La toupie

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Je pousse la porte couverte de personnages rigolos et pénètre dans la chambre d'enfant. Je m'avance lentement, le bruit de mes pas amorti par l'épaisseur de la moquette. Michel me tuerait s'il me savait là. Mais il ne le saura pas. Je ne lui raconte jamais ce que je fais ; d'ailleurs je pense qu'il s'en fout, tout ce qui compte pour lui, c'est le résultat. Une veilleuse en forme de lune diffuse une lumière douce et rassurante. Je m'arrête et observe autour de moi. C'est mon truc ça, jeter des regards en tous sens. La tête à droite, puis à gauche. À table, à l'école, dans les magasins, en voiture même, partout. Mémé m'avait baptisée « la toupie ».
Tout le mobilier est miniature ici, une véritable maison de poupée. Une petite malle, une mini-coiffeuse, des fauteuils riquiqui, une bibliothèque remplie de livres multicolores, des dizaines de jouets qui jonchent le sol. Cette fillette ne manque de rien apparemment. Sur une prise, un baby-phone est branché. Je ne dois pas faire de bruit. La baby-sitter dort sur le canapé devant une énième rediffusion de La grande vadrouille, mais on ne sait jamais. Un son suspect pourrait l'alerter. Elle ne dort peut-être que d'un œil, comme Mémé pendant sa sieste. Quand elle m'entendait ouvrir le placard à biscuits, et pourtant j'étais aussi silencieuse qu'une souris, elle criait : « Referme-ça tout de suite, ma toupie ! ».
Je m'approche du lit. L'enfant s'étale comme une étoile de mer, les bras et les jambes en croix. Elle a repoussé les couvertures tout au fond et son doudou a glissé par terre. Je le ramasse. On dirait une vache, ou peut-être un chien, c'est difficile à dire dans la pénombre. Le tissu est rugueux, abîmé. C'est une peluche tout terrain qui suit sans doute la petite fille dans toutes ses aventures. Je la pose à côté d'elle.
Il faut que je sorte d'ici mais je n'y arrive pas. Je me tiens debout au-dessus du lit d'une enfant de trois ans endormie, je regarde sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration. Elle semble si paisible, si confiante. Je me trouve flippante. Qu'est-ce que je fous là, bordel ?
Quand j'étais petite, c'était exactement le genre de situation que je craignais ; que quelqu'un s'introduise dans ma chambre pendant mon sommeil. Mémé me rassurait : « Ma toupie, avec les oies et les chiens qui veillent au grain, ton brigand y se fera arracher les fonds de culotte avant même d'atteindre l'étable ».
Et maintenant, c'était moi le monstre, c'était moi l'étranger qui rôde dans l'ombre.
Je m'allonge par terre le long du lit de la fillette. Elle tousse et se tourne vers le mur. Je tends l'oreille, est-ce que la nounou va venir vérifier que tout va bien ?
Au bout de quelques minutes, toujours pas de lumière dans le couloir. J'en déduis que j'ai encore du temps devant moi. Au plafond, il y a des étoiles, je me rappelle que j'en avais tout pareil quand j'étais gosse. Je possédais également un mobile du système solaire avec toutes les planètes, même Pluton. C'était avant qu'ils la virent.
Oui, moi aussi, avant, j'avais tout ça ; une chambre, un doudou, de l'amour, une personne qui veillait sur moi.
L'enfant tousse encore. Elle est malade ou quoi ? On ne dirait pas, elle semble si bien. Je remonte la couverture sur elle. La ronfleuse du canapé n'a pas l'air de bouger ses fesses. Si elle surgit, je suis prise au piège mais ça ne m'inquiète pas. Elle aurait certainement plus peur que moi ; le temps qu'elle hurle, qu'elle panique ou qu'elle fasse je-ne-sais-quoi, je pourrai filer.
Un jour, j'aurai des enfants, au moins trois ou quatre. Je pourrais déjà si je voulais. Ma mère m'avait bien eu à seize ans. Mais, comme disait Mémé, ce n'était pas un exemple à suivre et selon elle, j'avais de la jugeote : « Ma toupie, tu dois vivre ta vie avant de la donner ».
La petite tousse, se tourne de mon côté et met son pouce à la bouche. De là où je suis, j'aperçois son minuscule visage, le trait délicat de ses sourcils. Si elle se réveille, je vais l'effrayer, il faut que j'y aille. En plus, Hector doit s'impatienter. Ce gros débile d'Hector qui m'avait juré qu'il n'y avait plus personne dans la maison.
J'ouvre les autres portes. La chambre parentale, une salle de bain et enfin un bureau. J'entre dans ce dernier et farfouille dans les armoires. Dans le tiroir d'un secrétaire, je tombe sur une enveloppe pleine de billet de vingt. Mille euros à vue d'œil. Jackpot. Allez savoir pourquoi les gens gardent tant d'argent en liquide parfois. Je ne cherche pas à comprendre et j'emporte mon butin.
De retour dans le couloir, j'ai envie de retourner voir la petite, de respirer son odeur de yaourt à la fraise et de sueur. Je fixe sa porte et soudain, je réalise que les animaux rigolos accrochés dessus forment un prénom. Clarisse. Je suis sidérée. Quelle était la probabilité pour que cette gamine porte le même prénom que moi ?
L'image de Mémé à l'hôpital s'impose dans mon esprit. « Ma toupie, parfois, il y aura des signes qui te diront de changer de chemin ; sois vigilante. Mets tes doutes, ta peur et tout ce qui pourrait t'empêcher d'avancer dans ta brouette, retrousse-tes manches et fonce. »
Qu'avais-je fait jusque là qui pouvait la rendre fière ? Absolument rien. Aucun de mes choix n'avait été judicieux, le pire étant d'avoir suivi Michel six mois auparavant.
En bas, je n'entends plus le bruit de la télé. J'entre rapidement dans la chambre colorée, je dépose sur la table de chevet la petite toupie que je m'étais achetée le jour de l'enterrement de Mémé. Je sors par la fenêtre du couloir et descends par l'escabeau que j'ai dégoté dans la cabane de jardin. Hector ne peut pas me voir de l'emplacement où il s'est garé.
L'enveloppe, plus l'argent planqué dans ma chaussette, c'est un peu de répit, de quoi partir d'ici et tenter quelque chose ailleurs. Je cours jusqu'à atteindre une rue plus passante. Là, je ralentis en soufflant. Je ne prête aucune attention à ce qu'il y a autour de moi. Finie la girouette, je me concentre et je regarde droit devant moi.

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