Le garçon et le vieux

- Toute histoire commence un jour, quelque part...
- Je sais grand-père. Tu l'as déjà dis cent fois. Tu ne veux pas changer de disque un peu ?
Le garçon qui venait de déclarer cela semblait bien jeune pour être lassé de quoi que ce soit. Il faisait pourtant face au vieil homme avec les épaules basses et une expression consternée. Ce vieillard avait une drôle d'allure. Ses cheveux, entièrement blancs, avaient déserté le haut de son crâne et collaient par mèches épaisses à ses tempes. Ses joues colonisées par une barbe clairsemées presque longue laissaient d'autant plus nus le contour de sa bouche et de son menton. Certains de ces poils immaculés s'échappaient de son nez et de ses oreilles. Il n'était pas bien grand ni solide.
À la moindre brise un peu forte, il ondulait avec le vent. Ses vêtements étaient si larges qu'ils n'auraient pas broncher de contenir son double. Même en hiver il allait pieds nus. Il ne s'arrêtait presque jamais de marcher, et quand il marchait, il parlait. Il était réglé comme une horloge et suivait, tout au long de l'année, les caprices du soleil. Et tous les matins, à l'aube, leur chemin se croisait, et ce depuis de nombreuses années déjà.
Le garçon venait chercher de l'eau à la rivière, le vieil homme s'y lavait. Plus tard le jeune était de retour pour exploiter le lopin de terre qu'il avait travaillé. Irrigués par le même cours d'eau, l'aîné faisait pousser de drôles de graines et entretenait tout un champ de fleurs que l'on ne voyait qu'ici dans la région. La forêt se dessinait loin à l'horizon et la plaine était uniquement perturbée par la cahute en bois dans laquelle vivait le vieillard.
Ce doyen fragile était l'objet de nombreuses blagues que ce faisait, entre eux, les enfants qui passaient par là. Peu d'adultes venaient ici. Le village était certes moins loin, mais le débit du ru était réduit et s'ils le pouvaient les parents préféraient éviter le terrain du vieux fou. Il est vrai qu'il ne faisait pas grand chose comme tout le monde. Ce qui était le plus connu de lui, outre les histoires qu'il passait sa vie à raconter, c'était sa démarche. Il évoluait dans la steppe comme si elle eut été parsemée d’embûches et ne faisait pas deux mètres sans prendre un virage soudain ou faire rompre son pas lent d'une grande enjambée de côté. Il agissait à longueur de journée comme s'il voyait seul cette foule d'obstacles.
Le cadet parlait très peu au vieil homme mais comme il était le seul à agir avec lui comme s'il existait vraiment, les autres se contentant de l'ignorer, le doyen zonait souvent autour de lui. Il lui arrivait de passer des heures à tourner en rond autour de la parcelle, psalmodiant des choses que le jeune garçon, bienveillant, n'écoutait plus. À ses oreilles, la litanie du vieillard et le son rythmé de sa bêche s'enfonçant dans le sol ne formaient qu'une seule et même musique. Selon la saison, cette denière s’agrémentait du chant des oiseaux, du clapotis du ruisseau ou du craquement des pas sur les rares feuilles que le vent avait transportées jusqu'à eux.
- Attention tu frôles Bastien !... Marie-Noël n'aimerait pas qu'on lui piétine la tête ainsi... Évites donc Gopi, tu veux... Ici c'est Juanita, elle...
- Je sais, grand-père, je sais. Ces histoires, tu me l'as raconté mille fois.
- Les as-tu jamais écouté, petit ?
- Tu répètes toujours la même chose.
- Parce que l'histoire n'a pas changé. Tu es comme les autres. Tu ne prêtes pas l'oreille.
- Laisseras-tu mourir ces pauvres gens ?
- Papi...
Le vieillard arrêta ses mots en levant sa main. On y distinguait tous les os et s'il n'avait pas eu tant de rides, de plis et de replis, le garçon était sûr qu'au soleil, on aurait pu voir à travers. Quand le vieil homme faisait ce geste du bras, c'est qu'il était excédé. Il y a encore quelques années, un simple froncement de sourcil suffisait à être le départ d'une leçon longue et véhémente, mais aujourd'hui, le vieux économisait ses forces.
- Tu serais bien content que ma voix conte encore ta vie quand la mort t'aura caché aux yeux de tous. Si je n'étais pas là pour rappeler leur souvenir, il ne leur resterait rien, que le néant. Ce n'est pas la mort qui est à craindre, mais l'oubli. Tout le monde a oublié ces gens : Eileen, Nikita, Gaston...
Une fois encore ce gâteux se perdait dans l'énumération de prénoms aberrants. Le garçon se demandait parfois depuis quand le grand-père inventait ses personnages. Il fallait au moins lui reconnaître une imagination folle et une mémoire à toute épreuve. Malgré cela il pouvait passer des heures, devant un caillou, à lui déblatérer tout le récit d'une vie fantasmée, comme s'il eut dû s'y reconnaître. Il y avait un endroit entre tous qui transcendait le vieillard. Le jeune avait mis longtemps à le remarquer. Le doyen passait plus de temps à cet emplacement précis qu'à tous les autres. Pourtant rien ne figurait sur le sol, pas une fleur ou un bout de rocher, rien. Il arrivait même à l'ancêtre de se mettre à genoux, le front au sol et de ne se relever que les yeux rouges et les joues pleines de larmes. Cela renforçait encore son aspect pathétique.
Le coucher du soleil sonnait la fin de la journée, et, quelque soit l'heure à laquelle il se manifestait, le garçon accueillait toujours le crépuscule avec joie. Il laissait son champ, serein. Le lopin cultivé était trop loin de la forêt pour risquer quoi que ce soit des bêtes, et les hommes avaient développé d'étranges superstition sur l'endroit, à cause du vieux. À la belle saison, personne n'y mettait les pieds, mis à part lui-même. Après sa nuit de sommeil, le garçon se réveillait toujours au premier chant du coq et si ce dernier dormait encore, c'est lui qui réveillait le volatile en partant pour la rivière. Il faisait le chemin aller à l'aube et le chemin retour avec les premiers rayons du soleil dans le dos. Le vieil homme n'était pas là ce matin, c'était un fait inouï que le garçon ne résoudrait qu'une fois qu'il reviendrait.
Au retour du jeune homme, la plaine était toujours vide. Il retarda son travail pour monter jusqu'à la cabane et ne frappa pas, de toute façon il n'y avait pas de porte. La maison était une pièce unique avec un placard, un lavabo sans robinet et un lit. Le vieux y était allongé. Le garçon sut tout de suite qu'il était mort. Il n'en fut pas triste, ni joyeux. Le corps inanimé le laissait indifférent. Il avait pour le vieil homme la même affection que l'on a pour un objet qui nous accompagne au quotidien. Sa perte ne nous peinait pas, mais le respect qu'on avait pour lui nous empêchait de nous détourner totalement.
Le garçon ne voulait pas laisser pourrir le corps à l'air libre. L'odeur de putréfaction allait attirer les opportunistes et les charognards, surtout en été. Il sortit donc et prit une pelle. Il se replaça à l'entrée de la maison et se mit à copier les mouvements du vieux comme il s'en souvenait. Une fois satisfait, il planta son outil bien droit dans le sol et retourna à son champ. C'était d'ici qu'il l'avait vu le plus. Il put vérifier avec la précision de l'habitude que c'était bel et bien l'endroit où se tenait si souvent le grand-père. Il y aurait finalement vraiment quelqu'un d'enterré ici.
Il se mit à creuser tout en réfléchissant à la forme, la taille et la profondeur que la fosse devait avoir. Ne sachant pas s'il pourrait contraindre le corps, il se décida pour un long parallélépipède. Il suivait ses plans avec l'application d'une machine et la régularité d'un métronome. Shack ! Le bruit de la pelle, assourdi par la terre, et pourtant presque métallique. Toujours selon le même rythme. Il avait simplement réajusté sa position depuis qu'il avait mis un pied dans la tombe. Aussi il sentit tout de suite la dissonance et se figea. Le sol avait résisté et son outil avait fait un son étrange, comme s'il frappait contre du bois. Le garçon ôta la pelle d'un coup sec et la terre sembla attirée dans un trou qu'elle avait laissé. Pris de la peur soudaine que le sol ne s'effondre sous lui, l'apprenti fossoyeur se retira de la tombe.
Il observait avec une crainte démesurée cette entaille qui avalait goulûment toujours plus de terre, jusqu'à ce que tout s'arrête, comme ça avait commencé. Le garçon observa avec méfiance avant d'imaginer ce que penseraient les autres s'ils venaient à débarquer. Avec le fil de son outil, il essaya de dégager le pourtour de la brèche mais comme il n'arrivait à rien, il se décida à retourner dans la fosse. En écartant la poussière avec ses doigts, il découvrit une matière blanchâtre semblable au bois qu'il avait d'abord soupçonné. Mais à mesure qu'il mettait au clair sa découverte, il dut se rendre à l'évidence. Quoi que ce soit, cela prenait la forme d'une sphère irrégulière. Alors qu'il commençait à se faire une idée de ce qu'il avait trouvé, il mit au jour une nouvelle partie des plus troublantes. Plusieurs sutures se rejoignaient juste au dessus d'un pic, flanqué de deux trous. Il ne venait pas de trouver un morceau d'arbre quelconque, il avait trouvé un crâne. Un crâne humain.
Dans sa précipitation pour sortir de la tranchée, le garçon trébucha. Vautré hors de la tombe, il rampa un peu plus loin. Son cœur battait la chamade et il sentait sur ses doigts comme une pellicule de crasse qui ne partirait pas. Le vieux n'avait pas menti. Il y avait des gens enterrés là. Il n'osa plus lever les yeux, le visage caché dans l'herbe, il se sentait épié. Il faudrait pourtant qu'il se relève. Il n'y avait pas plus de monde dans la plaine que ce matin à l'aube, pourtant le garçon était entouré de toutes parts. Il aurait voulu s'enfuir en courant, mais la peur de marcher sur l'un d'entre eux changeait ses jambes en coton. Le vieux savait lui, il aurait su. Il le voyait encore se déplacer avec mille manières. Il n'avait cependant pas le choix et fila jusqu'à la maison en s'excusant chaque fois que ses pieds touchaient le sol. Dans son lit, le grand-père restait irrémédiablement muet.
- Répète-moi ! Répète-moi une fois encore le nom de tous ces gens, juste une fois...
Il eut fallu qu'il soit trop tard pour que le cadet se rende compte qu'il n'avait jamais écouté son aîné. Cette litanie était comme une musique pour lui. Il aurait pu sans problème en déceler la moindre fausse note, mais était incapable de la jouer lui-même. Le grand-père lui refuserait les réponses à jamais maintenant. Le garçon se roula en boule dans le coin de la pièce. Il aurait pu pleurer, crier, mourir là, rien n'aurait changé. Les fantômes du dehors continueraient de le hanter. Il ne pouvait rien faire pour eux, même pas se les représenter. Il avait oublié, les noms, les emplacements, les histoires. Tout avait fui son esprit. Il y avait pire pour lui que d'imaginer qu'au dehors des spectres l'attendaient. Ce n'était pas ça qui tordait ses entrailles, mais l'exacte inverse. Penser qu'il n'y avait plus rien. À cause de lui, la plaine remplie d'ossements avait été vidée de toutes ses âmes.
Alors le jeune garçon se débattait, il se rattachait à toutes ces fois où il avait vu l'ancien s'arrêter au milieu de nulle part. Il essayait de visualiser devant lui une ombre qu'il retenait. Malgré ses efforts, les silhouettes de fumée se dispersaient et le corps du doyen se délitait. Le garçon se leva et porta le corps au dehors. Pour lui cette poupée inanimée ne pesait rien. Il le déposa comme il put dans la fosse, tout près du crâne. Peut-être était-ce son enfant ou son amour, il ne le saurait jamais. Il voulut lui dire un dernier au revoir et se rendit alors compte qu'il ne connaissait même pas son nom. Le vieux en récitait toujours tellement que le garçon n'avait jamais pensé à lui demander. Il ne versa aucune larme en l'enterrant. Une fois son travail terminé, l'herbe remise en place, on ne voyait presque rien. Il reprit ensuite ses activités mais sans cesser de penser.
Peut-être sa famille s'inquiéterait et viendrait, alors il en saurait plus. Personne n'avait jamais montré le moindre intérêt quand il était vivant pourtant. Que devait-il faire ? Et la maison ? Pouvait-elle rester comme ça, au milieu de rien ? Il pourrait la transformer en monument funéraire, pour que tout le monde sache que cette plaine était un cimetière. S'il faisait ça, tout le monde le prendrait pour un fou lui aussi. Pourquoi risquerait-il tout ça pour un homme qu'il ne connaissait même pas ? Il y avait peut-être une raison à tout cela. Que se passerait-il si, d'aventure, il quittait cette portion de ruisseau ? Il ne devait rien au vieux, rien du tout.
Le garçon fut rapidement las de tous ces questionnements. Il quitta son lopin de terre pour retourner exploiter dans les mêmes zones que les autres. C'est eux qui avaient raison finalement. Il ne revint plus, il s'était juré de ne plus y retourner. On lui posa des questions auxquelles il ne répondit pas, mais on dut prendre le départ de l'ancêtre comme une explication car on arrêta bien vite. Le garçon grandit, devint un homme et épousa une femme à qui il ne parla jamais de la parcelle de terre près du ru, ni du vieillard au cimetière inconnu. Il était heureux comme cela, jusqu'au jour où sa fille naquit. Quand il vit sa tête démesurée de bébé, il repensa au crâne dans la terre, et au vieux, lui aussi dans la terre maintenant. Il n'avait jamais oublié, comment aurait-il pu ? Le néant, disait-il, voilà ce qui attend ceux dont on ne se souvient pas.
Une nuit alors que sa fille refusait obstinément, et plutôt bruyamment, de dormir, l'homme prit l'enfant contre lui et sortit. Il marcha, et sans vraiment réfléchir, reproduisit le chemin de son jeune âge. Le ciel se teignait à peine d'une nuance plus claire quand il arriva au ruisseau. Son champ avait été englouti par la végétation, les fleurs du vieux avaient pris leur essor un peu partout, mais c'est tout d'abord vers la maison qu'il se dirigea. C'était une ruine. Elle avait été vandalisée plusieurs fois et la nature avait, un peu partout, reprit son droit. Le bébé ne pleurait plus. Son père aurait voulu retrouver l'endroit exact où il avait enterré ce cadavre, tant d'années auparavant mais ses souvenirs flous ne le lui permettaient plus.
- Tu sais ma chérie, dans cette maison vivait un vieux monsieur ...
L'homme s'interrompit. Ce n'était pas comme ça qu'il devait s'y prendre. Il savait pourtant qu'il lui restait une chose à faire. Il avait toujours eu peur qu'on le prenne pour un illuminé, mais sa fille le comprendrait. Il s'assit avec elle dans l'herbe. Il cherchait où commencer son récit. Devrait-il débuter à sa rencontre avec le vieillard, ou à ses gens dont il parlait tout le temps ? Peut-être pourrait-il prendre sa propre naissance comme point de départ, celle de ses parents ou celle de sa fille ? Il se demanda même si la logique ne voudrait pas qu'il attaque directement avec la mort du vieux ou alors par ce qu'on racontait, sur lui, au village. C'est alors que la réponse vint à lui, comme le jour sur la plaine.
- Il entamait toujours ces récits comme ça: « Toute histoire commence un jour, quelque part. »