Le délai

Toute histoire commence un jour, quelque part... Seize mois, seize mois et pas un signe. Pas un mot, ni un sourire, pas même une feinte du visage qui témoigne signe de vie.
Assise au bord de la mer sous ce crépuscule couchant, mon désespoir tout en hâte grimpe sur l’échafaud de la perdition, faisant ainsi taire mes plus précieux espoirs. Le regard penseur, je scrute le ciel pour trouver remède à mes angoisses, et comme toujours, rien ne répond. Dans cette accalmie, je perçois au loin des oiseaux qui sillonnent le littoral, virevoltant avec grâce tels des feuilles qui s’amusent avec l’air en dansant à la sonorité enchanteresse de la nature.
Dépaysée, désorientée par cette vaste étendue bleue qui englobe ma vue, je ferme les yeux. Là, tout près, je le vois, je le regarde alité, silencieux, inamovible, la vie de mon mari ne tenant qu’à des raccordements, des fils. Son signe de vie : juste les battements de tambour de son cœur et le bruissement de ses respirations. Comment pourrais-je décrire l’état actuel des choses, tant de confusions troublent mon esprit. A la maison, les problèmes s’accumulent : courant à payer, factures d’eau, frais de scolarité à la maternelle de Awa, sans compter la nourriture. Dans ce débâcle je ne pourrais faire face trop longtemps, je sens que je lâche, je me perds, j’erre.
Quand je m’approche de lui, mes ressentiments font surface, et alors notre dispute de ce soir-là enlace mon esprit telle une sangsue sur une peau fraîche. Je me rappelle, ce jour-là, à huit heures du soir, je promenais ma fille à la place publique du quartier. En cette période de fin d’année, la rue était égayée de toutes les couleurs, des guirlandes somptueuses ornaient les arbres et les boutiques aux alentours, les vendeurs ne se privaient pas de quelques bonnes astuces pour attirer les enfants enchantés par la panoplie de ballons, de babioles et de jouets qu’ils offraient. Dans cette foire, les magiciens se faisaient aussi leur place, M. Fall accompagné de sa perruche Fifi, épluchait sa liste de tours pour conquérir le public en vue; les kiosques de costumes, d’ornements, de jouets s’alignaient jusqu’à la sortie du parc, leurs étalages attiraient beaucoup de monde. De l’autre côté, de la bonne musique bourdonnait aux rythmes du tam-tam et d’une chorale de voix qui ravivaient la joie et la gaieté qui se dévoilait en cette période.
Dans tout ce bazar, je me baladais avec Awa, nous nous arrêtâmes au vendeur de glaces pour en prendre deux à la vanille entortillées dans des cornets et saupoudrées de petites miettes de chocolat. Je regardais la rue adjacente et l’ambiance était plus modérée de ce côté; mon regard fut attiré par un couple dans la galerie d’un restaurant, ils semblaient très heureux, se tenaient la main, se souriaient, la femme environ d’une vingtaine d’années, ne se lassait pas de regarder l’autre avec une telle tendresse que son visage s’illuminait. L’homme par contre me paraissait plus âgé – presque la quarantaine – avec une corpulence bien entretenue, il portait une chemise à rayures bleues foncées et une casquette à la tête qui assombrissait son faciès.
-Vos glaces Madame, me sonna le vendeur. Au moment où je lui remettais l’argent, j’eus un déclic, je me souvins à l’instant que Balla avait la même chemise et l’avait mise le matin-même avant de partir. Une crainte m’anima inopinément, je m’approchais alors de plus près en me demandant si c’est bien ce que je soupçonnais, je sentis mes pulsations redoubler dans ma poitrine. Je me disais «et si..., non c’est impossible, ce n’est pas possible !», j’étais troublée.
Arrivée en face du resto, tout mon corps se crispa, le doute faisait place à la stupeur : ils portaient le même pantalon et tout le reste pareil. C’était bien lui, mon mari, tenant la main à une autre, caressant la joue d’une autre que la mienne et qui s’étalait indiscrètement en couple à la vue de tout le monde, dans notre quartier. Mon étonnement profond me glaça sur place, par peur d’attirer les regards je couvris promptement ma bouche pour freiner mes cris, je suffoquais, je ne voulais admettre ce que je voyais. Et à ce moment précis, je compris tout...
Quand la rage et la colère étreignent le cœur et la pervertissent, l’esprit humain fait preuve d’une somptueuse malveillance à l’égard des principaux acteurs de cette dépravation; et naturellement les conséquences ne se limitent pas à ce cercle restreint car une âme tourmentée de chagrin et de regrets, dénuée de tout sens de vie et d’humanité ne peut jouir à la vue d’un bonheur étranger.
Par pas de géants j’empruntais le chemin de retour. Arrivée à la maison, après avoir mis Awa au lit, je méditais sur ce que j’allais faire à son arrivée. Je tournais en rond, faisais des allers-retours le long du salon, j’essayais de m’expliquer le pourquoi des choses comme si j’étais fautive : comment ai-je failli à ma tâche de femme modèle ? Où est mon erreur ? Qu’ai-je fait de mal pour mériter cet opprobre ? Peu à peu, ma rage fit place à l’anxiété. J’étais confuse, perturbée, irraisonnée. Dans des moments d’angoisse comme celui-là, je me souvenais des paroles de ma grand-mère qui sage qu’elle était, m’éclairait de son savoir à chaque fois que j’étais tourmentée; elle me disait souvent : « ma petite Alima, tu ne dois jamais te laisser guider par l’émotion. Vivre, c’est s’acharner à ressentir, toute notre vie n’est qu’émotions, bonnes ou mauvaises, juteuses comme amères. N’oublies jamais de placer ta foi entière en Dieu, par sa grâce Il nous guide dans les moments les plus fatidiques ; et quand la colère assomme ton esprit, lève-toi et prie, car la prière apaise le cœur et l’âme... ».
Je pris une douche pour me calmer puis fis ma prière du soir. A la fin de mes invocations, j’implorais le Tout Puissant de me garnir de forces pour faire face à la situation qui se faufilait, je Le priais, conjurais, suppliais de consolider mon mariage dont l’errance effleure à présent mes sens. Je m’installai au salon attendant sereinement le retour de Balla. A minuit trente, la sonnette de l’appartement retentit, à demi-éveillée j’attendis quelques secondes encore avant d’aller ouvrir :
-Assalaamu aleykum 1, me salua-t-il d’une voix fatiguée. La mine décolorée – tout le contraire de ce que je vis plutôt – le regard terne, je suspectai le moindre détail pouvant contredire mes présomptions; des chaussures jusqu’au col, aucune distinction entre l’homme que je vis dans le resto et celui devant moi, le doute n’était plus permis.
-Wa aleykumu salaam 2, répondis-je. Je l’accompagnais au salon en faisant la conversation comme à l’accoutumée :
-Dis, tu n’as pas l’air beaucoup en forme. Comment était ta journée ?
- Ah si tu savais, dit-il, encore mon patron qui ne me laisse pas une minute de repos. On approche de la fin d’année et il veut que tout le boulot soit terminé d’ici là. En plus, c’est moi qui gère la maintenance de l’entreprise, je fais les contrôles quand tout le personnel descend.
-Waouh !! Dis-donc tu es bien sollicité, rétorquai-je ironiquement pendant qu’il allumait la télé. Je comprends pourquoi tu tardes tant à rentrer.
Il n’osait même pas me regarder dans les yeux, ses mensonges sans scrupules corrompaient ma colère. Plus je le questionnais et plus je désespérais de vouloir me contenir.
-Où étais-tu à environ huit heures tout à l’heure ? Il me jeta un regard de stupéfaction, me dévisagea quelques instants comme pour chercher la cause de la question avant de répondre :
-Je viens de te le dire, à l’en...
-Arrêtes de me mentir Balla, hurlai-je ! Je sentais le feu chatouiller mes nerfs, j’étouffais de l’intérieur. Irrité par mon ton autoritaire, il se leva brusquement et vint jusqu’à moi. Il me fixa longuement, son regard ne m’a jamais paru aussi limpide qu’à ce moment-là; je sentis qu’il calmait sa respiration, d’une voix posée il largua :
-J’étais au restaurant de la place avec Aïda, ma nouvelle fiancée.
Sans aucune dénégation il me balança sa réponse, avec une quiétude indéfinissable qui me figea sur place. Je retenais avec ferveur mes larmes pour ne pas me sentir impuissante devant lui.
-Je voulais t’en parler, continua-t-il, mais je n’ai jamais trouvé le moment opportun. Tu sais que notre religion nous permet d’avoir jusqu’à quatre femmes, et c’est tout un hasard si les choses se sont passées comme ça. J’ai déjà pris ma décision, mes oncles vont apporter la dot cette semaine pour concrétiser l’alliance.
Je savais naguère qu’il n’était pas du genre à biaiser, mais sa froideur me déconcerta, je marmonnais quelques paroles sans trop savoir le sens, ma rage ne pouvant se contenir plus longtemps, je finis par craquer :
-Alors c’est comme ça que tu me remercies, en me ramenant une coépouse ! Balla, dis-moi qu’ai-je fait de mal durant ces trois années vécues ensemble. Pour toi j’ai délaissé mes études en dépit des conjurations de me parents, malgré tes problèmes financiers, je me suis dégourdie afin de bien élever notre fille. J’ai toujours prié le bon Dieu pour qu’Il te guide vers la réussite et T’offre l’ouverture dans tes entreprises, et maintenant que la fortune frappe à la porte grâce à ton nouvel emploi, tu me laisses pour une autre ?
-Je ne t’abandonne pas Alima, lâcha-t-il d’un ton calme, tout au contraire je prendrais toujours soin de toi et de la petite.
-Tu me sidères Balla ! Mes larmes pendaient sur mes joues tandis que je lui crachais toute ma colère, oui toute cette colère que j’avais refoulée au fond de moi depuis trop longtemps.
-J’ai tout délaissé par amour pour toi, j’étais certaine d’avoir trouvé en toi les qualités d’un bon mari, d’un bon père et surtout d’un ami, une personne avec qui les mots ‘’ jusqu’à la mort nous sépare ’’ au lieu de m’effrayer, me réconfortaient délectablement. Sache bien une chose, ku wor ren ba déwéne mu jik la du yaw dañ lako jiiñ 3. Ma foi et ma confiance en Dieu – que le Très Haut me les préserve – ne m’ont jamais fait défaut car je sais que c’est Lui qui nous éprouve à tout instant et je me contente entièrement de Lui comme arbitre, je sais qu’Il nous jugera et ce jour-là tu regretteras amèrement tes actes.
-Serais-tu en train de me menacer Alima ? me rétorqua-t-il avec sa mine effarouchée et désemparée. Quelques défauts qu’il puisse avoir, je savais qu’il était croyant pratiquant. A chaque fois qu’il commettait de petits péchés et que je voulais le ramener à la réalité, je lui rappelais l’existence d’un Dieu unique qui ne se lassait jamais de nous observer et d’inscrire tous nos faits et gestes, qu’il existait un Dieu unique, clément et miséricordieux, doux, pardonneur et accueillant au repentir, qui attend qu’on se prosterne devant Lui et qu’on implore son pardon pour effacer nos turpitudes.
-Oh non, que Dieu me garde d’être de ton genre, lui répondis-je, des menaces non, mais juste une promesse car ce que tu viens de faire n’est autre que de la trahison !
Sans attendre de réponse, je le laissais à ses appels et ses ruminements, je séchai mes larmes en me dirigeant vers notre chambre, tout droit au lit me coucher.
Au lendemain, à l’heure de la prière de Fajar 4, j’allais débuter mes ablutions quand je constatai qu’il n’était plus là, je regardai sous la douche, la cuisine, le balcon, mais personne. Blasée, je continuai mon rituel sans m’importer d’où est-ce qu’il pouvait être sachant que c’était son jour de repos. La matinée, après avoir amené Awa à l’école coranique, je m’affairais à la cuisine pour concocter le repas de midi, du ćéébu jeun 5, quand mon téléphone sonna, je décrochai c’était Oumou la sœur de Balla. Elle balbutiait, haletait, hâtait ses paroles, répétait ses mots, je ne pus saisir dans cette inquiétude aucune logique de phrase, j’essayais au mieux de la calmer :
-C’est que...c’est Balla, il...il a eu un accident routier et...
Ne pouvant se contenir, elle sanglotait de plus belle. Je ne pus me tenir debout, mes jambes frissonnaient, une peur vive me saisit à l’instant, j’atterris au canapé la tête dans mes mains.
« Subhaanallah  » me répétais-je, je repris vite le téléphone pour me renseigner vers quel lieu sanitaire il a été transporté, je pris aussitôt mon sac et partit.
A la salle d’accueil d’urgences, j’attendais avec Oumou les résultats de l’opération de mon mari, on se serrait les mains pour se réconforter ; et puis peu de temps après un docteur nous consulta, il expliqua que Balla avait subi des fractures sur les côtes, mais les plus graves blessures se situaient au niveau de la tête. Il avait un traumatisme crânien et était en état de mort cérébrale...
Depuis ce malheureux jour, je me balade nuit et jour entre la maison et l’hôpital, m’occuper à la fois de ma fille et de de mon mari. Tout mon temps et toutes mes économies convergeaient vers eux. Au début je prenais en charge tous les frais de la maison. Balla, toujours pas réveillé après trois mois dans le coma, je retournai chez mes parents pour cause de non-paiement de loyer. Le côté positif est que ma fille était plus heureuse entourée de sa famille, la longueur du temps elle se chamaille avec ses cousins et c’est ce qui charme tout le monde car leurs entre-loupes égaient la maison avec partout des rires et des cris.
Parents, frères, amis, chacun a participé de sa somme pour que Balla se rétablisse. Les jours passèrent, les semaines, puis les mois et aucun changement jusqu’à présent. Je n’ai plus de ressources, je suis épuisée. Alors que je me croyais au bord de mes peines, ce délai finit de me porter le coup fatal : l’hôpital me somme – pour une troisième fois – de payer les cinq derniers mois sinon il serait obligé de le débrancher d’ici trois jours...
Trois jours ! Trois jours peuvent-t-ils être comparés à trois ans vécus aux côtés de cet homme qui certes, des moments durs nous ont séparés, mais mon amour pour lui ne s’est jamais estompé. Il était là quand j’avais le plus besoin d’une personne avec qui discuter, d’une oreille pour m’écouter et d’un cœur à aimer. Deux jours sont déjà passés et rien n’a changé. Aujourd’hui je n’ai plus la force ni les moyens de continuer, dois-je le laisser partir ?
En cette nuit lumineuse qui se dévoile, je reprends le chemin de retour vers l’hôpital. Arrivée à la porte de la chambre, mes larmes succombent à mon chagrin, ma main tremblote au toucher du poignet. Et dire que c’est peut-être la dernière fois que je la franchirais ! Je voulus glisser la porte quand elle s’ouvrit d’elle-même, il y avait du monde dans la salle, j’étais effarée :
« Est-il déjà parti, sans me dire au revoir ? », j’écartais une à une les personnes pour savoir ce qui se passait, et puis :
- Dieu tout puissant !! Balla...tu es...oh mon Dieu...
-Salut Alima.

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NOTES :
1. Formules de salutation : que la paix soit avec toi
2. Réponse : que la paix soit de même avec toi
3. Proverbe wolof : le traître ne peut vivre une année entière sans subir les conséquences de ses méfaits
4. Première prière parmi les cinq pour un musulman, accomplie avant l’aube
5. Plat national sénégalais communément appelé riz au poisson