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Passionnée de lecture et d'écriture, quelques-unes de mes nouvelles ont eu la chance d'apparaître dans les revues "Borborygmes", "Zinc", et "La Revue des Ressources".

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Nouvelles :
  • Littérature générale

Aujourd'hui, j'ai eu quatre-vingt-quatre ans. Pour fêter mon anniversaire, mes enfants m'ont placée dans une maison de retraite. Ils ont formé un cercle autour de mon lit et entonné « Joyeux anniversaire » à tue-tête en prenant des airs de fête. C'est mon fils qui a chanté le plus fort ; il est devenu tellement rouge que j'ai cru à un moment qu'il allait avoir une attaque. Puis ils se sont succédé à la queue leu leu comme les rois mages pour déposer des cadeaux sur la table de nuit. Quand j'ai découvert le butin, je me suis dit qu'ils ne s'étaient vraiment pas foulés entre la paire de chaussettes en laine, la crème pour les mains et l'étui à lunettes en plastique. Ils m'ont ensuite embrassée avec effusion, mais j'ai bien vu que le cœur n'y était pas et qu'ils étaient tous pressés de partir. Car, voyez-vous, je vois tout, même si je suis incapable de prononcer le moindre mot depuis mon cancer de la gorge.
Il est certain que ma maladie les a tous arrangés. Du jour au lendemain, j'ai été privée du plaisir de leur balancer des horreurs. Que voulez-vous, c'est mon péché mignon, je ne peux pas m'empêcher de dire des choses désagréables. Si certaines personnes se distinguent par leur gentillesse, moi j'excelle à être méchante. Il faut dire que je suis très forte et que je n'ai pas mon pareil pour faire une réflexion blessante, à la vitesse de l'éclair. Et ce, toujours au moment où mon interlocuteur s'y attend le moins ; je sais ménager mes effets. Ce n'est pas donné à tout le monde. Je crois sincèrement que c'est un don du ciel. Mon fils prétend que c'est le bon Dieu qui m'a punie pour toutes mes méchancetés, mais il fera moins le malin, celui-là, quand il découvrira après ma mort que j'ai légué l'appartement de Paris à la femme de ménage. J'ai décidé de les spolier l'été dernier après qu'ils soient partis à la montagne sans m'avertir. Depuis, je me dis que j'ai bien fait.
C'est en me bagarrant avec ma belle-fille que j'ai perdu l'usage de la parole. J'étais venue ce jour-là lui annoncer que j'avais pris la décision de m'installer chez eux et lui avait apporté les plans de construction de l'extension dans leur jardin. Bien entendu, j'avais l'intention de couvrir tous les frais liés aux travaux. Je lui avais pourtant précisé que je concédais à ce sacrifice uniquement dans le but de préserver leur intimité de couple, à elle et mon fils, mais l'ingrate m'a grossièrement interrompue pour me dire qu'il en était hors de question. Là, j'ai vu rouge et j'ai déballé l'artillerie lourde ; je l'ai copieusement arrosée. Je peux vous dire que j'étais bien partie pour lui clouer le bec à cette pimbêche quand, soudain, j'ai éprouvé une sensation de brûlure au fond de la gorge. Puis j'ai été prise d'une méchante quinte de toux et là, je me suis mise à cracher du sang. Autant vous dire que la fête était finie.
Ce qui m'a frustrée le plus, ce n'était pas d'apprendre que j'avais un cancer de la gorge mais de ne pas avoir eu le temps de proférer ma dernière injure. Je n'avais réussi qu'à former la première syllabe du mot : « GAR... » avant que ma voix ne s'éteigne. C'est bien la première fois de ma vie que je n'ai pas eu le dernier mot.
Comme je ne pouvais plus parler, j'ai alors entrepris de communiquer avec tout ce petit monde par le biais de billets doux que je glissais anonymement dans les poches des vestes et sacs des uns et des autres : infirmières, médecins, patients, femmes de ménage, etc. Nombreux furent ceux qui goûtèrent à ma prose venimeuse. Jusqu'à ce que je sois démasquée. Encore une fois, la fête était finie. On m'expliqua que, le traitement terminé, il était désormais temps que je rentre chez moi.

Je décidai alors de changer de stratégie. Je déambulai dans les rues du village, les pieds nus en chemise de nuit, souillai consciencieusement mon lit et mis accidentellement le feu à ma cuisine. Puis mon fils décréta l'état d'urgence après la signature d'un chèque de deux-cent mille francs chez le boulanger et m'expliqua en présence du médecin qu'il était préférable de me mettre sous curatelle, dans mon intérêt, et que j'allais être placée dans une maison de retraite. J'eus beau protester vigoureusement de la tête, écrire sur mon ardoise « Non, je ne suis pas folle », mais rien n'y fit. Au contraire, on interpréta ma réaction comme une nouvelle manifestation de ma démence. Seule ma belle-fille garda le silence. C'est là que j'ai deviné que la renarde avait compris mon manège.

Aujourd'hui, il m'est difficile de nuire. J'ai bien tenté à nouveau de glisser des mots doux ici et là, mais ceux-ci ne produisent plus le même effet. Les infirmières les déplient puis les jettent à la poubelle, sans réaction. Elles ont la cuirasse dure mais il faut reconnaître qu'elles en voient de toutes les couleurs ici. Il n'y a guère que ma voisine de chambre, une vieille bique paranoïaque, que j'arrive encore à déstabiliser. Au début, je m'en amusais mais à présent, je commence à m'en lasser.
Tous les soirs, avant de m'endormir, je vérifie toujours qu'il est dans ma poche. Je tâte le papier à travers ma chemise de nuit. Oui, il est bien là, entier, avec toutes ses syllabes. Car, voyez-vous, même quand je serai partie, j'aurai le dernier mot.

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