La sauvage

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J'aime la solitude qui permet le rêve et l'évasion, les rencontres qui font grandir, la vie qui chaque jour me surprend. J'écris aussi parfois...

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Nouvelles :
  • Littérature générale
C'est Dédé qui l'a trouvée.
Il allait relever ses collets quand il a vu une ombre se balancer à une branche du grand chêne, le jour se levait à peine. La lune pâlissait derrière les nuages, l'encre de la nuit s'estompait, bientôt une lumière ambrée éclairerait l'horizon. Au bord de l'étang les grenouilles sonnaient le glas dans un coassement frénétique.
Il a détaché le corps avec précaution et l'a allongé sur un tapis de mousse. La Fine était encore plus belle que vivante, on aurait dit un ange endormi, ses cheveux aussi blonds que les champs de colza et ses yeux d'un bleu qu'aucun peintre n'aurait su copier, entre le turquoise et l'azur pailleté d'or.
Dédé a fini par la laisser là, recouverte de sa cape. Puis il a couru jusqu'au village en hurlant la nouvelle : « La Fine est morte ! » Les plus curieux sortaient de chez eux tout embrumés de sommeil, d'un accord tacite les femmes se signaient. La Fine avait toujours fait peur ; la sauvage, comme on l'appelait parfois. Elle habitait une petite masure de torchis à l'écart des autres où elle vivait seule depuis le décès de sa grand-mère.
Le maire est arrivé sur les lieux bien après la foule, il semblait gêné aux entournures dans son costume neuf qui le serrait un peu, trop de ragoûts et de vins lourds. Puis arriva le curé agrippé à son livre de messe, prêt à en découdre avec les démons de tous les enfers. Les langues allaient bon train – on savait bien qu'elle apporterait le malheur, une beauté pareille c'était l'œuvre du diable, déjà la grand-mère était un peu sorcière... 
Dédé se bouchait les oreilles de ses mains terreuses, il refusait d'écouter les commères, depuis toujours il se consumait pour la jeune femme. Il la suivait dans les bois, tapi derrière un fourré il se délectait de son chant de cristal quand elle cueillait les airelles ou ramassait ses herbes. Jamais elle ne se moquait de lui, de son dos bossu ou de ses jambes torses. Un lien puissant les unissait, celui de la différence.
Dans la cohue, une femme cherchait à comprendre pourquoi la belle s'était donné la mort. Elle quitta le groupe en partance vers le gros chêne, tous voulaient voir de leurs yeux la dépouille de la sauvage, à moitié heureux d'en finir avec cette engeance pas comme les autres, à moitié fascinés par la faucheuse qui avait sévi avant l'heure. L'odeur de la mort, un mélange de plaisir au goût d'interdit, une sorte d'envoûtement peut-être, teinté de jouissance certainement.
Martha se dirigea vers la masure, il fallait grimper sur une colline, la rosée détrempait ses chaussures légères enfilées à la hâte. La nature s'éveillait comme les autres matins, étrangère au drame qui venait de se produire. Les jonquilles redressaient la tête avec fierté, les abeilles entamaient leur incessante noria tandis que les parfums de la nuit embaumaient le jour naissant.
Martha poussa la porte branlante. Ses yeux s'habituaient à la pénombre de la pièce unique. La Fine avait tendu un vieux drap pour en séparer ce qui servait de chambre, un grabat jeté au sol, juste sous l'alcôve de pierres. Martha écarta la tenture, à terre des linges sanguinolents entassés dans un coin, La Fine avait pris le temps de ranger son logis. C'est à un faible bruit que Martha s'aperçut qu'elle n'était pas seule, un miaulement s'échappait du lit de fortune, elle souleva la couverture, étouffa un cri devant le nouveau-né, une fillette apprit-elle plus tard, emberlificotée dans ses langes. La petite criait famine, Martha dégrafa son corsage et sortit un sein plein du bon lait qui faisait le bonheur de son dernier rejeton, un beau garçon, le huitième du nom. On n'était pas riches dans ce foyer, mais on était heureux, les enfants poussaient droits et l'homme s'occupait comme il pouvait, toujours soucieux de nourrir sa progéniture, jamais il ne battait sa femme.
Martha ne s'inquiéta pas du géniteur, peu importe, c'était un bout de monde qui gesticulait dans ses linges souillés, une perle de vie au souffle tiède, un trésor aux yeux d'une mère. Il fallait que la Fine fut désespérée pour en arriver là, abandonner la chair de sa chair et s'en aller au fond du bois pour un tête à tête avec la mort, quand on est si jeune et d'une beauté céleste. Martha ne comprenait pas, mais ne jugeait pas, La Fine avait ses raisons qui n'appartenaient qu'à elle. Martha ne put s'empêcher de penser au maire, son air pleutre quand il était arrivé ce matin, elle chassa bien vite ces pensées d'aigreur. Si au moins on avait su l'aider quand il était encore temps...
Elle reboutonna son caraco, cala la petite dans son bras rond et de l'autre attrapa les linges rougis qu'elle brûlerait en arrivant, puis elle hâta le pas jusqu'à sa maison. Elle n'attendrait pas qu'on palabre autour du devenir de l'enfant, que le maire se drape dans de grands et vains discours, que le curé cherche les voies du seigneur. Cette petite faisait déjà partie de sa famille, elle s'était repue au téton de son sein, comme une alliance scellée au goût de miel.
Lorsque son homme rentra de la pêche, il étala sur la table les truites farios qui frémissaient encore puis il interrogea sa femme d'un mouvement de menton en direction du nouveau-né qui partageait le berceau de son garçon.
— Elle est à nous, déclara Martha.
— Si tu le dis, répondit son époux.
Dehors les villageois se chamaillaient autour de la défunte, en désaccord sur le lieu de l'inhumation, tout au fond du cimetière pour les uns, près du grand chêne comme une sauvage pour les autres.

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