La Vie inoubliable d'Hermine de Montlieu

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L'écriture c'est l'inconnu. Avant d'écrire on ne sait rien de ce qu'on va écrire. En toute lucidité. Marguerite Duras.

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Il n'y avait rien de notoire à dire sur la vie de Simon Laplace jusqu'à ce qu'il franchisse pour la première fois le seuil de l'appartement de Germaine Rapier, au 16 de la rue de Malte, dans le onzième arrondissement de Paris, troisième étage gauche, ce 28 février 2018 à 14 heures.
La mission de Simon Laplace, liquidateur-bénévole depuis huit ans au sein de l'association « Quelqu'un est mort », commençait là.
Simon Laplace, soixante-cinq ans, célibataire sans enfants, à la retraite depuis dix ans. Solitaire, soigné et soigneux, affable mais peu bavard, sensible, méticuleux voire maniaque.
Au sein de l'association, Simon est heureux tant il adhère à l'objectif de cette dernière. Offrir aux morts isolés une dernière marque d'humanité. Parce que ces morts ont été « quelqu'un ». Il réfute toutefois en secret le terme de liquidateur-bénévole et se définit comme bienfaiteur-bénévole. Un bienfaiteur des morts oubliés.
Sa mission : faire en sorte que ces morts aient tous une belle fin.
Son credo : chaque vie est inoubliable.
Dans sa sacoche, un dossier bleu pervenche au nom de Germaine Rapier, Paris 6 juin 1924 - Paris 25 février 2018. Dans ce dossier, sa mission terminée, Simon glissera un court texte posthume qu'il aura rédigé et qu'il lira devant la tombe de Germaine. Pour cela quelques photos, quelques vêtements, le contenu d'un placard de cuisine, quelques livres ou revues suffisent. Une incursion d'une petite heure dans l'intimité du défunt pour une ultime civilité, une dernière courtoisie.

À 14 heures précises, le 28 février 2018, Simon Laplace entre dans l'appartement de Germaine Rapier. Il en sortira cinq heures plus tard...

L'appartement est exigu et chichement meublé. Dans la salle à manger, une table, un buffet, deux chaises en pin clair. Dans la chambre, un lit, une table de nuit, un portant avec quelques vêtements sur des cintres. Au sol une paire de derbies noirs, des pantoufles en satin rose. Les tapisseries sont décolorées et offrent pour seule décoration les traces plus foncées des tableaux disparus. Pas de livres, pas de bibelots, pas de photos encadrées.
Simon est troublé, il craint de ne pas mener à bien sa mission. Que dire de la vie de Germaine Rapier ? Comment rédiger un message posthume sur du vide ?
Pas plus de réconfort en examinant le contenu des placards de la cuisine. Un paquet de biscottes entamé, une boite de tisane, quelques morceaux de sucre, deux sachets de soupe lyophilisée. Un bol, deux assiettes et quelques cuillères dépareillées.

Soudain Simon se sent très las. Il retourne dans la chambre, s'allonge sur le lit, détaille les vêtements sur le portant. Un manteau d'hiver marron, un imperméable beige, deux jupes grises en tweed, un cardigan en laine marine, deux chemisiers blancs. Dans une housse zippée et opaque, on devine la forme d'un vêtement fluide. Il semble à Simon que cette housse se balance légèrement, il la fixe et... s'endort.

Une heure plus tard, il se réveille en sursaut, un bras posé sur la table de nuit. Dans le tiroir du haut quelques sous-vêtements, contenu qui n'aide pas Simon et le met plutôt dans l'embarras. Le tiroir du bas résiste... Le temps passe et rien, toujours rien ! Son texte posthume sera son premier échec. Un camouflet, une mortification, un opprobre !
Simon s'affole et, d'un geste brutal qui ne lui est pas habituel, tire si fort le tiroir que son contenu tombe sur le sol.
À bras-le-corps, il emporte son butin dans la salle à manger, le pose sur la table pour l'examiner confortablement.

Quelques lettres (sans enveloppe) adressées à Hermine de Montlieu.
Un carnet épais en cuir de Cordoue rouge étiqueté « Journal ».
Une unique photo en noir et blanc. Une jeune femme souriante. Au dos, ces mots à l'encre violette : « Le 6 juin 1954, jour de mes trente ans. En robe Chanel noire et libellule Lalique or et bleue, je deviens Hermine de Montlieu... »
Un billet pour le théâtre Bolchoï de Moscou, Giselle dans une chorégraphie de Leonid Lavroski en 1963.
Un livre, La Promesse de l'aube de Romain Gary, dédicacé par son auteur en 1964 : « À Hermine dont la grâce de danseuse m'a toujours enchanté. Avec toutes mes amitiés. R.G. ».
Un mouchoir en linon blanc monogrammé S.L. Épinglé sur le mouchoir, un petit papier de couleur rose avec ces mots : « J'ai gardé en souvenir ce mouchoir que m'a tendu Serge Lifar le 31 décembre 1943 pour essuyer une larme d'émotion pendant l'entracte du ballet Suite en Blanc... ».
Une lavallière en soie jaune parsemée de libellules bleues.

Il est 17 heures trente. Après bien des hésitations, Simon s'est décidé à lire le carnet rouge et à prendre quelques notes. Mission de bienfaiteur oblige. Encore troublé par son audace, mais réconforté, il s'autorise alors à contempler la photo.
Une jeune femme souriante, une jeune femme qui lui sourit en robe de couleur foncée dont l'encolure dégage des épaules graciles. Une taille fine d'où s'évasent des plis légers jusqu'aux chevilles. Près de la clavicule gauche, une broche en forme de libellule, ailes déployées finement ciselées.
Simon se dit qu'il ne connait pas grand-chose à la mode féminine, mais il trouve cette jeune femme d'une élégance... remarquable. Il se souvient alors de la housse zippée sur le portant, hésite un instant, file dans la chambre avant de changer d'avis. Il pose la housse sur le lit, fait glisser lentement et délicatement la fermeture éclair... La robe de la photo est là, douce et légère au toucher. Il la contemple un moment, effleure l'encolure, cherche en vain la broche libellule bleue et or au creux de l'épaule gauche. Cette absence le rend triste, une émotion singulière sur laquelle il craint de s'attarder. Alors il se dit à nouveau que le temps presse, qu'il doit maintenant écrire son texte.

Un peu avant 19 heures, le texte est rédigé. Simon range les témoins de la vie de Germaine-Hermine dans le tiroir du bas de la table de nuit, couche la robe noire dans la housse zippée qu'il remet sur le portant.
Tout est en ordre. À l'exception de la lavallière en soie jaune parsemée de libellules bleues, que Simon Laplace glisse dans la poche de son pantalon avant de fermer la porte de l'appartement.

Trois jours plus tard, sur le terrain commun du cimetière de Thiais, Simon Laplace se recueille devant une plaque en pierre blanche posée à même la terre. Sur la pierre, un bouquet de tulipes financé par l'association « Quelqu'un est mort ». Pas de nom gravé, juste une étiquette devant le vase de tulipes : Germaine Gravier.
Simon est seul. Un de ses collègues lui a demandé s'il voulait être accompagné mais il a décliné la proposition. Inutile d'être deux, il y a tant à faire au sein de l'association...
Simon lit maintenant le texte qu'il a écrit dans le silence de l'appartement du 16, rue de Malte.

« Ma très chère Hermine, vous aurez toujours une place dans mon cœur. Comment pourrais-je vous oublier ? Oublier notre rencontre un jour d'été 1983. Vous souvenez-vous de la réception dans les salons de l'Opéra Garnier en hommage à George Balanchine décédé cette année-là ? Un ami commun dont j'ai oublié le nom nous a présentés et nous avons parlé. Je vous ai trouvée si belle, si gracieuse dans votre robe noire, que j'en bafouillais. Mais vous avez su me mettre à l'aise, vous m'avez même complimenté sur la lavallière en soie jaune qui, selon vous, mettait en valeur la simplicité de ma chemise blanche. Puis vous m'avez dit que nous avions un point en commun. Vous m'avez montré en riant la broche-libellule bleue épinglée au creux de votre épaule gauche et les libellules qui ornaient la soie de ma lavallière. Bleues également. J'ai joint mon rire au vôtre. Vous m'avez dit alors « Pas de madame de Montlieu, jeune homme, appelez-moi Hermine ».
Nous avons bavardé en buvant quelques coupes de champagne. Ou, plus exactement, je vous écoutais... Vous m'avez parlé de votre passion pour la danse, du souvenir merveilleux que vous aviez gardé des chorégraphies de Serge Lifar, de votre voyage à Moscou pour assister à la représentation de Giselle au Bolchoï de Moscou.
À l'aube, étourdis de champagne et de fatigue, nous avons pris un café rue Scribe. Vous étiez triste. Vous m'avez montré une photo et vous m'avez dit : «  Voyez-vous, je crois que c'est le seul homme que j'ai vraiment aimé. Il s'appelait Romain Gary et il n'est plus... ».
Le temps d'une nuit je fus votre confident... j'ose dire votre ami.
Adieu Hermine, ma très chère Hermine, et merci. »

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