait en obtenir.
Monsieur Liu régnait alors sur les paris comme la misère sur le monde. Mieux peut-être.
Jusqu’à ce que les paris perdent tout à fait leur sens.
Dire que l’univers du sport était gangrené par la tricherie serait un doux euphémisme. Il n’y avait plus une seule compétition au monde qui ne soit prise dans l’étau des tentatives de dopage, des assistances nano-logicielles, des micro-motorisations... De la course de village au match footballistique de coupe du monde en passant par les compétitions de curling ou de pétanque, aucune rencontre sportive n’était épargnée. Le spectacle sportif n’était plus qu’un cirque futile, une agitation ridicule, une arène où ne s’affrontaient plus des hommes, mais des techniciens, des chimistes ou des informaticiens.
Ainsi, la performance sportive n’existant plus en tant que telle, les spectateurs s’en étaient-ils peu à peu détournés. Les supporters de football avaient été parmi les derniers à réagir (leur intelligence et leur réactivité avaient depuis longtemps été rabotée par les hurlements incessants des stades), mais ils y étaient venus, eux aussi.
Lorsque les stades avaient commencé à se vider, Monsieur Liu avait compris que le temps béni de l’argent facile était en passe de disparaître. Les paris et leur monde appartenaient déjà au passé.
Mais Monsieur Liu était un génie. Un homme dont la finesse d’analyse des comportements humains ne pourrait jamais être égalée par aucune machine, fut-ce les siennes.
Il disposait de par le monde d’une puissance informatique si colossale que certains la comparait à celle des plus grandes puissances militaires. Ce qui le faisait sourire car, de fait, elle leur était bien supérieure. Monsieur Liu s’interrogea donc sur la façon dont il pourrait l’utiliser.
Subvertir les bourses mondiales était une idée, mais le défi ne lui semblait pas à la hauteur de son ambition. Et puis les flux et reflux de l’argent dématérialisé l’ennuyaient depuis toujours. Le spectacle en était trop artificiel. Il y manquait la sueur, le bruit, le sang... il y manquait l’humain.
La course à la conquête spatiale était une autre possibilité, mais Monsieur Liu refusait d’imaginer une seule seconde que l’homme aille salir de sa présence grouillante la pureté de l’espace.
Il eut alors l’idée du Grand Replay.
Une idée simple, finalement. Presque évidente pour qui pratique depuis suffisamment longtemps la psychologie du supporter d’après match. « Au fond », se dit-il, « quel est le grand plaisir du supporter ? Sa grande activité, son moment de gloire, son instant de pouvoir ? Mais c’est bien sûr ! Le moment pour lequel vit le supporter, c’est celui où il rejoue le match ! Celui où il décide, entouré de sa bière, de ses amis et des bières de ses amis, de ce qu’il aurait fait lui, à tel moment, de la façon dont il aurait joué telle phase du jeu, dont il aurait frappé telle balle, shooté tel pénalty... A l’en écouter, le supporter l’aurait gagné ce match, bon sang ! Si on l’avait laissé faire... »
Alors, Monsieur Liu décida qu’il fallait le laisser faire !
Non pas avec un match différent à chaque rencontre, mais avec un match identique ! Toujours le même, dans les mêmes conditions, avec les mêmes joueurs, la même météo, le même ballon... Un match en replay ! Mais un match dans lequel les supporters pourraient apporter leurs propres modifications, leurs idées personnelles sur la stratégie, leurs évidences sur le choix des postes de chacun, le repas d’avant match, la couleur des maillots, le placement de l’arbitre, les slogans publicitaires... enfin sur tout ce qui, d’une façon même infime, pourrait à leur avis influer sur le résultat final de ce match unique.
Un exploit qui fut rendu possible par la terrible puissance de son empire dans les domaines de l’intelligence artificielle. Ainsi furent vendus des centaines puis des milliers, puis des dizaines de milliers de petits appareils voués à encoder les modifications demandées par des centaines, puis des milliers puis des dizaines de milliers de supporters avides de prouver leur supériorité stratégique dans cette rencontre devenue unique dans l’histoire du monde.
Une rencontre à laquelle Gérard Verdoeft avait donc eu la chance d’assister pendant sa troisième année de vie.
Ce match en particulier, qui opposa par un beau jour de mai 2019 la Royale Alliance de Micheroux au Football Club de Retinne, deux clubs minuscules d’une minuscule banlieue de Belgique, ne fut choisi pour être l’objet du Grand Replay que parce qu’il fut le dernier match officiel du monde. Bien sûr, personne à l’époque ne pouvait le deviner. On sentait bien que l’univers sportif tirait à sa fin, mais on attendait encore avec une grande impatience les rencontres les plus importantes de ce petit monde grouillant d’égo... Des rencontres qui ne devaient finalement jamais avoir lieu, débordées puis absorbées qu’elles furent par une énième affaire de trucages, tricheries et dopages surmultipliée par l’ingérence de politiciens aussi véreux que l’on pouvait s’y attendre en ces années sombres et violentes.
Ainsi naquit le Grand Replay et pendant plus de septante-cinq ans, le match en question fut donc rejoué, une fois par an, à date et heure fixe. Septante-cinq années qui virent la fortune de Monsieur Liu dépasser ce que l’esprit humain le plus aventureux avait pu imaginer.
Et cette année-ci, Momo, petit-fils de Gérard, petit-fils lui-même de Giuseppe qui admirait tant Maurice Carême, allait pour la première fois participer au Grand Replay.
Il s’y était préparé une année durant, visionnant et revisionnant les 75 versions déjà rejouées du match. Proposant à son grand-père des alternatives cent fois jouées, des modifications sans originalités, des propositions sans grande envergure, qui étaient autant de tentatives pour changer le destin du match. Jusqu’alors, personne, nulle part dans le monde, n’était parvenu à modifier l’issue de cette rencontre. Aucune des interventions des Supportereplay n’avait suffi à renverser le score de 8 à 2 en faveur de la Royale alliance de Micheroux.
Momo jouait virtuellement bien sûr, comme la plupart des enfants de son âge, mais depuis suffisamment longtemps pour posséder correctement tous les arcanes du Replay. Il était assez intelligent pour avoir compris qu’il avait peu de chance d’y arriver, mais l’espoir était là. L’espoir d’une gloire qui serait éternelle (du moins le pensait-il), l’espoir d’être le premier à battre le Grand Replay.
Ce serait comme un premier pas sur la lune, la découverte d’un vaccin contre la finance, la trouvaille d’une nouvelle clé d’imposition des grandes fortunes, ce serait... révolutionnaire !
Vint le jour tant attendu.
Momo avait passé la nuit à encoder, à effacer, à corriger des ordres sur l’appareil offert par son grand-père pour son septième anniversaire. Ordres qui se fondaient dans la masse gigantesque de ceux mis en ligne par le reste du monde et que géraient les moteurs d’intelligence artificielle de Monsieur Liu. Comment tout cela était-il intégré au match ? Nul ne pouvait le dire. Pas même les ingénieurs de Liu incorporated à vrai dire. Quoi qu’il en soit, ces données étaient injectées directement au jeu des 22 humains augmentés qui s’agitaient sur le terrain, modifiant la trajectoire d’un pied, la force d’une bousculade, l’humidité du gazon ou le souffle du vent...
L’enfant en avait les mains moites. Il savait au fond de lui qu’aucune des commandes qu’il avait passé tant de temps à élaborer ne pourrait véritablement changer le cours du jeu. Si cela n’était pas arrivé en 75 occurrences, si les millions de lignes de codes fournies par les supportereplay du monde entier n’y étaient pas parvenues, les siennes n’y pourraient rien de plus.
Sauf...
Sauf si l’ultime idée de Momo fonctionnait. Une idée si saugrenue, si déroutante, si imprévisible que peut-être...
Mais Momo oserait-il ? Aurait-il le courage, la folie, l’imprévisible audace de la mettre en œuvre ?
Le front luisant d’une pellicule grasse, il écoutait son cœur battre un tambour infernal alors que les joueurs se présentaient sur le terrain au son d’une Brabançonne impeccablement froide jouée par un consortium d’instrumentistes dématérialisés.
L’index de l’enfant tremblait à un centimètre du pavé tactile, au bord de lancer l’ordre final, sans l’oser. Puis il prit une respiration. Appuya. Souffla.
Et vit le match s’arrêter.
Son grand-père tourna vers lui des yeux exorbités par la surprise, dans un hoquet il lut dans le regard de son petit fils un étonnement teinté de terreur et comprit qu’aussi incroyable que cela puisse être, le gamin était peut-être le responsable de cette bérézina.
Gérard voulut lui demander ce qu’il... mais il mourut d’un arrêt du cœur sans que celui-ci en fut net.
A l’écran, les vingt-deux joueurs s’étaient assis. Tour à tour, l’un d’eux semblait prendre la parole sans qu’il soit possible d’entendre ce qu’il pouvait bien dire. Dans le même temps quelques bourses mondiales menaçaient de s’effondrer.
On apprendrait bien plus tard que Momo avait envoyé un ordre tout simple. D’une simplicité si transparente que les analystes mettraient des années à en accepter la véracité. Momo avait fait en sorte d’Imprimer dans la mémoire des joueurs l’intégralité de la poésie de Maurice Carême.
Au vu du résultat, il fallut se rendre à l’évidence : la poésie et le football n’était pas compatibles.
Pourtant, dans la famille Verdoeft, c’est un peu plus que de la préparation. Pas vraiment une religion, non, mais quelque chose de l’ordre du sacré sans aucun doute. C’est que, le match du Grand Replay, Gérard Verdoeft, le grand-père, l’a vu ! Il l’a Vu en Vrai, en live, en direct... Vu des joueurs jouant sans savoir ce que les autres en face allaient jouer !
La chose est suffisamment rare pour être précieuse ! A l’heure actuelle, combien sont-ils à pouvoir s’enorgueillir de cette chance ? Quelques dizaines au plus... Certes, à l’époque, Gérard n’avait pas dépassé les trois ans. Dire qu’il a gardé de cette rencontre historique le moindre souvenir réel serait sans doute une lourde exagération, mais le simple fait de savoir qu’il avait eu la chance d’assister, niché dans les bras de sa mère, Jocelyne Verdoeft, née Van Raemdonck, au dernier des matchs de football qui se soit joué, en direct, c’est-à-dire sans que l’on en connaisse très exactement la moindre phase de jeu à l’avance avec une précision millimétrée, était une information de tout premier ordre. Un joyau. Une pépite ! La source d’un contentement sans fin. Une fierté, une médaille arborée avec autant d’orgueil qu’en aurait ressenti un Scott des guerres Anglos-écossaises de 2022 qui aurait porté la tête d’un de ces foutus roastbeef brexitiens sur une pique !
Et Gérard en parlait, de ce match ! Foutredieu, il en parlait sans cesse, comme s’il y avait assisté la veille ! Evidemment, le fait de le revoir à chaque Grand Replay en rendait les détails plus vifs, plus précis et plus clairs dans son esprit comme dans celui de n’importe lequel des 25000 spectateurs qui se rendaient année après année à cette célébration commémorative d’une époque où le sport était encore libre de ses mouvements.
- Momo ! » L’enfant fut prénommé Maurice, en souvenir du grand-père de Gérard, prénommé Giuseppe, mais qui vouait une étrange admiration à Maurice Carême poète pour enfant sage, ce qu’il n’était pas. « Momo, le jour va venir de tes sept ans et tu sais ce que ça veut dire... »
Evidemment, la question était rhétorique et Momo se gardait bien d’y répondre. Le passage de la septième année était également, pour les Verdoeft comme pour n’importe quel membre de la communauté des supportereplay, l’occasion de la première participation au Grand Replay.
- Tu verras, Momo, ils font un travail extraordinaire !
« Ils », c’était une façon d’englober l’entièreté de l’entreprise de rétrospective vivante de Pin Hong Liu, la New Life Ever ou NLE pour ses utilisateurs les plus assidus. Et, en effet, « ils » faisaient un travail assez étonnant.
Monsieur Liu, légende vivante, quoique plus pour très longtemps sans doute, avait été en son temps, un maître reconnu dans le milieu des paris sportifs. Ses manœuvres frauduleuses pour acquérir la certitude d’obtenir tel ou tel résultat dans les domaines les plus divers de l’effort humain avaient atteint une efficacité rare. Il en était arrivé à une finesse de prévision tout à fait inégalée dans l’histoire pourtant très longue de la tricherie et du pari truqué. Le nombre de buts marqués n’était plus, et depuis fort longtemps, l’essentiel dans ce domaine. Ce chiffre était, en effet, le plus simple à obtenir et seuls quelques parieurs débutants (de grands adolescents qui osaient investir, pour la première fois, un peu de monnaie chez un bookmaker, gamins dégingandés et plus ou moins tremblants et suants, rouges d’une excitation qui ne rendait rien finalement à celle qu’ils connaîtraient peut-être en allant voir une prostituée) faisaient encore la démarche de miser là-dessus.
Non, les paris organisés par Monsieur Liu portaient sur bien d’autres modalités du jeu. A quelle seconde précise serait marqué le premier but ? De quelle parcelle de terrain serait-il joué ? Combien de blessures subiraient les joueurs ? A quels endroits ? Quelle serait l’intensité sonore des vociférations de supporters ? Les possibilités étaient parfaitement infinies. Les parieurs pouvaient investir leur argent sur n’importe quelle perspective plus ou moins aléatoire ou prévisible, de façon plus ou moins empirique ou scientifique, ils pouvaient calculer leur chance de gain ou laisser au hasard le soin de les guider... Monsieur Liu pouvait à l’époque tout prévoir. Monsieur Liu, aidé par des machines dont la puissance de calcul n’avait plus rien d’humain depuis longtemps, pouvait classifier, organiser, ordonner en catégories rigoureusement exactes toutes les sortes de paris comme de parieurs et toutes les possibilités de gains qu’il pourrait en obtenir.
Monsieur Liu régnait alors sur les paris comme la misère sur le monde. Mieux peut-être.
Jusqu’à ce que les paris perdent tout à fait leur sens.
Dire que l’univers du sport était gangrené par la tricherie serait un doux euphémisme. Il n’y avait plus une seule compétition au monde qui ne soit prise dans l’étau des tentatives de dopage, des assistances nano-logicielles, des micro-motorisations... De la course de village au match footballistique de coupe du monde en passant par les compétitions de curling ou de pétanque, aucune rencontre sportive n’était épargnée. Le spectacle sportif n’était plus qu’un cirque futile, une agitation ridicule, une arène où ne s’affrontaient plus des hommes, mais des techniciens, des chimistes ou des informaticiens.
Ainsi, la performance sportive n’existant plus en tant que telle, les spectateurs s’en étaient-ils peu à peu détournés. Les supporters de football avaient été parmi les derniers à réagir (leur intelligence et leur réactivité avaient depuis longtemps été rabotée par les hurlements incessants des stades), mais ils y étaient venus, eux aussi.
Lorsque les stades avaient commencé à se vider, Monsieur Liu avait compris que le temps béni de l’argent facile était en passe de disparaître. Les paris et leur monde appartenaient déjà au passé.
Mais Monsieur Liu était un génie. Un homme dont la finesse d’analyse des comportements humains ne pourrait jamais être égalée par aucune machine, fut-ce les siennes.
Il disposait de par le monde d’une puissance informatique si colossale que certains la comparait à celle des plus grandes puissances militaires. Ce qui le faisait sourire car, de fait, elle leur était bien supérieure. Monsieur Liu s’interrogea donc sur la façon dont il pourrait l’utiliser.
Subvertir les bourses mondiales était une idée, mais le défi ne lui semblait pas à la hauteur de son ambition. Et puis les flux et reflux de l’argent dématérialisé l’ennuyaient depuis toujours. Le spectacle en était trop artificiel. Il y manquait la sueur, le bruit, le sang... il y manquait l’humain.
La course à la conquête spatiale était une autre possibilité, mais Monsieur Liu refusait d’imaginer une seule seconde que l’homme aille salir de sa présence grouillante la pureté de l’espace.
Il eut alors l’idée du Grand Replay.
Une idée simple, finalement. Presque évidente pour qui pratique depuis suffisamment longtemps la psychologie du supporter d’après match. « Au fond », se dit-il, « quel est le grand plaisir du supporter ? Sa grande activité, son moment de gloire, son instant de pouvoir ? Mais c’est bien sûr ! Le moment pour lequel vit le supporter, c’est celui où il rejoue le match ! Celui où il décide, entouré de sa bière, de ses amis et des bières de ses amis, de ce qu’il aurait fait lui, à tel moment, de la façon dont il aurait joué telle phase du jeu, dont il aurait frappé telle balle, shooté tel pénalty... A l’en écouter, le supporter l’aurait gagné ce match, bon sang ! Si on l’avait laissé faire... »
Alors, Monsieur Liu décida qu’il fallait le laisser faire !
Non pas avec un match différent à chaque rencontre, mais avec un match identique ! Toujours le même, dans les mêmes conditions, avec les mêmes joueurs, la même météo, le même ballon... Un match en replay ! Mais un match dans lequel les supporters pourraient apporter leurs propres modifications, leurs idées personnelles sur la stratégie, leurs évidences sur le choix des postes de chacun, le repas d’avant match, la couleur des maillots, le placement de l’arbitre, les slogans publicitaires... enfin sur tout ce qui, d’une façon même infime, pourrait à leur avis influer sur le résultat final de ce match unique.
Un exploit qui fut rendu possible par la terrible puissance de son empire dans les domaines de l’intelligence artificielle. Ainsi furent vendus des centaines puis des milliers, puis des dizaines de milliers de petits appareils voués à encoder les modifications demandées par des centaines, puis des milliers puis des dizaines de milliers de supporters avides de prouver leur supériorité stratégique dans cette rencontre devenue unique dans l’histoire du monde.
Une rencontre à laquelle Gérard Verdoeft avait donc eu la chance d’assister pendant sa troisième année de vie.
Ce match en particulier, qui opposa par un beau jour de mai 2019 la Royale Alliance de Micheroux au Football Club de Retinne, deux clubs minuscules d’une minuscule banlieue de Belgique, ne fut choisi pour être l’objet du Grand Replay que parce qu’il fut le dernier match officiel du monde. Bien sûr, personne à l’époque ne pouvait le deviner. On sentait bien que l’univers sportif tirait à sa fin, mais on attendait encore avec une grande impatience les rencontres les plus importantes de ce petit monde grouillant d’égo... Des rencontres qui ne devaient finalement jamais avoir lieu, débordées puis absorbées qu’elles furent par une énième affaire de trucages, tricheries et dopages surmultipliée par l’ingérence de politiciens aussi véreux que l’on pouvait s’y attendre en ces années sombres et violentes.
Ainsi naquit le Grand Replay et pendant plus de septante-cinq ans, le match en question fut donc rejoué, une fois par an, à date et heure fixe. Septante-cinq années qui virent la fortune de Monsieur Liu dépasser ce que l’esprit humain le plus aventureux avait pu imaginer.
Et cette année-ci, Momo, petit-fils de Gérard, petit-fils lui-même de Giuseppe qui admirait tant Maurice Carême, allait pour la première fois participer au Grand Replay.
Il s’y était préparé une année durant, visionnant et revisionnant les 75 versions déjà rejouées du match. Proposant à son grand-père des alternatives cent fois jouées, des modifications sans originalités, des propositions sans grande envergure, qui étaient autant de tentatives pour changer le destin du match. Jusqu’alors, personne, nulle part dans le monde, n’était parvenu à modifier l’issue de cette rencontre. Aucune des interventions des Supportereplay n’avait suffi à renverser le score de 8 à 2 en faveur de la Royale alliance de Micheroux.
Momo jouait virtuellement bien sûr, comme la plupart des enfants de son âge, mais depuis suffisamment longtemps pour posséder correctement tous les arcanes du Replay. Il était assez intelligent pour avoir compris qu’il avait peu de chance d’y arriver, mais l’espoir était là. L’espoir d’une gloire qui serait éternelle (du moins le pensait-il), l’espoir d’être le premier à battre le Grand Replay.
Ce serait comme un premier pas sur la lune, la découverte d’un vaccin contre la finance, la trouvaille d’une nouvelle clé d’imposition des grandes fortunes, ce serait... révolutionnaire !
Vint le jour tant attendu.
Momo avait passé la nuit à encoder, à effacer, à corriger des ordres sur l’appareil offert par son grand-père pour son septième anniversaire. Ordres qui se fondaient dans la masse gigantesque de ceux mis en ligne par le reste du monde et que géraient les moteurs d’intelligence artificielle de Monsieur Liu. Comment tout cela était-il intégré au match ? Nul ne pouvait le dire. Pas même les ingénieurs de Liu incorporated à vrai dire. Quoi qu’il en soit, ces données étaient injectées directement au jeu des 22 humains augmentés qui s’agitaient sur le terrain, modifiant la trajectoire d’un pied, la force d’une bousculade, l’humidité du gazon ou le souffle du vent...
L’enfant en avait les mains moites. Il savait au fond de lui qu’aucune des commandes qu’il avait passé tant de temps à élaborer ne pourrait véritablement changer le cours du jeu. Si cela n’était pas arrivé en 75 occurrences, si les millions de lignes de codes fournies par les supportereplay du monde entier n’y étaient pas parvenues, les siennes n’y pourraient rien de plus.
Sauf...
Sauf si l’ultime idée de Momo fonctionnait. Une idée si saugrenue, si déroutante, si imprévisible que peut-être...
Mais Momo oserait-il ? Aurait-il le courage, la folie, l’imprévisible audace de la mettre en œuvre ?
Le front luisant d’une pellicule grasse, il écoutait son cœur battre un tambour infernal alors que les joueurs se présentaient sur le terrain au son d’une Brabançonne impeccablement froide jouée par un consortium d’instrumentistes dématérialisés.
L’index de l’enfant tremblait à un centimètre du pavé tactile, au bord de lancer l’ordre final, sans l’oser. Puis il prit une respiration. Appuya. Souffla.
Et vit le match s’arrêter.
Son grand-père tourna vers lui des yeux exorbités par la surprise, dans un hoquet il lut dans le regard de son petit fils un étonnement teinté de terreur et comprit qu’aussi incroyable que cela puisse être, le gamin était peut-être le responsable de cette bérézina.
Gérard voulut lui demander ce qu’il... mais il mourut d’un arrêt du cœur sans que celui-ci en fut net.
A l’écran, les vingt-deux joueurs s’étaient assis. Tour à tour, l’un d’eux semblait prendre la parole sans qu’il soit possible d’entendre ce qu’il pouvait bien dire. Dans le même temps quelques bourses mondiales menaçaient de s’effondrer.
On apprendrait bien plus tard que Momo avait envoyé un ordre tout simple. D’une simplicité si transparente que les analystes mettraient des années à en accepter la véracité. Momo avait fait en sorte d’Imprimer dans la mémoire des joueurs l’intégralité de la poésie de Maurice Carême.
Au vu du résultat, il fallut se rendre à l’évidence : la poésie et le football n’était pas compatibles.