LE BANC !

Toute histoire commence un jour, quelque part. Et la mienne à mon humble avis, semble remonter au jour où ma mère déjà du haut de ses 50 ans me ramenait à la maison de la crèche. Benjamin d'une fratrie de six - Hé oui !! Elle a bien travaillé ma petite Ninette. Encore un et ce sera match nul, me chantait ma grand-mère, qui en a eu 7 - je fus reçu à bras ouverts, dans la joie et le bonheur. Dès lors reposait un poids lourd sur mes épaules. Car voici qu'était né le « libérateur ».

En effet, j'étais le premier et seul Fils de la fratrie. Le premier homme de deux belles générations dominées par les femmes. Celui qui pourra faire vivre le nom des Dumornes. Et en grandissant leurs attentes devenaient plus grandes et plus flagrantes.
Mes deux sœurs plus jeunes avaient été les seules à recevoir un certain niveau d'éducation, sous la tutelle des trois autres qui avaient pour ainsi dire la responsabilité « économique ». Une fois arrivé, tous les yeux étaient alors fixés sur moi, avec alors une plus grande vision !! Délivrance financière !! Espoir bien établi pour les années à venir. Pour aboutir à cet objectif, mes tantes, qui elles avaient eu la bonne imagination de se limiter à deux enfants maximum, me gavaient d'attention comme si j'étais également le leur, et s'acharnaient à toujours s'assurer que je ne manquais strictement de rien.

Ceci dit, de très tôt, j'ai pu laisser mon petit village de province pour faire mes études secondaires dans la capitale. A la sueur de leur front j'ai pu atteindre l'un des meilleurs lycées, avoir un bon prof pour les cours de rattrapage, avoir un toit qui me protégeait bien mieux de la pluie contrairement aux leurs qui hurlaient presqu'à l'inondation à chaque goutte de pluie et de quoi manger sans me plaindre. Certes je n'avais pas chaque année de nouveaux uniformes, ni de nouvelles paires de chaussures et vers la puberté cela me mettait un peu mal à l'aise mais cela m'aidait aussi à ne pas oublier mes origines. Comparativement à beaucoup d'autres, et ceci sans me vanter, j'étais considéré comme un enfant sage, car ayant peur de devoir court-circuiter les bastonnades de ma mère quand elle venait me rendre visite, je faisais de mon mieux pour tout faire comme il le fallait. Et devant les récompenses reçues à chaque belle note rapportée je m'étais aussi pris de plaisir à étudier. Ma mère n'était ni trop dure, ni trop passive. Juste aimante des principes et - il faut bien le dire aussi - de l'avenir meilleur qu'elle construisait à toute la famille en me construisant moi... »

Voici là les quelques souvenirs qui dominaient encore mon esprit quand j'entrai enfin dans mes appartements après une journée passée debout aux urgences à voir des malades par ci, évoluer d'autres par là. Oui, du haut de mes 25 ans, j'entamais mon internat. Après des tonnes de nuit blanches, des cours incompréhensibles, des examens interminables, un trajet déboussolant au quotidien pour arriver à l'heure, j'étais enfin près de devenir « quelqu'un ». Partout où je passais dans mon quartier on me reconnaissait déjà comme le petit Doc. ET plus fier de moi que ma famille y'en avait pas. En ce moment, il n'attendait que le jour où je leur apporterais la carte d'invitation pour ma graduation. Mais en cet instant où je fermais la porte derrière moi, j'étais seulement Jacques DUMORNES, jeune homme abattu, avec des cernes sous les yeux, le visage et les cheveux non rasés, le scrub sentant la sueur, la peau crasseuse et l'estomac à moitié vide. Dans un soupir je m'affaissai sur mon lit. Le bain pouvait bien attendre encore un peu. Après une journée qui refusait d'arriver à sa fin seul le bonheur de retrouver ce doux matelas me permettait de survivre. A peine plus large que moi, je ne pouvais demander mieux, et dans ma condition, je ne saurais me plaindre. En pensant à mes collègues qui devaient encore rester travailler, un sourire se dessina sur mes lèvres. Chanceux ?! Oui je l'étais. Et une bonne nuit de sommeil me tendait déjà les bras. Sans me faire prier, je me pelotonnais dans mes draps, j'enfouis ma tête dans mon oreiller et me bouchais les oreilles pour diminuer un peu le bruit lointain qui parvenait jusqu'à moi. Petit à petit, je sentis mes yeux s'alourdir et se fermer pendant 1, 2, non 3 secondes et...
« Toc Toc »
On cogna à peine deux coups et la porte s'ouvrît en « Vlan »!
Je me réveillai en sursaut et fixai mon homologue avec un regard ahuri et des yeux qui semblaient vouloir sortir de mes orbites. Dans un soupir je pris ma tête entre mes mains.
Un rêve !! effectivement c'était trop beau pour être vrai!
-Allez, débout !! Tes deux heures se sont écoulées... Allez dépêches toi !! on a deux nouveaux patients, me dit -il en me tendant les dossiers. Une plaie linéaire superficielle d'environ 3 cm par arme blanche et une brulure du deuxième degré profond par flamme.
Dans un grognement, je lui arrachai les documents des mains et je me levai donc pour céder le banc à mon cher collègue, de deux heures, plus fatigué que moi. Oui j'ai bien dit, Le Banc !! Pour nous autre interne, au terme de notre fatigante fatigue, le vieux banc du coin de la petite salle à côté des urgences constituait le lit le plus moelleux que celui laissé sagement chez soi depuis - très souvent - plus de 24 heures, notre sac à dos gorgé de livres, parfois même de notre ordinateur, l'oreiller de rêve contre le torticolis, notre blouse blanche la couverture nécessaire contre la brise du soir. Quant aux cris de ces gestantes qui perçaient la nuit depuis la maternité à l'autre bout de l'hôpital, la sérénade au loin dans le crépuscule....
Oui, toute histoire commence un jour quelque part. Et la mienne avait bien débuté le jour où ma mère me ramena à la maison. Et passant de main en main, mes proches gaiement chantonnaient « Et voici ici le futur médecin de la famille !! »