Le dernier match

Un coup de sifflet retentit, et Théo voit les arbitres désigner les sept mètres. Le public, survolté jusque-là, vient de se taire. Défense en zone, c'est ce que les officiels reprochent. Cette décision, le vétéran de l'équipe ne la comprend pas, mais ce n'est pas ce qui l'inquiète. Il regarde le tableau d'affichage : trois secondes à jouer, un but d'avance. Il le sait : en cas de match nul, le club est relégué. Ce pénalty ne doit pas passer.


- Théo Derreuil ?
- C'est moi.
Théo était sorti du gymnase en dernier, assez tard en plus. Malgré tout, cet homme l'avait attendu. Que lui voulait-il ?
- Jérôme Éthien, de la cellule de recrutement de Montpellier. Nous sommes intéressés par votre profil et nous aimerions vous recruter. Qu'en dites-vous ?
Il bégaya, incapable de canaliser le torrent de pensées envahissant son esprit. Comment lui, un bleu d'à peine vingt ans peinant à s'imposer dans son petit club, pouvait-il intéresser un des plus grands de France ? C'était une blague, il ne pouvait en être autrement.
- Je comprends votre surprise. Ne répondez pas de suite, prenez un peu de temps. Je vous laisse ma carte.
Théo la prit machinalement, bredouilla pour remercier l'homme et partit.
Le lendemain, à tête reposée, il repensa à cette discussion. Il examina la carte et comprit que tout était vrai. Allait-il refuser d'intégrer son club de cœur ? Allait-il refuser que son rêve le plus fou, celui auquel lui-même croyait à peine, ne se réalise ? Bien sûr que non.


Ses coéquipiers s'énervent. Eux aussi ont compris l'enjeu de ce pénalty et eux aussi le trouvent injustifié. Malheureusement, ils l'expriment avec véhémence auprès des arbitres. Théo sait qu'en tant que capitaine, il doit les ramener à la raison. Il s'empresse de les calmer avant que l'un d'eux ne soit exclu. Protester ne changera rien : désormais, l'avenir du club se joue entre lui et le tireur adverse.


- Théo, tu rentres.
Ces trois mots, Théo savait qu'il s'en souviendrait toute sa vie. Il avait tellement rêvé de ce moment, et ça arrivait enfin : il allait disputer ses premières minutes sous les couleurs de Montpellier, le club qui lui avait fait aimer le handball. Dans sa tête, les souvenirs se mirent à défiler. Il revit ses parents, tout sourires quand il leur avait annoncé son recrutement. Il revit ses anciens coéquipiers, tristes de le voir partir mais compréhensifs et contents pour lui. Il revit les entraînements intensifs depuis son arrivée, ses efforts pour se mettre au niveau, les semaines d'attente... Le moment arriva : après une accolade avec l'autre gardien, celui qui l'avait accompagné depuis son arrivée, il foula le parquet et prit place dans les cages.


Le tireur s'avance. Théo ne connaît que trop bien son ancien coéquipier. Montpellier a besoin du match nul pour finir champion et envoie pour cela son redoutable demi-centre Vik Halfdusson, qui fait les beaux jours de son club et de sa sélection. Depuis le début du match, Théo a perdu tous ses duels face à lui.


Bloqué sur son canapé, Théo lisait les actualités sur son téléphone. Sa jambe, bloquée par une attelle, n'était pour l'instant pas douloureuse, mais il savait d'expérience que ça ne durerait pas. Il tomba sur une publication avec son nom : "Théo Derreuil, gardien de Montpellier toujours convalescent, bénévole pour la Banque Alimentaire". Il regarda les photos, revoyant avec plaisir l'immense quantité de nourriture qu'ils avaient pu collecter ce jour-là. Son sourire s'effaça de son visage quand il lut les commentaires : "Joli coup de com", "Il est encore blessé ?", "Il fait mine de se rendre utile, vous voulez dire !", "Pourquoi il n'en fait pas autant en club ?", "Le fameux grand espoir toujours blessé..."
Il maudissait sa foutue jambe, qui l'avait si souvent privé de sa passion. Il comprenait la colère des fans, qui voudraient le voir être de nouveau décisif pour leur équipe. Ce qui le dépassait, c'est que les gens prennent pour de l'hypocrisie son engagement sincère contre la faim. Chaque année, il était bénévole pour la collecte de la Banque Alimentaire, et chaque année ces connards le lui reprochaient. Il avait tenté de les ignorer, de se concentrer sur ses missions de bénévole, sa rééducation et les entraînements, mais il n'y arrivait pas. Sa carrière à Montpellier était un fiasco, il devait le reconnaître : ses blessures et le harcèlement des supporters l'avaient miné mentalement, et à chaque fois revenir de blessure était plus dur. Il allait bientôt arrêter et c'était tant mieux.
Alors qu'il se laissait déprimer, son téléphone sonna, et un nom bien familier apparut.
- Allô Rémi ?
- Salut Théo, j'espère que je ne te dérange pas.
- Du tout. J'ai vu que tu es devenu coach, félicitations ! C'est pas trop dur ?
- Si, comme tout dans ce sport, mais j'aime tellement notre club que c'est plus du plaisir qu'autre chose. C'est pour ça que je t'appelle. Je sais que tu veux arrêter, mais est-ce que tu aimerais revenir pour une dernière saison ? Je sais qu'on joue le maintien, pas le titre ni l'Europe, mais...
La question ne se posait même pas. Il voulait rejouer, il voulait retrouver ses proches, il voulait un nouveau défi. Et voilà que son ancien coéquipier lui proposait de finir sa carrière dans son club formateur à qui il devait tant. Il accepta immédiatement.


Comme à son habitude, avant de tirer, Vik fait rebondir le ballon. Une fois. Théo observe la foule : tout le monde s'est tu. Deux fois. Sur le banc, tous se sont levés. Trois fois.


- Pavel est forfait.
C'était le pire qui pouvait arriver. Dans les matchs difficiles, Captain Courage savait remotiver ses troupes. Même quand la situation semblait désespérée, l'imposant pivot tchèque trouvait les solutions et maintenait l'équipe à flot. Si le club n'était pas encore relégué, c'est grâce aux nombreux matchs remportés à l'arraché grâce à lui. Aujourd'hui plus que jamais, ils avaient besoin de lui ; sans victoire aujourd'hui, le club était relégué. Mais en face, Montpellier avait besoin d'au moins un nul pour être sacré champion. Comment l'emporter dans de telles conditions, sans Pavel ? C'est l'idée qui tournait dans la tête de l'équipe.
- Théo, tu es capitaine aujourd'hui.
Cette annonce fit l'effet d'un électrochoc pour Théo. Il n'avait jamais reçu cette responsabilité, et pour le dernier match de sa carrière, il devait mener l'équipe vers une difficile mais impérative victoire ?
Il prit quelques instants pour se reconcentrer. Il se trouva très con : il était revenu pour apporter son expérience à son club et le sauver de la relégation, et il rechignait à porter le brassard ? Il se ressaisit et acquiesça. Il sentit alors dans leurs regards que ses coéquipiers étaient prêts à le suivre et à sauver le club.


Du coin de l'œil, Théo remarque un mouvement. Tournant légèrement la tête, il voit ses coéquipiers l'encourager par des gestes. Tout à coup, il entend des "Allez Théo !" Voir ses coéquipiers l'encourager lui fait chaud au cœur, et il se sent tout puissant. Il reporte son attention sur le tireur.
L'arbitre siffle. Vik feinte un tir côté gauche. Théo ne bouge pas. L'islandais amorce une nouvelle fois son bras, et tire. Théo lève sa jambe gauche le plus haut et le plus loin possible, et rabat sa main vers son pied. Le ballon heurte sa jambe et retombe à gauche des cages.
La sirène est couverte par les hurlements de joie de la foule, tandis que toute l'équipe se rue sur le héros du match pour le féliciter. Théo sourit, il a accompli sa dernière mission. Le club est sauvé.