Le goût de la liberté

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C'est quand même un truc magique, se dit le livreur, que d'avoir toujours où aller. Des destinations, c'est pas qu'il en a manqué dans la vie, mais aucune ne lui tombait jamais du ciel comme maintenant. Avant, fallait qu'il se fixe lui-même des points sur l'horizon, qu'il enfile des chaussures pas trop niquées et qu'il se convainque que c'était là-bas qu'il devait aller. Marche ou crève, c'est pas qu'une façon de parler pour certains : s'agit parfois pas tant d'arriver quelque part que de se tirer de là où on est. Le jour où on a raconté au Livreur que les poissons devaient jamais s'arrêter de nager sinon ils se noyaient, il a commencé à mettre de côté pour se faire tatouer un gros brochet sur le biceps. Comme le brochet, il a pris la route sans se demander si c'était la bonne, il a bouffé de la bande blanche, sans réfléchir, surtout pas. Il est juste parti, parti pour la ville, pour un autre pays, un autre continent, parti avant l'aube, avant les flics, en se méfiant des gens qui restent, ceux qui n'aiment pas les gens qui passent. Parti plus loin, juste un tout petit peu plus loin, encore.

Pour ce qui est des destinations, le Livreur est gâté maintenant. Son portable vibre et il découvre sur l'écran les deux adresses : celle du resto où récupérer la bouffe et celle du type à qui la livrer.
D'ailleurs, ça vibre. 21 minutes de livraison, 2,49 euros. Il enfourche son vélo, son Rockrider tout rouillé, chourave sur les quais, et il met ses cuisses en action, des cuisses si massives qu'il n'a jamais pu porter un jeans sans avoir l'impression de se garrotter l'artère fémorale. Ses petits baobabs perso qui lui ont sorti le cul des ronces plus d'une fois, quand il fallait courir dans les forêts, poursuivi par le bruit des rangers dans les feuilles mortes, crounch crounch crounch, comme une mâchoire qui grignote l'univers dans votre dos... Ou encore quand il a fallu tirer ce canot rempli de gens qui vomissaient leurs tripes, le tirer avec de l'eau à mi-cuisses et une question dans la tête : quelle route après ?
Alors aujourd'hui c'est le paradis, et dans ce paradis Saint GPS s'installe à droite de Dieu. Plus jamais tu ne seras perdu, mon fils, car au contraire des voies du seigneur, les voies cyclables sont tout à fait pénétrables.

Grand pignon, boulevard, soleil qui se casse la gueule sur l'horizon, rougit, route comme une rivière de magma, coup de guidon à droite/à gauche, et, au rythme du jour qui s'éteint et bleuit, le Livreur roule sur le feu qui meurt. Il file, double les petites meufs en robes d'été et les mecs qui font les cons sur des trottinettes électriques, montent à trois, fument des joints et meurent au coin des rues. Lui, il craint pas la ville, il lui roule dessus à la ville, en pensant à tout et à rien et même parfois au deux en même temps. C'est ça la route, de la pensée qui se déroule sur le bitume, le goudron comme une bande de cellulose, et dans la tête tous les films en salle de projo. La route, c'est de l'espace et du temps qui se digèrent.

Les derniers rayons repeignent les façades couleur sable et l'envoient dans le passé, au milieu des dunes, en équilibre sur le hayon d'un pick-up Toyota. Ils sont trop nombreux pour tous tenir sur le plateau du véhicule et la piste est cahoteuse. Il manque d'être éjecté chaque seconde, et des secondes il y en a un paquet dans ces neuf heures consécutives de route. Sous le regard mauvais des hommes, les femmes tentent de calmer les pleurs des gosses, elles tentent si fort qu'elles sont pas loin de les étouffer. C'est une humanité rassemblée dans la soif, la peur et l'odeur d'ammoniaque de la pisse. Lui pense, si je lâche c'est la chute. Depuis il n'a jamais arrêté de penser ça, si je lâche c'est la chute. Et il s'accroche.
Tout ça lui revient en tête plus fort que la portière de Twingo tapée il y a deux mois. La route, c'est que des carambolages. Pour ce qui est des pensées, y a pas de GPS. La nuit tombe et alors c'est le froid des nuits passées sur le bord d'une voie rapide qui lui revient, les premiers mois sous une cabane (palettes pourries, bâche bleue trouée, sacs plastiques Auchan et cartons au sol) puis sous une tente orange et rouge, petit point incandescent dans la banlieue grise. Ça lui revient en vrac quand il roule. La route c'est un art d'espaces qui fuient et de temps qui revient.

Le GPS dit « Vous êtes arrivé ». Il sonne et il attend. Il attend encore cinq minutes sur le trottoir, le petit sac en kraft à la main, les auréoles de gras qui grandissent sur le papier brun. Ça sent bon le graillon et le réconfort. Il se dit que c'est dommage de laisser la nourriture se perdre et que, peut-être, il pourrait faire une pause. Il sort le burger du sac. Le cheddar fondu colle au plastique. Il mord dans le pain mou. Le gras et le sucre de la sauce roulent sous son palais, l'acidité des pickles éperonne sa langue, et la viande, grillée, hachée, presque prémâchée, se couche en lui. Il soupire et regarde le monde autour de lui. Il finit de mâcher et essuie ses doigts gras sur son pantalon, puis il remonte sur son Rockrider rouillé. Il reprend la route.

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