Lara

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Récit complexe, terrible et effrayant, « Lara » porte une intrigue très riche qui met en scène des personnages sombres ; et notamment un

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Nouvelles :
  • Imaginaire
  • Policier & thriller
Note de l'éditeur : ce texte peut choquer les lecteurs les plus sensibles.
 
 
Il me dit qu'il l'a vue, mais ce n'est pas possible.
Car je l'ai frappée et j'ai aimé ça. Le sang a jailli en flot de son nez et de sa bouche. Et une fois à terre, j'ai continué de la cogner jusqu'à ce que les dents sautent de sa bouche comme les perles d'un collier trop lourd.
Je me suis penché sur elle, l'ai prise dans mes bras et je l'ai redressée. Son corps pesait de tout son poids contre le mien, ses gémissements venaient mourir à mon oreille.
J'ai traversé la pièce jusqu'au balcon et je l'ai balancée en bas. 
Elle a fait un bruit lourd en touchant le sol et ses membres se sont figés dans des angles impossibles. J'ai descendu les escaliers. L'auréole de bouts de viande derrière son visage, la pellicule vitreuse voilant son regard fixe m'ont dit que c'était fini.
Le vent s'est levé et je suis allé dans la remise chercher la pelle.
 
— Lara te passe le bonjour.
Il l'a dit en posant son verre et j'ai failli m'étouffer dans le mien.
— Lara ? ai-je répété.
— Oui. Vous vous êtes séparés ?
— Lara ? Ma Lara ?
Il m'a regardé comme si j'étais stupide.
— Il y en a d'autres ?
Non, il n'y en avait qu'une. J'avais froid, chaud, mal.
— Tu l'as vue quand ?
— La semaine dernière... Il a réfléchi. Ou celle d'avant ? Je sais plus...
— Tu l'as vue où ?
— Chez Nietta. Elle était passée dire bonjour après le show.
— Elle avait l'air... bien ?
— Comme d'habitude.
Il a souri.
— Tu es un fou de l'avoir laissée partir.
Et, finissant son verre : 
— Cela dit, je n'ai jamais bien compris ce qu'elle te trouvait.
Personne n'avait jamais vraiment compris.

Lara était au-delà des mots. Elle était ce que tous voulaient, et ne se prend pas. Je l'avais rencontrée un soir chez Nietta. On disait qu'il fallait voir le show de la nouvelle fille. J'avais vu.
Nimbée de lumière, brillant sous les perles et le satin, vibrer au son de musiques inconnues, s'asseoir dans le verre brisé et éteindre le feu des cigarettes dans sa bouche. Je l'avais vue dessiner des fleurs de sang sur sa peau avec les tessons des bouteilles, se redresser, se balancer et briller... Nous n'étions, nous, tout autour, que des versions dégradées et grotesques d'êtres humains. Elle était le modèle incandescent descendu du ciel pour nous apprendre la beauté.
Elle a balayé la salle du regard comme si elle nous connaissait déjà tous. Nos yeux se sont croisés. Je n'avais jamais rien voulu d'aussi fort. Et ce qu'elle m'a promis a rendu les mots secs dans ma gorge, la sueur froide à mon front et ma bite dure entre mes couilles bleues.
Elle m'a choisi cette nuit-là. Des perles aux cochons. 
Tous m'enviaient, et aucun ne comprenait.
Moi pas plus que les autres. J'étais juste fou, fou de voir onduler sa chair musclée sur ma peau abîmée, fou de sentir la perfection s'empaler sur ma bite.
Et j'ai vécu quelques mois d'une félicité parfaite et imbécile.
 
Puis un jour, elle comprend : je ne suis pas ce qu'elle a cru voir en moi. Elle épluche mon passé et voit que je ne suis rien, et n'ai jamais été. Ce dont je suis parti avait le goût de fange, et je ne suis pas monté.
Elle comprend soudain que mes traits ne sont pas nobles, seulement burinés. Que je suis vieux. Que mon corps me fait mal à chacun de mes pas. Et ce qu'elle trouvait beau est maintenant pire que laid.
Elle voit mes femmes passées, et c'est un palmarès qu'elle ne peut pardonner.
La mère de mon fils, vissée sur son gros cul qui vit au jour le jour, de bouteille en bouteille, et d'alloc en combines.
Claudia ma camée, aux veines bleues, retrouvée froide sur mon carrelage un doux matin d'avril.
Et celles qui m'ont menti. Celles qui n'ont pas de gueule. Et celles qui sont parties, avec un peu de moi. 
Et toutes les putes tristes, celles qui n'ont pas de nom, qui ont les jambes gonflées, et connaissent mon prénom.
Elle voit.
Que je courbe le dos, que je baisse les yeux. Que je ne suis rien qu'un escroc à la petite semaine. Agneau je suis resté, même en singeant les lions. Que je suis tout en bas, avec les dominés. Que je ne chasse pas, mais attends les morceaux.
Et enfin elle comprend. Ce que je suis vraiment, et ai toujours été. Et les regards des autres confirment cette vérité : ce qu'ils envient chez moi, c'est elle et elle seulement. Elle m'a choisi, un soir qu'elle avait de la merde dans les yeux.
Et c'est une honte immense qu'elle doit me faire payer.
 
Et je paie. Tous les jours je paie. Tous les jours l'enfer. 
Les critiques, les colères du début deviennent des silences lourds de mépris, ponctués de rires froids. Je me recroqueville, mais elle se glisse dans chaque interstice, se sert de chaque faiblesse pour me faire souffrir mille humiliations. 
Je lui propose de me quitter. Moi je n'y arrive pas. Elle me dit qu'elle le fera quand j'aurai assez payé ce que je lui dois.
Personne ne sait. Personne ne me croirait. Et tous me regardent encore comme si j'étais l'élu d'une faveur insigne que je ne mérite pas. Moi... je n'ai jamais voulu lui ôter sa fierté. Je n'ai jamais menti sur la merde que j'étais. Ce que je voulais juste, mais je le voulais tant, c'est voir son corps se tordre sur un rythme lancinant.
 
Un soir. Elle commence. Elle est un rêve de pierre qui n'a même plus besoin de crier pour me faire sentir sa haine. Elle me pousse à bout. Je l'adore et je la hais. Elle ne dit rien de plus que d'habitude. Ce soir a le même goût pourri qu'hier, et que les jours d'avant. Mais ce soir je veux la faire taire. Je n'ai plus de mots.
Alors je me lève. Je la vois comprendre, par instinct. Mais c'est trop tard. Je l'ai frappée et j'ai aimé ça. Le sang a jailli en flot de son nez et de sa bouche...
J'ai pris la pelle. Elle, je l'ai ramassée. Je les ai foutues toutes les deux dans le coffre et j'ai roulé.
 
Et maintenant tous me disent l'avoir croisée. Lui avoir parlé. Chez Nietta. Dans la rue. Elle est comme d'habitude. Superbe. Elle m'embrasse. Je suis un fou de l'avoir laissée partir.
Je perds la tête. Je ne suis plus sûr de rien. Je hante les endroits connus à la recherche d'un fantôme. Je ne sais plus ce que je veux. Je la veux morte et me veux innocent. Je la sens dans ma tête, penser à ma place. J'ai un goût de cendre dans la bouche. J'entends son rire et je vois ses yeux.
Je retourne dans les bois. Je retrouve l'endroit. C'est là. Pas d'erreur possible. Je creuse. Toute la nuit je cherche son corps. Il n'y a rien. C'était peut-être juste à côté. Ou juste là. J'y passe la journée suivante, et une nuit de plus. Au matin, le sous-bois ressemble à un champ de mines. Vide de cadavre.
Je rentre. Je me couche sans espoir de dormir.

Bientôt elle sera là. Je le sais.
Elle arrive. La porte s'ouvre.
Elle émerge d'un monde auquel je ne croyais pas.
Sa tête est fracassée. Ses membres sont brisés. Le sang coule de son front ouvert comme d'une coupe trop pleine, se perd dans les plis de son sourire, noie son visage. Je me colle contre le mur.
Elle ouvre sa bouche édentée et hurle, un beuglement inhumain, la souffrance mêlée à la haine, les pleurs mêlés à des rires.
Elle déboutonne sa robe. Et ce sont les mêmes gestes qu'avant. C'est son corps qui se tord sur un rythme lancinant. Qui se baisse et se cambre, boursouflé, violet, pleins d'escarres et de pus. Une parodie d'elle-même, venue du fond du monde, pour me faire payer. La pièce baigne dans une lumière noire et je me sens partir dans une nausée sans rêves.
 
J'émerge du néant. Je suis dans mon lit et la lumière douce du matin baigne la pièce. 
J'entends quelqu'un s'affairer à côté, dans la cuisine. Je ne cherche pas à comprendre. Comme un zombie je me lève.
Elle est là. Elle se tourne, sublime, entière et immaculée. Vivante.
Un instant j'ai cru, j'ai vraiment cru avoir rêvé toute cette merde des derniers mois, de son premier rire étouffé de mépris, à notre chute.
Elle me sourit. Un sourire qui s'amuse de mes espoirs vains. Son regard perçant est un gouffre sur rien.
Et alors je sais. Elle était là hier, elle était crevée. Elle est là maintenant, elle sera là demain. Et toujours je l'adore et toujours elle me hait. Et il en sera ainsi, jusqu'à la prochaine fin.
 

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