Descendre du bus aux Aubiers. Traverser l'avenue. Marcher trois cents mètres, entre les tours et les barres. Ne pas tourner la tête. Ne pas répondre aux sifflets, aux appels, aux insultes. Marche ... [+]
J'étais célèbre. Tel que peut l'être un homme – qui plus est jeune – dont le seul mais méritoire génie fut d'offrir sa lumière aux aveugles d'un temps.
J'étais célèbre car j'avais les mots.
La société d'alors, en proie à un dessèchement de l'âme, tombait dans ce que la presse de l'époque appelait « l'enfer des décadences ». Les hommes et les femmes du peuple, en balcons, sur la rue, regardaient inquiets monter la fin d'un siècle et les débauches de nos sociétés mondaines.
L'Art n'existe pas ! Ce n'est qu'un prétexte disait-ils alors, un prétexte à l'outrance, au sexe et à la dénature ! Voyez la jeunesse, ses richesses, son esprit, son rimmel et ses laques couler par les rues, comme la boue par temps d'orage ! Voyez le vice se répandre en de malins détours et, au cœur de Paris comme de Londres, pousser le cancer de Sodome ! Voyez, disait le peuple !
J'étais célèbre car j'avais les mots. Non pas les mots, faciles, qui excitent la fibre animale en chacun de nous, mais les mots qui font s'ouvrir les poings et taire les cris. Les mots qui tempèrent et qui rassurent.
Mon premier livre fut assimilé à la profession de foi d'un nouveau prophète et l'animale société s'apaisa, à ma lecture, comme le chien sous l'effet d'une caresse.
L'objectif de mon essai, que d'aucuns considérèrent comme le fruit d'une puérile ambition, n'avait pour but, rien de moins, que de réconcilier l'Art et le peuple !
Le succès fut sans précédent. Du jour au lendemain le total inconnu que j'étais devint l'incarnation parfaite du renouveau d'une pensée, à moi seul, une modernité, une révolution, mieux encore : une espérance !
Pour construire l'édifice de ma philosophie comme de ma gloire je n'avais usé, pour ainsi dire que d'une phrase, leitmotiv de ma pensée, sève brute qui de la racine des corps mène à l'appréciation élevée de l'Art : « Vivre, c'est chercher les mots » et qui, développée en quelques pages avait fait le livre le plus lu de cette fin de siècle.
Du jour au lendemain une seconde ombre vint accompagner mes pas : la notoriété et je souriais à ces regards faits d'admirations et de profonds respects, ces regards qui déjà m'éloignaient du commun, me faisant remarquable, différent, désirable, supérieur.
Je donnais ma pensée à qui voulait l'entendre, projetais sur les scènes de nos sociétés les lumières de mon esprit en administrant mes réflexions comme d'autres administrent des antidotes. Je me sentais tout puissant, victorieux de la persistante idée de l'Art trop souvent inaccessible et jetais aux oubliettes de l'Histoire les canons du peuple laborieux et de l'Art inutile.
Je ne disais et ne répétais qu'une chose : vivre, c'est chercher les mots !
Cherchez les mots qui vous manquent pour donner du sens, pour comprendre, pour déclarer, pour souffrir. Les mots qui vous manquent pour vous sentir frère, fils, père, complice, victime, pour vous sentir aimé. Les mots qui vous manquent quand il faut crier combien l'on aime, combien l'on serait prêt à tout, combien l'on serait courageux. Les mots qui vous manquent quand l'élan de la parole se fige dans le silence d'une bouche ouverte, et que les mots éclatent sur le pas de vos lèvres comme les bulles d'un mauvais savon. Cherchez les mots ! Cherchez encore ! Cherchez ceux-là qui sont le lien entre les hommes. La relation, le mot-poignée de main, le mot-sourire, toute l'humanité en somme, recherchez-la dans les mots !
Et les hommes et les femmes en balcons, sur la rue m'écoutaient, devinaient une solution, espéraient une réponse.
Si nous avions les mots, pensaient-ils.
Au plus brillant des orateurs, leur disais-je, comme au plus abouti des écrivains ou à la plus pure des phrases il manque toujours des mots. Les mots qui règnent entre les mots, par devant, par-derrière, en suspens sur les sons inachevés, les mots que l'on voudrait créer, transformer, dépasser, les mots au-delà de tout équilibre, de tout académisme, de toute métrique. Les mots gonflés de sens, de vie, de certitude. Cherchez le mot, ce mot magique qui fait que l'on donne à sentir et à réunir ! Cherchez-le, c'est la porte de vos émotions, de vos relations et la porte de l'Art !
Et les hommes et les femmes en balcons, sur la rue, posaient sur le papier les courbes qui font les lettres, ou sur leurs lèvres les sons qui font les mots et je crus alors que la Réussite me tendait ses bras.
Quelle ne fut pas ma désillusion ! Mon drame ! Alors que du jour au lendemain, ce qui fait les pulsions des sociétés, les hoquets d'un peuple m'avaient propulsé au-delà du commun des mortels, sous l'auréole d'une gloire que je ne pouvais imaginer, je fus, d'un coup, sans trop savoir pourquoi, oublié, effacé des mémoires collectives et des papiers du matin, la toute simple victime d'une vulgaire mode dont je pensais ma philosophie exempte.
Puis, il y eut le procès venu d'on ne sait où, pour des motifs ridicules, une attaque inimaginable, d'un autre âge et qui me rapprocha une dernière fois du soleil, mais dans de telles conditions et d'une manière si brutale, si vulgaire que, sûrement, je m'y brûlais.
Il y eut le procès et la honte.
Je ne connus même plus alors l'anonymat, cet étrange purgatoire entre l'étoile et les bas-fonds, entre le célèbre et le banni, je sombrais directement, avec mes mots que je jetais dans le vide, dans la solitude la plus aboutie, dans la geôle la plus obscure des existences devant les poings tendus, les cris, les rires et les sifflets de la foule retrouvée.
Et, c'est alors que je pleurais mes mots, comme d'autre pleure leur père, qu'un geste, un geste simple d'anonyme me sauva de la mort et de moi-même : « Quand, de ma prison, on m'amena entre deux policiers devant le tribunal des faillites, il attendait dans le sinistre et long couloir afin de pouvoir, devant toute la foule, qu'un geste si simple et si charmant réduisit au silence, soulever gravement son chapeau, tandis que, menottes aux mains et tête basse, je passais devant lui »* sans un mot.
* : Phrase extraite du De Profundis d'Oscar Wilde écrit en 1897 durant son dernier mois d'incarcération à Reading, prison de Sa Majesté.
J'étais célèbre car j'avais les mots.
La société d'alors, en proie à un dessèchement de l'âme, tombait dans ce que la presse de l'époque appelait « l'enfer des décadences ». Les hommes et les femmes du peuple, en balcons, sur la rue, regardaient inquiets monter la fin d'un siècle et les débauches de nos sociétés mondaines.
L'Art n'existe pas ! Ce n'est qu'un prétexte disait-ils alors, un prétexte à l'outrance, au sexe et à la dénature ! Voyez la jeunesse, ses richesses, son esprit, son rimmel et ses laques couler par les rues, comme la boue par temps d'orage ! Voyez le vice se répandre en de malins détours et, au cœur de Paris comme de Londres, pousser le cancer de Sodome ! Voyez, disait le peuple !
J'étais célèbre car j'avais les mots. Non pas les mots, faciles, qui excitent la fibre animale en chacun de nous, mais les mots qui font s'ouvrir les poings et taire les cris. Les mots qui tempèrent et qui rassurent.
Mon premier livre fut assimilé à la profession de foi d'un nouveau prophète et l'animale société s'apaisa, à ma lecture, comme le chien sous l'effet d'une caresse.
L'objectif de mon essai, que d'aucuns considérèrent comme le fruit d'une puérile ambition, n'avait pour but, rien de moins, que de réconcilier l'Art et le peuple !
Le succès fut sans précédent. Du jour au lendemain le total inconnu que j'étais devint l'incarnation parfaite du renouveau d'une pensée, à moi seul, une modernité, une révolution, mieux encore : une espérance !
Pour construire l'édifice de ma philosophie comme de ma gloire je n'avais usé, pour ainsi dire que d'une phrase, leitmotiv de ma pensée, sève brute qui de la racine des corps mène à l'appréciation élevée de l'Art : « Vivre, c'est chercher les mots » et qui, développée en quelques pages avait fait le livre le plus lu de cette fin de siècle.
Du jour au lendemain une seconde ombre vint accompagner mes pas : la notoriété et je souriais à ces regards faits d'admirations et de profonds respects, ces regards qui déjà m'éloignaient du commun, me faisant remarquable, différent, désirable, supérieur.
Je donnais ma pensée à qui voulait l'entendre, projetais sur les scènes de nos sociétés les lumières de mon esprit en administrant mes réflexions comme d'autres administrent des antidotes. Je me sentais tout puissant, victorieux de la persistante idée de l'Art trop souvent inaccessible et jetais aux oubliettes de l'Histoire les canons du peuple laborieux et de l'Art inutile.
Je ne disais et ne répétais qu'une chose : vivre, c'est chercher les mots !
Cherchez les mots qui vous manquent pour donner du sens, pour comprendre, pour déclarer, pour souffrir. Les mots qui vous manquent pour vous sentir frère, fils, père, complice, victime, pour vous sentir aimé. Les mots qui vous manquent quand il faut crier combien l'on aime, combien l'on serait prêt à tout, combien l'on serait courageux. Les mots qui vous manquent quand l'élan de la parole se fige dans le silence d'une bouche ouverte, et que les mots éclatent sur le pas de vos lèvres comme les bulles d'un mauvais savon. Cherchez les mots ! Cherchez encore ! Cherchez ceux-là qui sont le lien entre les hommes. La relation, le mot-poignée de main, le mot-sourire, toute l'humanité en somme, recherchez-la dans les mots !
Et les hommes et les femmes en balcons, sur la rue m'écoutaient, devinaient une solution, espéraient une réponse.
Si nous avions les mots, pensaient-ils.
Au plus brillant des orateurs, leur disais-je, comme au plus abouti des écrivains ou à la plus pure des phrases il manque toujours des mots. Les mots qui règnent entre les mots, par devant, par-derrière, en suspens sur les sons inachevés, les mots que l'on voudrait créer, transformer, dépasser, les mots au-delà de tout équilibre, de tout académisme, de toute métrique. Les mots gonflés de sens, de vie, de certitude. Cherchez le mot, ce mot magique qui fait que l'on donne à sentir et à réunir ! Cherchez-le, c'est la porte de vos émotions, de vos relations et la porte de l'Art !
Et les hommes et les femmes en balcons, sur la rue, posaient sur le papier les courbes qui font les lettres, ou sur leurs lèvres les sons qui font les mots et je crus alors que la Réussite me tendait ses bras.
Quelle ne fut pas ma désillusion ! Mon drame ! Alors que du jour au lendemain, ce qui fait les pulsions des sociétés, les hoquets d'un peuple m'avaient propulsé au-delà du commun des mortels, sous l'auréole d'une gloire que je ne pouvais imaginer, je fus, d'un coup, sans trop savoir pourquoi, oublié, effacé des mémoires collectives et des papiers du matin, la toute simple victime d'une vulgaire mode dont je pensais ma philosophie exempte.
Puis, il y eut le procès venu d'on ne sait où, pour des motifs ridicules, une attaque inimaginable, d'un autre âge et qui me rapprocha une dernière fois du soleil, mais dans de telles conditions et d'une manière si brutale, si vulgaire que, sûrement, je m'y brûlais.
Il y eut le procès et la honte.
Je ne connus même plus alors l'anonymat, cet étrange purgatoire entre l'étoile et les bas-fonds, entre le célèbre et le banni, je sombrais directement, avec mes mots que je jetais dans le vide, dans la solitude la plus aboutie, dans la geôle la plus obscure des existences devant les poings tendus, les cris, les rires et les sifflets de la foule retrouvée.
Et, c'est alors que je pleurais mes mots, comme d'autre pleure leur père, qu'un geste, un geste simple d'anonyme me sauva de la mort et de moi-même : « Quand, de ma prison, on m'amena entre deux policiers devant le tribunal des faillites, il attendait dans le sinistre et long couloir afin de pouvoir, devant toute la foule, qu'un geste si simple et si charmant réduisit au silence, soulever gravement son chapeau, tandis que, menottes aux mains et tête basse, je passais devant lui »* sans un mot.
* : Phrase extraite du De Profundis d'Oscar Wilde écrit en 1897 durant son dernier mois d'incarcération à Reading, prison de Sa Majesté.