L'abîme des sages

La porte la mieux fermée, est celle que l'on peut laisser ouverte.

Toute histoire commence un jour, quelque part. Dans mes souvenirs, il y a longtemps déjà, mon grand-père me racontait souvent la même histoire, car c’est bien la tâche des grands-pères de nous parler du temps passé, on avait l’habitude de s’asseoir en bordure d’Océan au coucher du soleil, car même à cette époque nous vivions dans un éternel été. Sa longue barbe blanche qu’il portait dans ses bras sur tout le chemin à travers la jungle de notre île, une fois assis sur le sable, s’envola dans le vent et retomba dans cette mer d’huile qui borde notre rive. Donnant l’impression par endroits que le sable était recouvert d’un mince voile blanc. La chaleur d’un feu ne tarda pas à nous réchauffer, il commença ainsi à conter :

— Au siècle où les braseros brûlèrent dans les nuits, les contes furent ces histoires que l’on se racontait en tribu, ils servaient à apprendre nos rites à nos enfants, et à nos petits-enfants ; et aujourd’hui encore, sais-tu pourquoi l’on se raconte les légendes autour d’un feu ? Depuis que le grand-père de mon grand-père de son grand-père lui-même raconta des histoires.

— Non grand-père, disais-je à chaque fois.
— C’est parce que quand l'on te raconte une histoire, si tu fixes suffisamment longtemps les flammes tu peux voir danser les personnages sur la braise chaude. Et si tu souffles dessus à ce même moment, tu peux même changer le cours de leurs destinés, mais dis donc mon enfant, qu’est-ce que tu voudrais être plus tard ?
— J’aimerais être une vague pour revenir sur ce rivage grand-père, disais-je à chaque fois.
— Une vague ? demandait mon grand-père. Tu ne voudrais pas avoir un métier d’homme ?
Mais je ne me sentait pas vraiment homme à cette époque, il y avait encore bien trop d’univers en moi, j'étais la forêt, j'étais la mer, j'étais le vent... Les Hommes sont grands et intelligents, mais à part égal cupide stupide, on le sait tous, et c’est ce qui nous rend si monstrueux. Ils ont empoisonné la terre, ils ont empoisonné la mer, il ni avait qu’ici que je pouvais vivre avec grand-père.
— Tu préférerais avoir mille pommes ? Ou avoir un pommier ? demanda-t-il comme souvent.
— Je préférerais t’avoir grand-père, répondis-je calmement. Quand tu es là les pommes pourraient ne pas exister...
La voûte céleste s’éclaira maintenant, et la lune brilla au-dessus de nous, se tint au côté de mon grand-père les mânes de ses prédécesseurs. Les flammes s’agitèrent, et mon regard se tourna lentement vers elles. Un vieil esprit s’approcha près des flammes et ouvrit un grand grimoire relié par un épais fil d’archal. — Les esprits aiment les histoires car elles sont parfois composées comme eux de choses impalpables.
— Raconte-moi ton histoire grand-père, raconte-moi comment les sages on fait le monde.
— Ce ne sont pas les sages qui ont fait le monde, ce sont les conflits.
C’est ce qu’il répondait à chaque fois, et c’est cette réponse que je n’ai jamais comprise de lui, pendant si longtemps.

Maintenant, comme à chaque fois mon regard se tourna vers les flammes, il y eut sur cette bûche deux flammèches qui s’élevèrent en l’air tels deux minces cobras charmés par la mélodie du vent. Mon grand-père lui, caressa sa barbe qui ondula lentement comme un voile blanc sur la surface sombre de l’eau, le tout relié à son menton comme les mailles tendues d’un filet de pêche. Soudain, les flammes vacillèrent, et prirent sur la bûche la forme d’une vieille dame au dos voûté.
— Écoute-moi bien maintenant, je vais te raconter l’histoire de rives encore plus éloignées des nôtres ; « L’histoire de la Tribu des astres ». Cette vieille dame que tu vois là, celle que tu regardes dans les flammes, elle vit dans un village sur une île entourée des eaux, un long récif borde cette île, et les vagues bleutées se laissent échouer sans bruit sur un rivage couleur d’or. La vieille dame marche en remuant des lèvres, sa canne s’enfonce dans le sable à chaque pas, plus haut sur une dune, les palmiers dansent déjà en dessous du soleil de midi, la vieille dame se baisse, ramasse une poignée de sable, regarde le ciel et sourit, puis ouvre sa main et laisse le sable s’en aller au vent. Elle s’avance jusqu’à la clôture d’une petite maison de bois battit sur une haute dune, une fleur d’héliotrope est planté devant l’entrée.
— Liou, Sia, venez voir votre grand-mère j’ai quelque chose à vous dire !
Deux jeunes filles sortirent soudainement de la maison avec de grands yeux ronds, toutes deux pieds nus, les cheveux bruns en batailles le portrait craché l’une de l’autre, Sia portant une robe turquoise, et Liou une robe rose.
— Oui grand-mère ? dit Sia.
— C’est aujourd’hui que doit avoir lieu votre épreuve mes enfants, étant donné que vous êtes née jumelle, et que votre mère l’ancienne chef du village est morte en vous mettant au monde ; avec le temps malheureusement j’ai oublié qui est sortie la première, alors je vais vous imposer une épreuve, et celle qui la réussira pourra prendre la relève, et devenir la chef.
La grand-mère sans un mot fit signe aux deux jeunes filles de la suivre, elle passa par l’étal de plusieurs marchands, acheta sac de carottes, six figues séchées, deux pains, quatre gourdes d’eau, deux couteaux, et deux sacs de grains.
— Pourquoi acheter tout cela Grand-mère ? dit Liou.
La vieille dame continua à travers le marché, et s’arrêta sur l’étal du marchand d’animaux.
— Liou, qu’elle est l’animal que tu aimes le plus ? dit la grand-mère en grattant un poil blanc sur son menton.
— J’aime beaucoup les lapins grand-mère.
— Monsieur le marchand, je vais vous prendre un lapin, et toi Sia qu’elle est l’animal que tu aimes le plus ?
— J’aime beaucoup les poussins grandes mères.
— Monsieur le marchand rajoutez-moi un poussin avec le lapin.
Les deux jeunes filles repartirent ainsi l’une avec un lapin dans les bras, et l’autre un petit poussin dans les mains. La grand-mère emmena les filles à travers le marché, elle arrive sur la plage, et derrière elles l’empreinte de leurs pas se dessina sur le sable, au loin une buse vole au-dessus de l’entrée d’une caverne.
— C’est ici qu’aura lieu votre épreuve les enfants.
— Laquelle Grand-mère ? dit Liou.
— Vous allez devoir rester dans la caverne jusqu’au moment où je reviendrais vous chercher, le seul moyen de sortir est par en haut, vous saurez s’il fait jour ou s’il fait nuit, faites attention à votre nourriture, et prenez soin de vos animaux, je reviendrai vous chercher.
Liou et Sia, avec un lapin et un poussin dans les bras ainsi que tout leur paquetage entrent dans la caverne, la vieille referme l’entrée d’une grosse pierre. Les deux sœurs posent leurs sacs par terre, Sia commence à sangloter sans bruit, Liou marche à tâtons dans la caverne et s’exclame :
— Regarde, il y a du bois et de l’amadou, faisons un feu.
Des étincelles jaillirent dans le noir, et une flamme s’alluma sur une petite bûche, grâce à la lumière les filles trouvères deux lits où elles purent s’allonger. Leurs animaux trouvèrent dans la caverne un coin ou dormir, et leurs paupières s’alourdirent tandis qu’elles eurent le regard rivé vers les flammes. Je ne sais plus combien de jours passèrent ainsi, mais chaque jour à son estomac à contenter, et Liou et Sia ne tardèrent pas à manquer de provision ; la première semaine les carottes ne furent plus, puis ce fut le tour des figues, puis du pain. Liou ayant partagé ses carottes avec son lapin qui devint bien gros tandis que sa maîtresse commença à crier famine, Sia elle n’eut à partager que son sac de grains avec son poussin qui devenait déjà un jeune coq, et le temps passa et leur estomac gronda si fort qu’un jour Liou se saisit de son couteau et se précipita sur son lapin, celui-ci n’essaya même pas de s’enfuir, et d’un geste précis elle entama de la dépecer.
— Malheur ! que fais-tu ma sœur ? Alors que tu as pris tant soin de lui !
— Il est devenus si gros, et j’ai si faim ! Mais ne t’inquiète pas je partagerais avec toi ma sœur, si tu tues ton coq quand nous n’aurons plus de lapin.
— Il est hors de question que je le mange, je l’ai choisi pour qu’il me tienne compagnie, je ne peux pas le manger.
Liou commença à faire cuire son lapin sur le feu à l’aide d’une broche taillé dans une bûche, le fumet de l’animal empli si bien la caverne que le ventre de Sia se met à gronder.
— Je sais que tu en as envie ma sœur, allez promets-le-moi, et viens manger avec moi.
Les semaines passèrent encore, et Liou n’eut plus de lapin. L’ossature de Sia apparut sous sa peau, la nuit tomba alors que le feu s’éteignit doucement, Liou se jeta sur le poussin de Sia ! Celle-ci bondit de son lit et poussa sa sœur contre le mur de la caverne, Liou ramassa son couteau par terre quand tout à coup le fond de la caverne commença à gronder, la lumière entra et remplit la pièce. Une vieille dame s’avança en grattant le poil blanc de son menton.
— Eh bien, je pense que Sia est la nouvelle Chef de la tribu.
— Pourquoi grand-mère ! s’exclama Liou, qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
La grand-mère s’avança et passa sa main sur le front de chacune de ses filles qui reprirent des formes et des couleurs.
— Quand je vous ai demandé de choisir un animal, je vous ai demandé de choisir celui que vous aimiez le plus, et penses-tu Liou qu’il est normal de manger ce qu’on aime ?
— Mais j’avais faim grand-mère, et puis j’aime le lapin, nous en avons déjà mangé, et j’en prépare aussi pour nous pas vrai ?
— Tu as confondu ce que le lapin pouvait t’apporter avec le véritable amour, ce que tu as aimé c’est le goût du lapin, et la véritable valeur pour être un chef c’est l’amour, tu ne peux pas aimer un peuple pour ce qu’il peut t’apporter, tu dois aimer un peuple pour ce qu’il est. Sia tu seras la chef à compter de
ce jour, mon âme en avertira le village, au revoir mes enfants.
La vieille dame explosa en une multitude de paillettes lumineuses qui s’envolèrent dans l’air, puis Sia et Liou tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

Le silence se fait dans l’obscurité d’une plage où son assis un vieil homme et un petit garçon. Ils sont tous deux assis autour d’un feu ; soudain le bruit du vent sur la mer se fait entendre.
— Le vent souffle fort ce soir mon garçon.
— Oui grand-père, mais raconte-moi une autre histoire de ton grand-père, tant que le feu brûle encore.
— Très bien mon garçon alors observe bien les flammes, regardent les danser, dans leurs robes bleues et jaune orangé, une nouvelle histoire va prendre forme, ne te laisse pas distraire par l’aurore. Regarde bien les flammes mon garçon, regardent bien les flammes...