Le Fleuve

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J'allais souvent jouer, solitaire, sous le grand arbre près du fleuve. La pluie emportait chaque jour, inlassablement, les échafaudages de feuilles et de brindilles que je construisais, cabanes éphémères pour mes poupées de chiffon.
Je voyais de mon promontoire les autres enfants qui, comme des nuées d'oisillons, réclamaient leur goûter et, l'ayant arraché des mains quasi maternelles, dans les rires et les cris, fuyaient aussitôt se régaler du carré de chocolat providentiel.
J'attendais toujours qu'on m'appelât :
— Baô Tran ! Veux-tu venir ! Dépêche-toi ! Il ne restera rien !
Mais il restait toujours quelque chose. Sœur Josèphe se tenait immobile près de la grande table, tandis que les enfants s'éparpillaient, leurs trésors dans les poches. Alors, doucement, je prenais le sentier de terre.
— Dépêche-toi, Baô Tran, tu es toujours en retard !
Quand j'arrivais près d'elle, elle me glissait le goûter dans les mains, me donnait un baiser et une petite tape sur la tête, en roulant des yeux :
— Baô Tran, ça n'est pas bien de me faire attendre !
Mais j'avais eu le baiser, alors je partais en souriant.

Le fleuve amenait ses bateaux et ses gens.
L'orphelinat de Hoà-Khanh était une halte bien méritée pour ces marins d'eau douce. Les hommes, torse nu, déchargeaient des colis, à la pointe du jour, quand la canicule n'avait pas encore frappé. De mon lit, j'entendais les rires et les voix masculines, portés par le vent du matin. Je me levais en douce et courais me percher dans l'arbre, pour observer toutes ces allées et venues.
Je restais là pendant les heures fraîches, jusqu'à ce que la voix de sœur Josèphe me ramenât à la réalité :
— Baô Tran ! Où es-tu donc encore ?
Le soir, les travailleurs, ceux qui n'étaient pas repartis, restaient dormir dans un bâtiment un peu plus loin. Là, ils pouvaient se laver, manger, se reposer. Ils s'en iraient le lendemain matin, pour quelques jours de navigation sur le fleuve, avant de rentrer chez eux.
Souvent, les mêmes revenaient.
Nhân était l'un de ceux-là. Il arrivait le jeudi soir à la tombée de la nuit, juste avant le souper. La première chose qu'il faisait en arrivant était de nous faire rire. Nous entendions son cri depuis le réfectoire et nous sortions en hurlant dans la cour, pour le voir cavaler partout et sauter comme un diable. Sa tresse bondissait dans son dos comme une entité folle. Et nous riions de voir cet énergumène se débattre contre des démons invisibles.
Sœur Josèphe criait, elle aussi, nous ordonnant de rentrer. Mais je voyais bien ses joues roses, et son sourire involontaire. Je voyais bien son regard vers la grande horloge peu avant le dîner, le jeudi soir, et sa façon de sursauter quand Nhân commençait à hurler.
Sœur Josèphe nous laissait applaudir et nous faisait rentrer pour terminer le repas. Elle ressortait alors, avec les clés du bâtiment des marins, et nous les suivions du regard à travers les grandes fenêtres sans vitres, couple improbable et pourtant si aimant, si aimé : sœur Josèphe et Nhân, la mère et le père que nous rêvions tous d'avoir.
Plus tard dans la soirée, les hommes buvaient un peu. Pas trop. La boisson défendue sortait des sacs et des bardas. Petites fioles d'absinthe maison, hydromel bon marché pour les plus riches, bière pour les autres ; il fallait bien ça pour supporter la chaleur, le fleuve, les moustiques et la solitude.
Je me glissais quelquefois hors de mon lit pour aller les observer, sans me faire voir. Les plus vieux jouaient aux dominos, au mah-jong ou aux cartes, tandis que les plus jeunes racontaient des histoires.
De retour dans mon lit, j'entendais leurs chants et leurs rires jusque tard dans la nuit. Je m'endormais en rêvant qu'un jour, moi aussi je partirais.

Un jeudi, Nhân n'est pas venu.
Je voyais bien que sœur Josèphe attendait aussi. Ce soir-là, elle nous a fait dîner plus vite que les autres soirs. L'heure a passé, puis une autre. Les enfants n'ont rien remarqué. Mercredi, jeudi, quelle différence... La plupart d'entre nous, trop jeunes, ne connaissaient pas encore tous les jours de la semaine. Moi, je savais.
Un autre homme est venu chercher la clé.
Dans la soirée, je suis montée sur mon arbre pour attendre et attendre. J'entendais sœur Josèphe :
— Baô Tran ! Tu dois revenir ! Il est tard !
Sa voix était inquiète, mais je savais que sa crainte était pour Nhân.
Il s'est mis à pleuvoir. Je l'ai vue courir sous la pluie vers le bâtiment des hommes pour revenir quelques minutes après. Elle a hésité un moment et elle est montée vers moi, dans le sentier boueux qui salissait tout le bas de sa robe. De mon abri de fortune, fait de feuilles de palmes, sur ma branche, je la voyais venir, essayant mentalement de lui ordonner de repartir.
— Baô Tran ?
Elle m'a tendu la main et je l'ai aidée à monter. Elle s'est assise sur la branche et m'a entourée de ses bras maternels... J'ai risqué un regard vers le sien. Était-ce la pluie ?
— Il ne viendra plus ?
— Non.
La tempe appuyée sur sa poitrine, j'entendais son cœur qui battait à tout rompre.
Le fleuve coulait devant nous, impassible.

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