L'Alligator

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Je suis né dans une clinique de la banlieue parisienne. Les histoires sont ma petite contribution à l’effort collectif de vie.

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Nouvelles :
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Note de l'éditeur : ce texte peut choquer les lecteurs les plus sensibles.

Je ne mérite pas des gens comme vous, et je le répète sans complaisance. Vous avez votre orgueil, vous répugnez à entendre vos bontés. Vous ne dépendez d'aucune administration pénitentiaire, vous êtes là de votre propre chef et vous donnez sans rien escompter, à part un peu de la monnaie qu'il me reste. Vous savez de quoi l'on m'accuse – le viol –, vous savez mon châtiment – l'injection létale –, vous savez ce que j'étais – un pasteur –, mais vous êtes venues quand même. Bien sûr, nous pourrions faire notre affaire, ici et maintenant, dans cette cellule infecte. Je n'y vois pas d'inconvénient, si ce n'est que j'ai encore des choses à vous dire. Esther, si je peux t'appeler Esther, tu peux d'ailleurs remercier la grâce de t'avoir fait une bouche si belle.

Je reprends donc. D'où viennent les chutes morales ? Du désœuvrement. Et d'un genre de désir que j'affame à mesure que je le nourris. Lorsque j'ai voulu devenir un homme de Dieu, c'était par ennui ; je croyais que les plaisirs du monde me répugnaient... J'avais vu dans un cinéma, avec mon père, les plus belles intrigues humaines qu'on pût imaginer. Je me faisais une haute idée de l'amour terrestre, des printemps, des rédemptions... Mais lorsque je sortais de la salle de projection, je ne voyais que des artifices grossiers, des ajustements pathétiques, facétieux sans doute, mais abjects en comparaison de tout ce que j'avais pu aimer. Ma première relation avec la pureté s'est nouée dans un cinéma en Technicolor. Véritablement, je répugnais à aimer le monde tel qu'il était – d'ailleurs, Dieu n'était-il pas meilleur dans la Bible qu'en réalité, où il me semblait partout ne le voir, dans sa forme naturelle, que sous son jour le plus cruel ? Ces doutes naquirent en moi bien plus tard, et par eux je m'égarais encore plus loin. Je sais que Satan est chef du monde, mais Dieu a créé Satan : aucun être, dans toute la hiérarchie de l'Église ou du Ciel, ne pourra me réfuter cela. Mes sœurs, j'étais par cet étrange orgueil, prédisposé à des fautes immenses.

Lorsque j'ai connu Victoria – tout le monde l'appelait Vic' –, elle avait douze ans. Ses parents la conduisaient trois fois par semaine au temple où j'officiais. Sa beauté m'a brisé le cœur, châtré la force, détruit le salut. Esther, et toi Ruth – puis-je t'appeler Ruth ? – je ne suis qu'un piteux dégénéré. Il n'y a pas grand-chose à poursuivre que vous ne deviniez déjà. J'ai cru qu'inviter deux prostituées me causerait moins de honte, mais en vérité vous êtes des femmes, peut-être même avez-vous des filles. Quoiqu'il en soit, vous avez été des filles.

Je n'ai plus rien à gagner avec cette version des faits, puisque demain l'État m'assassine : ils m'ont inculpé pour viol ; mais je crois que son consentement s'est ravisé après le mal. À sa puberté, Victoria désirait mon corps ardemment, elle en suffoquait la nuit, dans ces draps bleus du Mexique que j'avais commis l'imprudence de lui donner un jour de Carême. Tout un système d'objets et de gestes nous désignait comme coupables l'un et l'autre ; mais c'est avec lui que nous communiquions, que nous croyions déjouer toutes les suspicions – j'étais déjà si proche d'elle en public, comme un grand-père manqué... Son parfum des jours de désirs, mes lunettes reposées sur les genoux entre pouce et majeur, signe que je m'étais coupé de la divine Connaissance et que j'entrai, aveuglé à dessein, dans le temple de sa chair, le chewing-gum collé sur la coupe d'or de l'autel, qui disait qu'elle m'avait cherché, mais ne m'avait pas trouvé, les pâtisseries laissées sur le coin d'un banc après la messe, comme un appât pour quelque oiseau menu caché dans les voûtes de pierre, et dont elle se régalait bruyamment, à l'abri d'une statue défigurée de Saint-François qui lui faisait un air d'idiot – comme s'il ne comprenait pas ce qui se jouait là, chaque fois que possible et sous ses yeux, dans cette église : qu'un pasteur séduisait lentement une jeune fille, à l'insu du monde. Lorsque nous étions seuls, elle posait sa petite tête africaine sur ma cuisse et rêvassait en passant sa langue sur ses dents tout emmaillotées de fil dentaire. L'odeur capiteuse de ses onguents, je la respirais à petite gorgée, dangereusement, me doutant du désastre à venir, mais jouissant de n'avoir pas encore fauté. Son innocent amour passait en moi et se transformait chimiquement en autre chose : elle instillait un désordre du sensible, elle fortifiait l'inspiration de mes sermons. Chaque fois je gagnais un peu mieux la conviction de mes paroissiens. Le dérèglement de ma vertu m'ouvrait sur des perspectives théologiques insoupçonnées ; comme par une sorte de magie noire, l'amour de l'enfant augmentait ma clairvoyance des Écritures... S'ils avaient su, tous ceux qui me remerciaient pour mes offices, la voix encore tout humide d'une émotion sacrée, que l'énergie de mon prêche devait sa folle course dans leur âme à la dodelinante et superbe présence de la petite Vic'... Je devenais une imposture, heure après heure, à se damner !

Dans ce bayou de Louisiane où j'officiais, la faune des Hommes était moindre par rapport à celle des bêtes, qui restaient toujours dans cette clairvoyante distance dans laquelle les a mises notre Seigneur pour les protéger de nous et de nos trahisons – eux ne ressusciteront pas à l'avènement du Christ, mais les anges les gardent dans la sublime Ignorance de la Conscience qui souffre. C'était un soir – à peine la nuit –, lorsque le soleil broie encore sa dernière couleur au bord des terres, comme un peintre de lui-même, et répand sa sève d'orange rouge sur le placide marécage : Vic' et moi sortions du temple, tout échauffés par une étreinte – tout ce qu'il y a de plus impur, mes Sœurs... À quelques pas du porche, un alligator traînait dans la boue, inerte, terriblement lourd et grand, fixant le vide tel une poupée. Il attendait là, l'immobile puissance, et sans avoir pu l'en empêcher, Vic' avança sur lui, paume tendue devant sa gueule. Je l'appelais en vain... Elle déposait déjà sa petite main sur la mâchoire poisseuse, qui s'ouvrait peu à peu avec un sifflement infernal. Elle remonta son bras jusqu'au sommet du crâne, sans paraître redouter quoi que ce soit, puis m'adressa de sa tête cet étrange salut : un sourire de méchanceté et de souffrance. Je compris soudain que Victoria voulait mourir de honte. Pour la première fois je voyais, aussi insupportable que la vérité elle-même, son être frissonner de douleur, d'une douleur d'enfant qui réalise seulement maintenant le mal, et forme peut-être le premier vœu de suicide de son existence. Alors, j'ai souhaité aussi qu'elle se tue. J'ai voulu que sa chair soit déchirée dans la gueule du reptile, qu'elle soit emportée, et avec elle toutes les traces de cette infecte culpabilité soudain éclose. Mais elle s'est simplement éloignée sans rien dire, et je ne l'ai plus jamais revue depuis. Le lendemain matin, la police frappait chez moi...

Partout dans le comté, on répétait que sur mon seul visage quelque chose déplaisait déjà depuis très longtemps, et qu'une certaine allure – entendez par là : une façon de m'exprimer, de me mouvoir – avait toujours indisposé les membres de la congrégation. Après les méfaits que Vic' avait racontés ce soir-là, toute tremblante de larmes, le poignet tordu sur sa robe moite à l'endroit du sexe – c'est ainsi que sa grand-mère en témoigna, mot pour mot, au tribunal –, tout le jury ne fut plus, d'un seul être, qu'assoiffé de mon sang. Lorsque le juge prononça la peine de mort, chacun y vécut le soulagement de ses soupçons, imaginés pour l'occasion. Tout le monde m'aimait à ce point qu'il fallait maintenant me haïr de toute ses forces : lorsqu'on l'a déçu à cette limite, le cœur d'un homme se retourne et dévore sans pitié. Du reste, j'avais moi-même plaidé coupable : tout en moi réclamait un châtiment à la hauteur de ma faute.

Dix ans ont passé. Dans mes souvenirs, je ne distingue plus le visage de Victoria, mais – c'est un fait curieux – je revois l'alligator, son aplomb, et ses yeux qui me scrutent toujours, noirs et tranquilles comme le péché. Alors je prends peur, je hurle et me réveille dans cette prison. À présent, si vous le voulez bien, j'aimerais que vous me preniez contre vous, j'aimerais sentir encore une fois la chaleur d'une femme, me rappeler ce seul, ce misérable amour... Demain, à moi l'Enfer.

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