Le bon cauchemar

Toute histoire commence un jour, quelque part. Lundi 10 Août 2016 à Nellybord. Ce jour-là, rien n’était habituel. C’était le mois d’Août, le mois de la saison pluvieuse à Nellybord. Il faisait froid et le ciel était de temps en temps nuageux. Nellybord était un pays connu non seulement à cause de sa situation géographique. Mais à cause de son gouvernement qui prônait le laxisme et exacerbait la corruption. Il est situé au centre d’Efriki, notre beau continent.
Le président nellybordais était réputé pernicieux. Il avait même atteint une notoriété à l’échelle internationale pour la forme de sa gouverne. Une sorte de dictature moderne. Une démocratie sans liberté de manifestation, d’association, de réunion et de religion, d’expression et d’opinion et autres. Une démocratie sans accessoire et bien masquée.
Ce matin le coq venait de chanter pour une troisième fois, annonçant une journée assez dure à vivre du coup. Beaucoup de nellybordais ne s’étaient pas encore réveillés. Comme Mbaye, ce jeune homme dans la vingtaine, magnanime et docile.
Sa brune peau tentait lamentablement de lutter contre quelques rayons de soleil qui lui parvenaient à travers les trous dans le toit de sa chambrette. Les prunelles de ses yeux s’accommodaient merveilleusement avec son interminable sourire et sa bouche rieuse. Sa moyenne taille rivalisait belle avec son enthousiasme grandissant.
Mais pour Mbaye, c’était un matin qui donnait les indices d’une sombre journée. A cause de cette pensée négative, il ne voulait pas divorcer avec son lit. Nonchalamment, il arrivait enfin à se lever de son lit et s’asseyait tout au bord.
Rien n’était à croire que dans ce petit corps, vaguaient autant de préoccupations ambitieuses. Comme tout jeune de son âge d’ailleurs, le rêve d’un bel avenir effleurait souvent l’esprit de ce jeune nellybordais qui habitait une banlieue de la capitale. Il aimerait changer son destin par un coup de baguette magique. Par exemple avoir une maison surtout luxueuse, des centaines de smoking italien, des cravates à nœud papillon, cigare entre l’index et le majeur, un verre de whisky bien plein accompagné des causeries dans un palace à l’image du clergé. Néanmoins, rationnellement, par un malheureux concours de circonstance, ou une irréversibilité de la nature, ce n’était qu’une simple imagination. En attendant il pourrait bien noyer ses soucis dans des taffes de mégot de cigarette ou des calebasses de bili bili (bière alcoolisée locale).
Une galaxie d’idées s’entrechoquait dans son cerveau comme les pièces d’un puzzle. Mbaye se retrouvait à l’accoutumé dans un labyrinthe de réticence.
Cela faisait exactement dix et huit mois que son pays ne faisait meilleur vivre. Simplement parce que tout le secteur public était en grève en ce moment à cause d’un décret qui avait supprimé les primes et indemnités des fonctionnaires. Une crise économique frappait durement le pays. Sauf bien évidemment les services de la présidence et la primature. Ce satané décret est survenu comme un coup de massue sur la tête des nellybordais contre toute attente.
Les enseignants qui tantôt réclamaient une année d’arriéré et leurs salaires amputés et les étudiants qui revendiquaient leurs bourses d’étude supprimés également par les mesures d’austérité. Tout le monde ne voulait pas payer le prix de la mal gouvernance du chef de l’Etat et les détournements de ses proches. Chacun tirait le drap de son côté.
Mbaye n’était pas comme tous les autres jeunes de son quartier. Il avait sa particularité. Tout le monde l’aimait. Il n’était pas comme les jeunes qui passaient leur temps à longueur de journée, à raconter des âneries autour des jeux de carte, de dame, de lido ou d’awalé.
Il alluma son poste radio dans l’espoir de tomber sur une bonne nouvelle. Une annonce de recrutement par peut-être. Lui, le chômeur diplômé en droit public. Mais nenni. Toujours le même programme. Les mêmes idioties. D’une part des morceaux qui chantaient de manière exagérée l’éloge du Président et d’autre part les voyages incessants et infructueux du couple présidentiel. Juste deux communiqués de bourse d’étude pour l’Europe et les Amériques. Il rêvait postuler, mais il s’avait d’ores et déjà que les places étaient réservées au profit des enfants de ministres, gouverneurs, généraux, députés et directeurs généraux et que sais-je encore.
Par un geste brusque de mécontentement, il écrasa son index sur un bouton de son poste récepteur pour l’éteindre.
Mbaye observa ensuite précautionneusement sa chambrette, ses deux coudes posés sur ses genoux et ses deux mains soutenant lamentablement des joues anxieuses.
Il n’y avait rien de particulier dans son taudis. Un vieux lit qui luttait amèrement avec les termites, une chaise en bambou, ses habits accrochés au mur et une table sur laquelle sont posés son poste radio et des papiers poussiéreux.
Que pouvait-il bien faire ? A part le fait de se résigner. A ce moment-là, il s’était déjà décidé. Il se recroquevillait à la bibliothèque de l’institut français de Nellybord. L’idée d’abandonner les siens et d’aller vers les horizons nouveaux qui lui hantait de temps en temps ne fut plus qu’un lointain souvenir. Il décida d’aller chercher le bon vivre ailleurs. C’était un mal nécessaire puisqu’il connaissait bien les conséquences.
Que pouvait-on bien faire dans un monde où notre propre ombre nous fait peur ? Enfin, tellement que la mort le mettait dans une torpeur quotidienne, il s’acclimatait avec cette menace et le vide dans son cœur.
Il avait assemblé un peu d’argent grâce à ses parents ayant cotisé pour lui lorsqu’il leur apprit son projet de migration. Une somme insensée mais suffisante pour démarrer son aventure.
Par une opportunité des soldats qui partaient au nord combattre la rébellion, Mbaye en profita et se rendit au centre du pays.
Le petit aventurier traversa le désert du Sahara et rejoignit le soudan puis la Libye.
Il n’avait jamais imaginé qu’il lui arriverait du mal. Pour Mbaye, il serait sûrement en train de mener sa barque à bon port. Contre toute attente il fut l’objet d’esclavage en Lybie. On l’emprisonna dans une chambre exiguë. Il ne manquait presque de quoi se nourrir. Rarement un repas copieux. Juste des restes de pain et des salmigondis qui en temps normal seraient destinés aux chiens.
Le jeune nellybordais faisait tout ce qu’il y avait comme travail pour les libyens. Certains jours, des gens venaient payer son maître pour le forcer à l’amour. Chose plus qu’horreur et frisant l’inhumain.
Mbaye ne pouvait rien faire. Son destin ne lui appartenait plus.
Un jour il s’échappa suite à une maladresse de son gardien ivre. Il en profita pour lui soutirer quelques billets de dinar. Par un coup de chance, il tomba sur un commerçant égyptien. Rachid. Ce dernier le dissimula dans ses bagages à l’arrière de son 4 x 4 au prix. Ils échappèrent à plusieurs reprises aux contrôles routiers.
Rachid lui proposa ensuite de travailler dans sa boulangerie comme ouvrier. Il accepta illico. Après six mois de travail, son patron qui lui logeait également, lui paya tout ce qu’il lui devait. C’était au total une somme de 800 dinars.
L’idée de rejoindre l’Europe ne lui quitta guerre. Après tout ce qu’il a vécu, il ne voulait pas envisager un défaitisme.
Un jour, Mbaye fit la connaissance de Brahim. Ce dernier avait la réputation d’avoir conduit plusieurs jeunes en Italie. L’homme d’affaire faisait le travail à seulement 3000 euros y compris les pièces d’identités, médicales et le passeport.
Mbaye, le malheureux aventurier n’avait pas la totalité de la somme demandée.
Il y avait une autre alternative pour les clients comme Mbaye. Brahim lui proposa alors de l’acheter un organe. Il démarcha auprès d’un riche français qui voulait s’offrir un nouveau rein gauche au prix de 5000 euros.
Le jeune nellybordais accepta de vendre son rein.
On l’opéra dans une condition ridicule et archaïque. Au final Brahim ne lui avait remis que 50 euros et lui confiait à un autre Monsieur. Personne ne connaissait son vrai nom. On l’appela juste Monsieur Moustache. Ce dernier les embarqua immédiatement alors qu’il ne s’était pas totalement remis de son opération. Ils arrivèrent enfin en Italie avec d’autres migrants entassés comme des sardines dans une boite de conserve.
Il lui avait fallu une année entière pour apprendre l’italien. Le travail qu’il faisait ne l’arrangeait pratiquement pas. Un pauvre serveur dans un tout petit restaurant.
Un jour, lorsqu’il rentrait du travail, pour dormir au quai puisqu’il n’avait pas de toit à cause de la cherté des appartements, il ramassa un journal dans une poubelle pour le lire.
Les nouvelles étaient bonnes surtout fraiches. On cherchait à recruter un jeune Efrikiais à l’ambassade de France en Italie. C’était le poste d’interprète. Ce qui répondait parfaitement à son profil. Il postula. Une fois retenu pour le test écrit, il le passa ensuite avec succès. Seul lui et un autre camerounais était retenu pour les examens oraux qu’il avait réussi par la suite brillement.
Mbaye gagnait cinq cent euros la semaine. Il avait loué même un appartement. Après trois mois, il était convoqué par une mission de contrôle venue spécialement de Paris. Le chef de mission lui annonça que lors de son recrutement on avait omis un protocole et que la mission était chargée de rectifier l’erreur. Il le rassura ensuite de ne pas s’inquiéter. Qu’il s’agissait en effet d’un simple examen médical.
Une semaine plus tard, il fut convoqué personnellement par l’ambassadeur. M. Jean le nez.
- Je suis vraiment désolé commença-t-il. Les résultats sont près. Le diagnostic révèle que tu n’as qu’un seul rein. L’Etat français par une nouvelle loi n’emploie plus les étrangers handicapés comme toi à cause du risque qu’ils encourent. Nous sommes malheureusement et inconfortablement dans une obligation de te licencier. Je te souhaite bon vent mon garçon. Je suis vraiment désolé pour toi.
M. Le Nez n’était lui-même pas content de perdre un jeune de son talent impressionnant en diplomatie. Il lui proposa de travailler dans une entreprise de sa sœur à Nantes mais Mbaye déclina l’offre.
L’ambassade lui versa 12000 euros en termes de dommages et intérêts.
Mbaye avait pris le premier vol, première classe pour rentrer à Nellybord. Il organisa une grande fête qu’il invita tout le monde. Chacun trouva à boire et à manger. On le surnomma aussitôt l’enfant bénis.
Il reçut un coup de fil. Il s’éloigna pour décrocher son téléphone.
- Allo ! Monsieur Mbaye, nous vous appelons pour vous informer que par un décret présidentiel vous êtes nommé au poste du Directeur de cabinet du ministère des affaires étrangères et de l’intégration efrikiaine. Vous prendrez fonction officiellement dans trois jours. Deux véhicules sont à votre disposition et vous serez loger à l’hôtel CHOC.
- Bien merci, répond Mbaye tout joyeux.
- Cordialement. Au revoir chef
A ces mots, il raccrocha et sourit langoureusement.
Il demanda alors à son oncle ou était parti son jeune frère. Le vieillard lui répondit de manière sereine et laconique :
- Il est parti là où tu étais allé nous ramener toute cette fortune lança si fièrement le vieillard au regard épuisé.
A peine qu’il avait entendit ces mots, il commença à trembler de tout son corps, ses yeux écarquillés reflétaient la peur et une inquiétude inouïe. Il voulait dire quelque chose mais sa bouche refusait de s’ouvrir. Il se rappela des atrocités qu’il avait vécu au Soudan, l’esclavage de la Libye, l’Egypte et le bistouri sur sa peau alors qu’il n’était pas anesthésié, le froid sec de mer pendant les deux mois de navigation sur l’océan, sans oublier l’hiver italien. Son entourage était devenu noir. Il voyait son petit frère à travers ses souffrances. Mbaye tomba et murmura d’une petite voix presque inaudible : « il n’aurait pas dû ». A ces mots, il tomba du lit et se réveilla. Finalement ce n’était qu’un cauchemar. Mais un bon. « Je ne pars plus » avait-il conclu.