Bien installée dans son transat à l'ombre du parasol, Aglaé avait le nez plongé dans ses notes. Même si elle avait décidé de s'octroyer une petite pause estivale en bord de mer après des mois ... [+]
Chez nous, c'est simple, on s'aime. Je peux pas mieux dire, c'est exactement ça, et ça résume tout : on s'aime.
Il y a deux choses importantes dans ma famille : l'amour et la musique. Les deux s'emmêlent, et ça donne la musique de l'amour, qu'on sème tous les jours. On s'aime XXL et on le chante à tue-tête.
En vrai dans ma famille, on fait pas dans la dentelle. À commencer par moi. Moi, c'est Antoine, douze ans, et je suis pas né tout seul, je suis arrivé en même temps que ma sœur jumelle, Faustine, avec cinq semaines d'avance. On devait être pressés de découvrir le monde.
Maman nous a expliqué que pour fabriquer notre famille, il a fallu un peu batailler. On est nés par fécondation in vitro. Un truc clochait, mais les médecins et la science ont aidé, et on est arrivés en fanfare. Ensuite, les choses se sont enchaînées naturellement. Mon petit frère Ulysse est arrivé comme une fleur, sans crier gare, sans l'aide des médecins ni rien. On va s'arrêter là, hein, ont dit papa et maman. Donc cinq, c'est bien. J'aime ce chiffre. Comme les cinq doigts de la main. Les cinq sens. Le Club des Cinq.
Et la musique dans tout ça? Maman nous a raconté que lorsqu'on on est nés, ma sœur et moi, on a tellement bien crié que le médecin a dit : "Mais ils ne crient pas ces bébés, ils chantent!". Tout le monde a ri.
Notre petit frère Ulysse, lui, gazouillait dès son réveil dans son berceau. Il avait à peine six mois, et le matin, au lieu de crier ou de pleurer, quand il ouvrait les yeux, il chantait. Aujourd'hui, il a huit ans et il dit que plus tard, il sera le premier youtubeur chanteur d'opéra. Il répète toujours que la musique l'apaise, surtout la musique classique. Maman lui dit que c'est sans doute parce qu'elle en écoutait beaucoup quand il était dans son ventre.
Donc la musique, c'est un élément de notre famille, un peu comme un vêtement qui nous tiendrait chaud. Maman dit, la musique, ça vaut tous les antidépresseurs du monde, ça peut même éviter des guerres.
Pourtant, il faut bien le reconnaître, maman a beau adorer la musique, elle chante un peu comme un piano désaccordé. On en rigole beaucoup tous ensemble, parce qu'elle est la première à le reconnaître, qu'elle chante pas juste juste. Elle a passé huit fois le casting de N'oubliez Pas Les Paroles, mais elle ne désespère pas, elle dit qu'un jour, sur un malentendu, ça marchera. Ce jour-là, j'ai prévenu, je pars m'exiler au fin fond de la Sibérie, j'ai vu un reportage, ça a l'air drôlement bien pour se faire oublier. LOL. Papa, lui, joue très bien du piano. Et finalement, là où maman est la meilleure, c'est quand elle nous raconte des histoires pendant que papa improvise des mélodies au piano, des mélodies un peu jazz ou un peu zen. Ces mélodies-là, avec la voix de maman par dessus pour nous raconter des histoires de prince malchanceux ou de dragon sans ailes, c'est des moments magiques où le temps s'arrête. Elle a raison maman, si on faisait écouter un morceau du Printemps de Vivaldi à un sensible de la gâchette qui s'apprête à envahir un pays, imaginez un peu, avec en fond, la voix d'Ulysse qui chantonnerait doucement des "il était une fois, au pays des bisous sucrés", au pire, le grand nerveux, il finirait par s'endormir comme un bienheureux en faisant de doux rêves...
Cette année, au collège, ma prof de musique nous a demandé de faire une rédaction sur la place de la musique dans notre vie. Évidemment, beaucoup ont râlé. Alors la prof a répondu : "la musique, ce n'est pas juste chanter ou jouer d'un instrument. La musique, ça se pense, ça se réfléchit, mais surtout, c'est un état d'esprit qui se transmet, comme une fleur sacrée".
Quand je suis rentré à la maison, j'ai expliqué mon devoir à maman, et j'ai vu dans ses yeux que ça lui faisait comme un déclic. Elle m'a dit : "Mais c'est vrai ça, je n'y avais jamais pensé, enfin je n'avais pas vu les choses sous cet angle, enfin je veux dire tout s'éclaire, oui!"
Je vous livre exactement ses mots, pour que vous compreniez bien que maman, quand les choses s'éclairent pour elle, y'a vraiment que pour elle que tout s'éclaire, parce que moi, à la fin de sa phrase, j'étais dans un brouillard très très épais.
Heureusement, elle a ensuite ajouté : "installe-toi, je vais te raconter une partie de ton histoire, et tu vas comprendre".
Je me suis assis avec maman dans le canapé et j'ai écouté.
L'histoire de PapéRi.
Il s'appelait Henri. C'était mon arrière-grand-père. Maman aimait bien l'appeler PapéRi, parce que papé, c'est mignon comme petit nom. Et elle aimait se dire que la contraction d'Henri en Ri faisait ressortir le côté rieur de cet aïeul que je n'ai pas eu la chance de connaître. Pour finir, elle m'expliqua que c'était important de mettre un R majuscule au milieu du surnom, parce que les gens qu'on aime défie toutes les règles de grammaire.
PapéRi est né au tout début de la Première Guerre Mondiale. Quand la Seconde est arrivée, il est partie la faire, cette guerre à laquelle il ne comprenait pas grand chose. Et puis il a été fait prisonnier, et envoyé en Allemagne. Je me demande comment on peut faire quand on se dit qu'on peut mourir demain. PapéRi, il a bien dû se poser cette question tous les jours où il a été prisonnier. On le faisait travailler, il ne mangeait pas beaucoup, et il dormait par terre. Et puis un jour, comme il avait appris à se débrouiller en allemand, il a dit à un officier qu'il était musicien et qu'après la guerre, il en ferait son métier. L'officier allemand a ri, et lui a dit qu'il ne verrait sans doute jamais la fin de la guerre.
Il jouait de la trompette et de l'accordéon. L'officier allemand lui a dit : "Tout compte fait, si tu joues de l'accordéon, tu resteras en vie". Seulement voilà : quand on lui a tendu un accordéon, PapéRi a découvert que le clavier était inversé par rapport aux accordéons français. Comme si on demandait à un droitier d'écrire soudain lisiblement de la main gauche!
Rester en vie. En fait, à chaque fois que je pense à PapéRi, je me mets à sa place à ce moment-là et j'imagine ce qui lui est passé par la tête. Rester en vie. Apprendre en quelques heures à jouer de l'accordéon avec un clavier et un soufflet inversés. C'est possible. Tout est toujours possible quand on y met toutes ses forces. C'est une question de concentration. Je peux le faire.
Tu peux le faire, PapéRi! Il m'est arrivé de rêver de PapéRi et de me réveiller en disant tout haut : "tu peux le faire, PapéRi !".
Il l'a fait. Il a réussi. Il est resté dans le même camp de prisonniers, alors que certains de ses copains ont été envoyés ailleurs. Il ne les a jamais revus.
Il a joué de l'accordéon chaque fois que les Allemands le lui demandaient, et ça lui a sauvé la vie. Et puis la fin de la guerre est arrivée et il est rentré. Sauf qu'à son retour, il fallait plus lui parler d'accordéon. Fini, terminé l'accordéon! Alors il s'est jeté sur la trompette pour effacer l'instrument maudit. Et il a fait une belle carrière de trompettiste.
Quand maman m'a raconté l'histoire de PapéRi, moi aussi j'ai compris. J'ai compris pourquoi la musique était dans notre famille, un peu comme un fil conducteur qui prolonge la vie, une fleur éternelle.
Sans la musique, PapéRi serait peut-être mort, mon papi, le papa de maman, ne serait pas né juste après la guerre, et je ne serais pas là aujourd'hui.
C'est pour ça que notre famille, je la trouve la plus belle du monde. Parce que quelque part, PapéRi, il a réussi à rester avec nous. Il est là tous les jours quand on chante – même faux – ou qu'on écoute de la musique. Il est là quand maman hurle "Il jouait du piano debouuuuuuut"et je sais qu'il sera là le jour où Ulysse fera son premier vrai concert de chanteur d'opéra.
Elle est chouette ma famille parce qu'il n'y a pas que des vivants qui l'habitent, il y a ce que mes ancêtres ont transmis.
Et sur la tombe de PapéRi, il est écrit :
"Cultivez votre jardin,
Pour que les fleurs qui vous nourrissent,
Fertilisent les champs voisins".
Il y a deux choses importantes dans ma famille : l'amour et la musique. Les deux s'emmêlent, et ça donne la musique de l'amour, qu'on sème tous les jours. On s'aime XXL et on le chante à tue-tête.
En vrai dans ma famille, on fait pas dans la dentelle. À commencer par moi. Moi, c'est Antoine, douze ans, et je suis pas né tout seul, je suis arrivé en même temps que ma sœur jumelle, Faustine, avec cinq semaines d'avance. On devait être pressés de découvrir le monde.
Maman nous a expliqué que pour fabriquer notre famille, il a fallu un peu batailler. On est nés par fécondation in vitro. Un truc clochait, mais les médecins et la science ont aidé, et on est arrivés en fanfare. Ensuite, les choses se sont enchaînées naturellement. Mon petit frère Ulysse est arrivé comme une fleur, sans crier gare, sans l'aide des médecins ni rien. On va s'arrêter là, hein, ont dit papa et maman. Donc cinq, c'est bien. J'aime ce chiffre. Comme les cinq doigts de la main. Les cinq sens. Le Club des Cinq.
Et la musique dans tout ça? Maman nous a raconté que lorsqu'on on est nés, ma sœur et moi, on a tellement bien crié que le médecin a dit : "Mais ils ne crient pas ces bébés, ils chantent!". Tout le monde a ri.
Notre petit frère Ulysse, lui, gazouillait dès son réveil dans son berceau. Il avait à peine six mois, et le matin, au lieu de crier ou de pleurer, quand il ouvrait les yeux, il chantait. Aujourd'hui, il a huit ans et il dit que plus tard, il sera le premier youtubeur chanteur d'opéra. Il répète toujours que la musique l'apaise, surtout la musique classique. Maman lui dit que c'est sans doute parce qu'elle en écoutait beaucoup quand il était dans son ventre.
Donc la musique, c'est un élément de notre famille, un peu comme un vêtement qui nous tiendrait chaud. Maman dit, la musique, ça vaut tous les antidépresseurs du monde, ça peut même éviter des guerres.
Pourtant, il faut bien le reconnaître, maman a beau adorer la musique, elle chante un peu comme un piano désaccordé. On en rigole beaucoup tous ensemble, parce qu'elle est la première à le reconnaître, qu'elle chante pas juste juste. Elle a passé huit fois le casting de N'oubliez Pas Les Paroles, mais elle ne désespère pas, elle dit qu'un jour, sur un malentendu, ça marchera. Ce jour-là, j'ai prévenu, je pars m'exiler au fin fond de la Sibérie, j'ai vu un reportage, ça a l'air drôlement bien pour se faire oublier. LOL. Papa, lui, joue très bien du piano. Et finalement, là où maman est la meilleure, c'est quand elle nous raconte des histoires pendant que papa improvise des mélodies au piano, des mélodies un peu jazz ou un peu zen. Ces mélodies-là, avec la voix de maman par dessus pour nous raconter des histoires de prince malchanceux ou de dragon sans ailes, c'est des moments magiques où le temps s'arrête. Elle a raison maman, si on faisait écouter un morceau du Printemps de Vivaldi à un sensible de la gâchette qui s'apprête à envahir un pays, imaginez un peu, avec en fond, la voix d'Ulysse qui chantonnerait doucement des "il était une fois, au pays des bisous sucrés", au pire, le grand nerveux, il finirait par s'endormir comme un bienheureux en faisant de doux rêves...
Cette année, au collège, ma prof de musique nous a demandé de faire une rédaction sur la place de la musique dans notre vie. Évidemment, beaucoup ont râlé. Alors la prof a répondu : "la musique, ce n'est pas juste chanter ou jouer d'un instrument. La musique, ça se pense, ça se réfléchit, mais surtout, c'est un état d'esprit qui se transmet, comme une fleur sacrée".
Quand je suis rentré à la maison, j'ai expliqué mon devoir à maman, et j'ai vu dans ses yeux que ça lui faisait comme un déclic. Elle m'a dit : "Mais c'est vrai ça, je n'y avais jamais pensé, enfin je n'avais pas vu les choses sous cet angle, enfin je veux dire tout s'éclaire, oui!"
Je vous livre exactement ses mots, pour que vous compreniez bien que maman, quand les choses s'éclairent pour elle, y'a vraiment que pour elle que tout s'éclaire, parce que moi, à la fin de sa phrase, j'étais dans un brouillard très très épais.
Heureusement, elle a ensuite ajouté : "installe-toi, je vais te raconter une partie de ton histoire, et tu vas comprendre".
Je me suis assis avec maman dans le canapé et j'ai écouté.
L'histoire de PapéRi.
Il s'appelait Henri. C'était mon arrière-grand-père. Maman aimait bien l'appeler PapéRi, parce que papé, c'est mignon comme petit nom. Et elle aimait se dire que la contraction d'Henri en Ri faisait ressortir le côté rieur de cet aïeul que je n'ai pas eu la chance de connaître. Pour finir, elle m'expliqua que c'était important de mettre un R majuscule au milieu du surnom, parce que les gens qu'on aime défie toutes les règles de grammaire.
PapéRi est né au tout début de la Première Guerre Mondiale. Quand la Seconde est arrivée, il est partie la faire, cette guerre à laquelle il ne comprenait pas grand chose. Et puis il a été fait prisonnier, et envoyé en Allemagne. Je me demande comment on peut faire quand on se dit qu'on peut mourir demain. PapéRi, il a bien dû se poser cette question tous les jours où il a été prisonnier. On le faisait travailler, il ne mangeait pas beaucoup, et il dormait par terre. Et puis un jour, comme il avait appris à se débrouiller en allemand, il a dit à un officier qu'il était musicien et qu'après la guerre, il en ferait son métier. L'officier allemand a ri, et lui a dit qu'il ne verrait sans doute jamais la fin de la guerre.
Il jouait de la trompette et de l'accordéon. L'officier allemand lui a dit : "Tout compte fait, si tu joues de l'accordéon, tu resteras en vie". Seulement voilà : quand on lui a tendu un accordéon, PapéRi a découvert que le clavier était inversé par rapport aux accordéons français. Comme si on demandait à un droitier d'écrire soudain lisiblement de la main gauche!
Rester en vie. En fait, à chaque fois que je pense à PapéRi, je me mets à sa place à ce moment-là et j'imagine ce qui lui est passé par la tête. Rester en vie. Apprendre en quelques heures à jouer de l'accordéon avec un clavier et un soufflet inversés. C'est possible. Tout est toujours possible quand on y met toutes ses forces. C'est une question de concentration. Je peux le faire.
Tu peux le faire, PapéRi! Il m'est arrivé de rêver de PapéRi et de me réveiller en disant tout haut : "tu peux le faire, PapéRi !".
Il l'a fait. Il a réussi. Il est resté dans le même camp de prisonniers, alors que certains de ses copains ont été envoyés ailleurs. Il ne les a jamais revus.
Il a joué de l'accordéon chaque fois que les Allemands le lui demandaient, et ça lui a sauvé la vie. Et puis la fin de la guerre est arrivée et il est rentré. Sauf qu'à son retour, il fallait plus lui parler d'accordéon. Fini, terminé l'accordéon! Alors il s'est jeté sur la trompette pour effacer l'instrument maudit. Et il a fait une belle carrière de trompettiste.
Quand maman m'a raconté l'histoire de PapéRi, moi aussi j'ai compris. J'ai compris pourquoi la musique était dans notre famille, un peu comme un fil conducteur qui prolonge la vie, une fleur éternelle.
Sans la musique, PapéRi serait peut-être mort, mon papi, le papa de maman, ne serait pas né juste après la guerre, et je ne serais pas là aujourd'hui.
C'est pour ça que notre famille, je la trouve la plus belle du monde. Parce que quelque part, PapéRi, il a réussi à rester avec nous. Il est là tous les jours quand on chante – même faux – ou qu'on écoute de la musique. Il est là quand maman hurle "Il jouait du piano debouuuuuuut"et je sais qu'il sera là le jour où Ulysse fera son premier vrai concert de chanteur d'opéra.
Elle est chouette ma famille parce qu'il n'y a pas que des vivants qui l'habitent, il y a ce que mes ancêtres ont transmis.
Et sur la tombe de PapéRi, il est écrit :
"Cultivez votre jardin,
Pour que les fleurs qui vous nourrissent,
Fertilisent les champs voisins".
Mais une mention particulière pour PapéRi et la poignante histoire du clavier d’accordéon.
Bises, tous mes vœux pour ton très beau texte !
😘❤️❤️❤️