Le don de l'amitié

Magyarophone, Aspie, chrétien, il paraît aussi que je suis poète.

Toute histoire commence un jour, quelque part, alors qu’on ne s’y attend plus. Je crois que les rencontres se font ainsi : alors que je ne sais pas ce qui m’attend, je prends le risque fou d’aller vers l’autre. De lui tendre la main. De la serrer.
Car l’histoire que je voudrais raconter, c’est celle d’une amitié. Ce sont ces moments où, même quand je ne le voulais peut-être plus, je continuais à faire un pas vers l’autre, quels que soient son origine, sa religion, son sexe. Parfois, sûrement, n’y suis-je pas arrivé.

J’ai rencontré Moustapha un matin quelconque de novembre. Une semaine plus tôt, je lui avais donné rendez-vous dans les locaux du Secours catholique. Nous avions convenu par téléphone des deux heures hebdomadaires de cours de français que je devais lui donner. J’avais, à l’évidence, une certaine appréhension. La personne qui m’avait recruté comme bénévole m’avait pourtant bien dit que son niveau de français était correct.
Je vis arriver ce Guinéen d’une vingtaine d’années, à l’heure prévue. Nous étions un lundi. Nous nous saluâmes. Il avait l’air plutôt à l’aise, ce qui me rassura.
Le premier cours passa sans difficulté. En quelques mois passés sur le sol français, Moustapha avait acquis un bon niveau de langue. Intérieurement, je me dis que j’avais de la chance. Non pas de l’avoir rencontré, je n’avais pas encore effectué cette démarche d’accueil de l’autre. Mais je sentis qu’il pouvait réussir. Il désirait vraiment s’intégrer. Mes jugements, le Bataclan, les amalgames étaient passés par là : je ne croyais pas cela possible.
Très vite, je me laissais surprendre par son niveau remarquable à l’oral, comme à l’écrit. En dépit de quelques hésitations orthographiques, Moustapha avait acquis une grande aisance. C’était un homme bavard. Et sa plume n’avait rien à envier à la plupart de nos grands auteurs. Mais je gardais le cœur dur, et j’avais du mal à me laisser toucher par sa personne. J’étais méfiant.

Au bout d’un mois, à la fin d’un cours, je lui parlais de l’examen du B2. Je vis deux yeux s’illuminer. C’était comme une promesse pour eux. Un espoir que je donnais. Une chance que j’offrais. J’avais évoqué le sujet auprès du responsable des formateurs en français. Lui-même préparait deux jeunes femmes à cet examen. Le B2, nécessaire à l’entrée d’une personne d’origine étrangère à l’université, apparut à Moustapha comme une vraie porte d’entrée dans l’avenir.

Que dire de Moustapha, si ce n’est ce qu’il m’a lui-même expliqué ?
« — Je suis, comme on parle [en fait], ce jour [donc], un survivant. Au pays, on m’a condamné, comme quoi j’étais sorcier [pour sorcellerie]. J’ai combattu la maladie Ebola. Ce virus a fait beaucoup de morts dans mon pays. J’étais, comme un parle, un infirmier. Parce que j’ai soigné, ce jour, des gens qui portaient le virus, les gens ont compris [pensé] que j’avais de mauvaises intentions. Je crois que c’est Dieu, inch’allah, il [qui] m’a sauvé la vie. Moi, je suis musulman. Et dans l’Islam, il est dit qu’il ne faut pas tuer les gens. Comme on parle, les êtres humains. Je suis arrivé en France ce jour, et les gens ici, c’est pas comme chez nous. Mais vous, monsieur Vianney, vous êtes quelqu’un de bien. Vous m’encouragez. »
Le cœur sur la main. L’oreille attentive à mes explications parfois un peu confuses. Le désir de comprendre les moindres mystères du participe passé. La gentillesse. Les sourires. L’accent inimitable et si charmant. Les expressions typiquement africaines. Ce Moustapha, je commençais à le rencontrer. J’apprivoisais cette culture qui n’était pas la mienne.

Nous décidâmes donc qu’il se préparerait au B2 pour le mois de mai. Très motivé et travailleur, Moustapha fit beaucoup d’efforts. Il passait de nombreuses heures chez lui à écouter la radio en langue française. Il me résumait spontanément à chaque cours telle ou telle information qui l’avait marqué. Je commençais aussi à m’ouvrir à cet homme. J’aimais parler avec lui. Une véritable amitié naquit. J’arrivais à chaque cours, impatient de voir ses progrès, d’entendre ses questions.
Il y eut des moments de doute, bien sûr. Ce jour où je présumais de ses forces et lui proposais de disserter sur un sujet presque philosophique. L’échec que nous subîmes fut l’occasion pour moi de lui présenter mes excuses pour lui en avoir trop demandé. Ces moments où il m’annonçait qu’il devait aller quelques heures à l’hôpital pour se faire soigner. Malgré tout, je me mettais à y croire avec lui.
Il y eut aussi le moment tout à fait rocambolesque où il s’inscrivit à l’examen. Il fallut réunir les documents nécessaires, l’argent aussi. Je choisis même, constatant sa situation délicate, de lui en payer une partie. Sans-papiers, et demandeur d’asile, il n’avait pas le moindre centime. Pour ce qui est de sa déclaration d’identité, je dus engager moi-même ma bonne foi. Mais l’inscription fut validée.
La préparation de l’examen permit encore une nette progression dans notre amitié. Je le soutenais par mes conseils et mes explications. Il m’apprenait à l’accepter, et à le rencontrer. Nous allâmes même visiter les plus beaux monuments de notre ville. C’était une telle joie pour lui.
Pendant la période de l’examen, je n’hésitai pas à prendre quelques nouvelles. Je pouvais être confiant, même si l’épreuve de rédaction fut plus difficile prévue, du fait d’un sujet ardu. Mais Moustapha réussit à valider le précieux sésame.

Ce sourire qu’il avait quand nous allâmes chercher son diplôme ! Une victoire ! Il y avait là aussi un jeune soudanais qui fuyait la guerre dans son pays, et qui avait appris le français en dix-huit mois. Moustapha me remercia du fond du cœur.

La plus belle surprise qu’il me fit eut lieu un an plus tard. J’avais parlé devant des jeunes de ma vie. Moustapha avait relevé mon invitation à venir m’écouter, et profita de l’occasion pour me remercier publiquement. Il raconta les moindres moments où notre amitié l’avait touché. Tout ce que j’avais fait pour lui.
Alors que c’était lui qui m’avait ouvert le cœur.