L'Affiche

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Lorsqu'il arrivait dans une ville pour un concert, Stradovan Brasich avait pour habitude d'y passer la soirée de la veille. Il disposait à son gré de ce temps que son agent lui accordait sans discuter. Qui discutait les exigences d'un prodige du violon comme Stradovan Brasich ?
Split ne fit pas exception à la règle. Quand le crépuscule commença à descendre sur le port, il saisit sa canne en noyer à pommeau d'argent, cadeau de son dernier professeur au conservatoire de Kiev, et il sortit dans la rue après avoir accroché la clef de sa chambre au porte-clefs de l'hôtel, remarquant au passage l'absence du concierge. « La canne est l'archet de la marche » lui avait expliqué le professeur en la lui offrant. Cela s'était avéré exact. Lorsqu'il marchait, Stradovan Brasich agitait sa canne dans le rythme de ses pas, tapant le sol du bout ferré de l'objet.
Tandis qu'à la nuit tombée, il parcourait les ruines monumentales du palais de l'empereur Dioclétien, qu'occupait aujourd'hui un centre-ville joyeux et festif, il tomba en arrêt devant une grande affiche placardée sur un mur :
« TROISIÈMES RENCONTRES INTERNATIONALES DE VIOLON, Split, le 7 juillet 2011. Avec la participation exceptionnelle de Stradovan Brasich ».
« Drôle de dessin pour une affiche de concert », pensa-t-il immédiatement. Les mains croisées derrière le dos, en appui sur sa canne, il dévisagea l'étrange créature qui était représentée. Il s'agissait d'un homme à tête d'animal, à tête d'oiseau plus exactement, une très fine tête blanche pourvue d'un long bec fin et d'un œil rond noir et luisant. L'homme à tête d'oiseau, assis sur un tabouret bas face à la rue, montrait son profil. Pour le reste de son corps, on pouvait voir son torse nu et poilu, ses bras d'homme, ses mains d'homme, dont l'une tenait un violon verticalement par le manche et l'autre un archet. « Et quel accoutrement ridicule ! » ajouta-t-il à voix basse, pour lui-même en détaillant le long tutu de ballet blanc dont l'homme-oiseau était vêtu. N'arrivant pas jusqu'au sol, le vêtement laissait voir deux grands pieds légèrement disproportionnés par rapport au reste du corps, enfermés dans des bottes hautes blanches elles aussi. La créature semblait prête à se lever et à descendre de l'affiche avec sa tête de profil et son violon dressé. « Même Darwin n'aurait pas pu penser à une telle chose », marmonna-t-il en s'éloignant, mécontent de voir son nom associé à une telle aberration de la nature. 

Il reprit sa marche en agitant plus vivement sa canne et s'apprêtait à sortir des murailles de la ville par une des portes de pierre afin de continuer son chemin le long de la promenade plantée de palmiers, à cette heure encore envahie de fêtards bien décidés à ne pas se coucher, quand son attention fut attirée par des criaillements provenant d'un recoin d'ombre dans le rempart. Attiré par la hauteur inhabituelle du son qu'il entendait, il s'approcha et découvrit un groupe d'oiseaux de mer dont la surexcitation les faisait battre des ailes tout en se piétinant les uns les autres. Son approche les fit fuir dans un envol désordonné, sauf un, qui lui jetant un regard furieux accompagné d'une stridulation perçante, s'approcha davantage d'un tas de chair informe à moitié déchiqueté qui gisait au sol.
Stradovan Brasitch ne se laissa pas impressionner et s'approcha davantage, la canne en avant. Il planta le bout ferré dans le tas mou pour le retourner. L'oiseau sauta de côté et piqua à son tour dans la viande. Il s'engagea alors pendant quelques minutes un étrange ballet entre le violoniste et l'oiseau chacun à son tour déchirant le tas sanglant. Dans une ultime note suraigüe, l'oiseau réussit à emporter sa proie morte dans laquelle Stradovan Brasich eut le temps de reconnaître le museau d'un gros rat. Se trouvant tout à coup ridicule d'avoir disputé sa proie à un oiseau, il écourta sa promenade et rentra à l'hôtel légèrement contrarié. Le concierge n'était toujours pas à son poste.

Toute la nuit, il rêva du rat mort pour se réveiller au matin avec dans la bouche un goût de pourriture.
Un peu nauséeux, il s'assit sur le bord du lit, posa les pieds au sol pour se lever et les regarda fixement sans comprendre. Deux pattes de quatre doigts d'un jaune délicat, munies d'ongles nacrés dépassaient de son pantalon de pyjama. Il porta une main à son visage pour chasser la vision incongrue qui ne pouvait être que le halo d'un rêve dérangeant. Ses doigts rencontrèrent une douceur inhabituelle, légère, glissante. Il tira d'un coup sec sur la masse qu'il sentait partout sur ses joues, sur son front et eut un sursaut comme sous l'effet d'une brusque piqûre. Il laissa son regard incrédule s'attarder sur les quelques plumes qu'il serrait entre ses doigts et identifia soudain sur sa langue un goût jusqu'alors inconnu, celui du rat. Terrorisé, il ouvrit la bouche et poussa un grand cri distordu par ses cordes vocales. Un cri rauque, grinçant qui venait du fond de la gorge, sauvage et inarticulé, un bruit primitif qui écorchait les oreilles. Il bondit. Les pattes jaunes le menèrent dans une démarche raide et dandinante, mais sans difficulté réelle jusqu'à la salle de bain où, dans le miroir, sa situation lui apparut dans toute son horreur.
Il saisit à deux mains son affolante tête de volatile comme pour l'arracher du reste de son corps. Geste inutile. De profil, le bec était long et fin. Il se regarda encore par petits mouvements saccadés du cou. Que s'était-il donc passé ? Il n'avait pas mal. Il palpa le reste de son corps, sentit les poils sur son torse, jeta un coup d'œil involontaire sur son sexe qu'il trouva inchangé. Que devait-il faire ? Des bruits de battements d'ailes le ramenèrent précipitamment dans la chambre. Avec horreur il vit, posé sur son lit, le costume de l'homme-oiseau, celui de l'affiche, le tutu mousseux comme un nuage, ceinturé d'un ruban de satin, les bottes, étrange mélange de chaussures de boxeur et de chausson de ballerine. Par la fenêtre ouverte passa une longue colonne d'oiseaux de mer qui bifurqua vers le large.
Il passa la journée prostré, avec toujours dans la bouche le goût du rat mort, sans oser toucher à son violon rangé dans son étui, posé sur la commode de la chambre. Impossible d'appeler qui que ce soit, ni son agent ni un garçon d'étage, chaque fois qu'il ouvrait la bouche, enfin le bec, des notes incohérentes en sortaient. Alors que le soir tombait, il finit par comprendre que l'on attendait de lui une transformation exceptionnelle. Il était déjà devenu, sans comprendre pourquoi, la moitié de l'affiche, il fallait qu'il achève maintenant la métamorphose. D'une main il serra les quatre doigts de ses pattes, enfila les bottes de coton puis en laça les longs cordons. Se glisser dans le tutu blanc fut une expérience extrêmement singulière, ses deux pattes pouvaient bouger librement à l'intérieur d'un seul vêtement qui flottait autour de lui. Il sentait en dessous de la taille la présence d'un corps presque féminin. Il n'enfila ni la chemise ni la veste de costume préparée dans l'armoire, le nœud papillon pendait sur un cintre, dérisoire pièce noire qu'il ne noua pas. Il resta torse nu, étonné de retrouver la puissance si souvent cachée de ses muscles et de son ventre.
Puis, arriva l'heure du concert. Il lui était impossible de ne pas jouer. Sa vie, c'était la musique. Il attrapa l'étui de son instrument, jeta un dernier coup d'œil à sa canne posée contre un mur dont la pointe ferrée avait gardé une petite touffe de poils secs et ferma derrière lui la porte de la chambre. Il ne croisa absolument personne dans les couloirs de l'hôtel, ne s'étonna plus de l'absence de concierge à la réception.

Il entra sur la scène installée sur la Place de la République dans un silence absolu son violon dans une main et l'archet dans l'autre, prêt à s'installer sur le tabouret bas qu'il vit face au public. Pour la première fois de sa carrière il était en proie à un trac profond, il avait peur de ne pas être à la hauteur de ses maîtres, de ce concerto qu'il connaissait par cœur, puis il se remémora l'image qu'il avait vue quelques minutes auparavant, une dernière fois dans le miroir du grand hall de l'hôtel : il était devenu l'homme-oiseau de l'affiche.
Il s'assit sur le tabouret, glissa le violon contre sa joue de plumes et joua. À la dernière note, il sut qu'il avait réussi une fois de plus à emporter le public dans le monde brillant et limpide de Vivaldi. Une marée ondoyante s'était levée, des centaines de têtes blanches d'oiseaux de mer au bec très fin le fixaient en applaudissant.
Tout était parfait à un détail près... Stradovan Brasich ne se souvenait plus de son nom.

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