Le cri de la terre

Etudiante en master 2 création littéraire à l’université Clermont-Auvergne. Je viens d’Haiti, j’aime la mer, les bons livres et la musique jazz.

Toute histoire commence un jour, quelque part dans ce coin d'île au torride paysage. Une césure apocalyptique de quelques secondes a soudainement fait razzia et grava une blessure encore plus sourde sous-jacente aux cicatrices des combats déjà menés avec fougue pour survivre sur cette île. Survivre malgré la faim de nos rêves, malgré les tentatives arides d’optimisme pour un lendemain juste et prospère.

Quel est ce cri qui remonte comme un souffle acide de mon cœur à ma gorge ? Quelle est cette brûlure qui me troue le myocarde et le glace d’effroi, d’interdits ? Est-il permis d’imaginer un gouffre soudain, sans cri, ni alarmes ? Le grincement violent des murs, le plafond qui craque dans un tango endiablé et le parquet coulissant épars, tressautant sauvage, prêt à s’ouvrir sous nos pieds et tous nous engloutir dans un tam-tam saccadé.

On n’avait rien vu venir, ni moi, ni les étudiants et encore moins la surveillante en tailleur bleu-marine et chignon bas nous dominant à travers ses verres depuis la chaire de surveillance. C’était un mardi, elle était venue remplacer notre professeur absent pour le dernier examen très en retard de la session. La période d’examen était censée se clôturer dès le 22 décembre 2009 à l’université Quisqueya mais notre prof de droit éducatif a dû reporter la date de l’examen final vers la deuxième semaine du mois de Janvier. Le campus était plutôt clairsemé à cette période marquant le début des inscriptions administratives et choix de cours pour la nouvelle session.

Ainsi donc, on a dû faire une autre concession avant de commencer l’épreuve, celle de changer de salle à la dernière minute : Troquer la salle du premier étage pour celle située aux rez-de-chaussée. Autant de signes auraient dû nous mettre la puce à l’oreille, de mauvaises ondes allaient bientôt nous ébranler.

Comment tout cela est-il arrivé ? On était assis à peine cinq minutes !
Je venais tout juste d’écrire mon nom sur la feuille statuant sur les premières questions quand le séisme fit tout à coup irruption. Nous n’avions pas tout à fait réalisé lors des premières secousses, en tout cas pas toute suite. Serait-ce possible que ce soit un tremblement de terre, comme dans les films ? Comment y réagir quand on n’est pas vraiment préparé pour une situation qu’on assimile à peine en Haïti ? Une partie des étudiants ont pris le risque de courir vers la sortie. Je suis restée interdite et pétrifiée. Fallait-il courir, se barricader sous une table ou près d’un pilier ? Je me suis vue projeter vers le mur car le paquet s’était évanouie en déséquilibre sous mes pieds, la salle dansait comme un bateau sans gouvernail sur des vagues rageuses, en furies. Et puis ce fut l’abattement des niveaux... la compression des bétons étages par étages pendant qu’on était ballotté de toute part, voire de haut en bas.
Et ce fut le néant, un orage affreux fendit avec fracas le plafond !

Quelques secondes plus tard, sans savoir vraiment comment, je me suis retrouvée entre les chaises courbées sous les lourds bétons. Il faisait sombre, le plafond scindé au milieu avait séparé la salle en deux fractions inégales, la poussière commençait à rendre l’atmosphère lourde. J’entendis des plaintes, des cris : Ceux qui malheureusement restaient coincés sous des gravats ou qui demandaient de l’aide pour un membre coincé. Certains avaient allumé leurs téléphones, pas de réseaux ni de signal, mais au moins un peu de lumières pour éclairer ce décor lugubre et se rassurer. Car au moindre mouvement déplacé, on sentait s’affaisser encore plus sur les chaises le poids des décombres. On cherchait en vain une sortie, une brèche.

Cette situation sans issue a duré encore 20 minutes, puis ce fut la lueur d’espoir. Un de nos camarades a pu repérer un trou, un bout de lumière vers la sortie, car la pièce s’était enfoncée lors de l’affaissement de l’immeuble de deux étages légèrement perché sur un terrain en pente. L’écroulement des deux niveaux supérieurs fut incliné vers l’avant. Peut-être était-ce la raison pour laquelle notre salle située en arrière, ne fut pas entièrement écrabouillée ? Cette brèche, cet étroit passage vers la sortie n’a pas été de grand secours mais nous avions au moins réussi à établir contact avec les responsables du campus : Le recteur, certains professeurs et employés de l’administration qui faisaient déjà des manœuvres pour localiser et retrouver les victimes sous les décombres. De tous les étudiants présents ce jour-là, quatre d’entre nous – moi inclus – parvinrent les premiers à sortir et légèrement s’égratigner accomplissant l’exploit des chats près d’une demi-heure après l’attaque des secousses. La brèche n’a pas tenue longtemps, périlleuse voie impraticable pour les moindres tentatives de mes autres camarades emprisonnés sous les déblais. On a dû attendre d’ailleurs jusqu’au contour de 6 heure dans un ciel tout aussi obscurci comme s’il s’apprêtait lui aussi à craquer sur nos têtes. Les responsables avaient quand même réagi avec une excavatrice du temps du chantier de construction du campus. Puis, à coup de pelles, de main-d’œuvre des volontaires, ils réussissent à dégager un bon angle pour libérer les autres.

D’être sortie du sein de la terre avec quelques ecchymoses, dans ce passage étroit de l’abîme. Toute groggy de cette frayeur qui te laisse étrangère à toi-même, vestige d’une rescapée perplexe. Pouvoir enfin respirer un air « pur » et léger et non les bouffées sablonneuses d’un espace clos et compressé. Cependant le désastre était loin d’être terminé car une fois dégagé du décor écrabouillé, il fallait atterrir en surface et devant le spectacle effroyable d’un campus défiguré car le sabotage n’avait épargné aucun des autres bâtiments flambants neufs que l’université venait à peine d’inaugurer en décembre dernier.

La mine contrite des survivants qui comme moi, toute tremblante et un peu à l’ouest, doit composer avec l’atmosphère mi- apocalyptique et précaire régnante. Assise sur le sol chancelant de secousses intermittentes avec autour quelques blessés :
- Rien de cassé, me dit pourtant cet homme. Son pantalon déchiré de long en large le laissait plutôt dans une posture embarrassante et le sang dégoulinait de sa cuisse au tibia.

Il n’y avait ni secouristes, ni trousses de secours sur les lieux et c’était le cadet de nos soucis. Oui la plupart d’entre nous sommes sortis presque indemnes mais d’autres voix continuaient de crier pas très loin dans la pénombre des décombres, qu’on vienne les délivrer.

Je vins de m’apercevoir que je n’avais pas remarqué parmi les rescapés de mon immeuble mon ami Fred et la Sœur Marjorie - une gentille religieuse -. On avait préparé ensemble le devoir final en groupe à rendre le jour même avant de commencer l’examen. La peur, l’adrénaline, l’instinct de survie m’avaient fait complètement oublié l’impact de l’autre, ceux qui comme moi subissaient les affres de ce trauma collectif. Je ne pensais qu’à sauver ma peau et sortir de ce guêpier, à défaut qu’on vienne à notre secours. Malgré tout on espérait la suspension, l’arrêt définitif des secousses post-séisme qui intimidaient les plus courageux à reprendre la route, de détaler à toute vitesse à la recherche de leurs familles ou vers leurs demeures. Bref ! Tout point de repère capable de faire le pont et leur ramener sur le rivage de leur vie séculière avant le drame. Car après tout la vie continue...

Je me rappelle à l’instant de ce flottement dans l’air : Un moment de grâce dans la journée où tout parait léger. Le temps s’arrête. Moment d’ellipse totale. Comme si on avait traversé, l’espace d’une seconde, un trou de verre. On pourrait même se laisser croire à un sentiment inexplicable de déjà-vu ou d’acte manqué. Quelque chose échappe à notre entendement comme un rêve oublié mais qui nous a tellement marqué durant la nuit. Oui... je crois que c’est ça, le syndrome de Nabuchodonosor ! Une aura de prémonition nous faisant légèrement frissonner.

J’essaie de me rappeler cependant comment la journée avait commencé. Mon réveil mouvementé fruit d’une nuit rachitique et non en vertu de la révision tardive des dernières notes du cours. Mais plutôt substrat de cette peine de cœur virulente dans les méandres d’une désillusion tellement bancale. Avec le recul, je faisais juste le deuil d’une histoire qui n’avait peut-être jamais commencé ou à sens unique. Les interrogations reviennent pourtant vous hanter après une rupture : Qu’est-ce que j’ai fait que je n’aurais pas dû faire ? Que n’ai-je pas fait pour que ça marche ? Qu’est-ce qui cloche ? Pour être plus claire, je n’avais plus de copine collante et rigolote pour me remonter les bretelles. Pour nous serrer les coudes entre sœurs, sortir faire la fête et me présenter au cousin de son petit ami afin de me changer les idées. Car ma seule amie de toujours Farah a décidé en plein milieu de session de changer d’option dans son cursus universitaire :
- Les lettres ce n’est pas mon domaine de prédilection, ma grande ! Me dit-elle, le point positif, c’est qu’on demeure toutes les deux dans la même faculté.

Quel indice m’avait échappé ? Pourquoi ce nouveau drame, ces tremblements sortis de nulle part ? Pourquoi n’ai-je pas deviné cette onde noire, cette grosse vague lançant des tentacules béants sur une ville déjà pétrie ? Pourquoi si brusquement je pense à Gregory ? C’est mon meilleur ami. Mon pote des mauvais jours, mon âme-sœur en quelque sorte. Lui si gentleman, il est même assez mignon avec ce mince duvet de moustache. Peut-être parce-que je le dépasse de 3 centimètres et qu’on se connait depuis l’école primaire. On a presque tout vécu ensemble : Même nos premières fois. Une chose est sûre, on n’est pas frère et sœur. Pourquoi ne suis-je pas tombée amoureuse de lui plutôt que de David? Hier soir, je me suis dit que je devais l’appeler... ça faisait longtemps qu’on n’était pas sorti ensemble en tête à tête - dans l’intrépide ‘‘friendship-zone’’ - tous les deux :
- Euh... mon cœur, me dit-il - il m’appelle toujours ainsi - tu te souviens de Sandra, on était tous les trois en terminale B. En fait, elle et moi on s’est rapproché durant le premier semestre en fac de droit. J’attendais le bon moment pour t’en parler, mais aujourd’hui c’est notre premier rencard. On remet notre sortie à une autre fois...

La corde s’est rompue, le réveil fut violent. Ce n’était pas la première petite amie de Gregory, alors pourquoi ce grand malaise dans l’estomac ? La voix nouée, je lui répondis suffisamment enjouée et hypocrite: « Amuse- toi donc mon cher Dom Juan ! Elle va être complètement dingue de toi ».

Notre relation battait de l’aile depuis quelque temps... Mais je faisais l’aveugle et la sourde, juste une mauvaise passe me disais-je ! Ce n’est qu’un ami, mon meilleur ami certes, il comprendra... Tout finira par s’arranger et s’emboîter, comme toujours, entre nous. Lorsque j’ai commencé à sortir avec David, j’étais totalement en apesanteur même Farah en a souffert mais c’est une fille, c’est ma frangine. J’ai été égoïste et prétentieuse de penser que je pouvais gérer sans tricher ces deux relations distinctes qui m’étaient chères. C’est bien la raison profonde de ma nuit mouvementée. Ce matin, je me suis réveillée la mine riquiqui, blessée et verte de jalousie. J’ai sorti les vieilles photos presque jaunies par le temps. Gregory et moi du temps du lycée... Alors, les images, tous ces flashs m’explosèrent en plein visage : Notre premier Saint-Valentin ‘‘romantique’’ ensemble, on était en classe de seconde. On vivait à deux pâtés de maisons, nos mères sont d’ailleurs toujours voisines. Il avait séché son entrainement de volley-ball un samedi puis nous sommes allés dîner dans une pizzeria. Il m’a offert ma première rose et a deviné mon parfum préféré de crème glacée. Mon premier rencard de cinéma, je portais une robe bustier rouge, lui portait toujours du noir en jean et maillot. Ses baisers volés... On jouait un peu au chat et à la souris. Sans oublier, ma première leçon de conduite, il fut aussi mon partenaire de bal pour le gala de fin d’année en terminale car la tierce personne en vue m’a délaissée pour une autre. Cela m’apprendra à jouer les avant-gardistes, en invitant moi-même le garçon pour le bal.

Farah m’avait pourtant averti, à propos de cette relation à la ligne plutôt floue, n’étant pas très proche de Gregory. En fait, ils ne se supportent pas mais ne se détestent non plus. À une époque, il régnait même une compétition pour le concours du meilleur ami au collège. Gregory suspectait Farah, d’être une garce superficielle malgré sa plastique ronde. N’empêche que cette dernière, très futée, m’avait prévenu sur le sort périlleux de cette pseudo-relation très fusionnelle. Je n’ai pas pu la joindre de la journée, elle seule pouvait me conseiller et m’aider à clarifier mes sentiments. Dans le taxi qui m’emmenait à l’université cet après-midi, une idée fixe me trottait dans la tête pendant tout le trajet : Celui de mon aveu sincère à Gregory.

Le soleil s’éclipsait graduellement, les engins de constructions qui n’avaient pas encore laissé le campus sont venus à la rescousse pour dégager les gravats et récupérer corps, blessés ou survivants : Toujours pas la moindre trace de mes deux amis. Et je ne savais plus si je devais rentrer chez moi à pieds car le soir s’installait. La plupart des moyens de transport étaient endommagés et les routes n’avaient pas vraiment de circulations, ni de vies : un désert immolé de casses, d’entrechocs de voitures, des poteaux électriques tombant inertes sur des maisons ou du moins obstruant le passage en pleine rue... Une mimesis de la vallée de la mort car des maisons et de partout on appelait à l’aide. La mort avait tous les visages : femmes, enfants, vieillards, chrétiens vivants, malfrats.

Toute déboussolée, je me suis résolue à prendre la route malgré tout alors que les secousses avaient déjà voyagé sur toutes les surfaces de la faille sismique. Ce fil d’Ariane tacheté de sang cousait désormais de sa signature striée les rues défigurées de Port-au-Prince. Il faillait juste me concentrer sur une seule voix, il fallait faire abstraction de tous ces échos : Car il y eut des morts parmi les étudiants de ma salle d’examen sans oublier les quelques autres probablement piégés, broyés dans les ruines des autres bâtisses du campus ce 12 janvier funeste. Un appel très fort m’appelait, ce pressentiment que ma famille avait besoin de moi. J’avais besoin d’eux. Il fallait m’assurer qu’ils soient tous sains et saufs. Le rendez-vous tout tracé de nos retrouvailles. Il ne pouvait s’agir que de ça, juste des retrouvailles de conquérants après une dure bataille de survie dans les tranchées de la fatalité.