La sangsue du quartier

Je suis Abdoul Baldé, professeur de français. Je suis auteur du recueil de poèmes "ELLE SEX-PRIME", une oeuvre qui peint les violences basées sur le genre en Guinée. J'aime le partage à ... [+]

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne commence dans ce quartier, ce quartier aux rues tortueuses, à la chaleur torride, à la face mélancolique ; mais tout de même un beau quartier. Ce quartier je le connais par cœur, je maîtrise tous ses coins et recoins. Du point de vue végétation seuls les rares manguiers qu’on peut compter au bout des doigts occupent une place importante. Les arbres ont été abattus pour laisser place à de petites maisons. Il n y a pas un espace vert qui puisse être disponible. Espace vert ! Impossible dans un quartier populaire où l’on manque d’habitation, il n’y a même pas où cracher, les maisons sont comme des sardines entassées dans une boite ; même un terrain de sport n’existe pas. Les rares parties revêtues de goudron servent de terrain de football et de basketball pour les jeunes ; des passions qui touchent la majorité des jeunes. Les rues sont barricadées durant les heures d’entraînement et les voitures sont obligées d’emprunter les routes incommodes couvertes de roches. Ces roches accidentées, couvertes d’immondices.
Ce matin encore, ces mêmes rayons, quels rayons ! Les rayons du soleil qui traversent les petits trous de ma fenêtre, ces rayons qui me pointent sur le visage sont mon premier ennemi de la matinée. Ces rayons je les hais, ils m’obligent à me réveiller or je viens à peine de me coucher, je n’ai pas dormi du tout. Ma tête me fait mal, très mal mais il est déjà 8 heures du matin et je suis presque le seul à rester accrocher à mon lit, le seul qui ne désire pas se réveiller. Des cinq chambres de la maison, la mienne était la plus petite, une véritable cellule, sans doute la plus chaude, je nage sur la sueur le matin. Sans plafonds les chambres communiquent entre elles, il n y a de secret à cacher dans cette maison, même les gémissements des femmes des voisins pendant leur copulation les nuits on entend, et le matin on fait mine de n’avoir rien entendu. Mon lit de trois places occupe toute la largeur de la chambre et pour la longueur, il n’y a pas grand-chose ; il n y a de place que pour mon armoire. Cette armoire qui contient tous mes habits et mes livres. Les livres, oui des livres de philosophie, de littérature, d’histoire et de religion. La religion m’intéresse beaucoup même si être pratiquant dans ce quartier est une utopie. Les plus croyants parmi nous priaient une fois par semaine, la prière de vendredi.
Il me faut me réveiller, se réveiller n’est pas un vœu mais une obligation dans ce cadre de figure. A cause de la sueur sur mon matelas. Matelas ? Pas du tout mais une natte tressée à base de paille, une œuvre purement africaine. Je l’apprécie par sa simplicité. L’Afrique a du talent, sauf que les artisans ne s’arcboutent pas sur le confort mais sur l’utilité. L’utile est le propre de l’art africain. C’est pourquoi dans cette cellule, je préfère être humble. En plus j’ai un emploi de temps trop chargé à respecter. Je ne me lève donc pas par envie mais parce que je suis obligé ; les enfants ont commencé à pleurnicher. Cinq enfants pour une famille, je veux dire un seul couple. Le plus grand à sept ans, sept ans. Ces enfants qui pleurnichent parce que leurs parents se battent apprennent une leçon de vie : la force et la persévérance. La vie n’est-elle pas un combat ? Le fait qu’ils se battent ne me dérange pas trop. Seuls les cris m’empêchent de dormir. Je me suis habitué à cela. On est dans la capitale, l’entraide est un non-sens, c’est une notion développée par les villageois. Quand on est éveillé, on reste dans sa peau, on ne fouine pas dans les affaires des autres. Quand je décolle de mon lit, je suis mon programme.
Les jours se succèdent, dit-on le plus souvent, mais ne se ressemblent guère. Or pour moi, tous les jours se ressemblent, mon emploi je le maîtrise par cœur. J’ai appris à respecter le temps. Le temps est précieux dans ce quartier ; le gérer est simple et facile, facile parce que les programmes ne sont pas nombreux. Je les gère à ma façon, par priorité. Il est déjà 8 heures 30 minutes, je prends ma douche avec mon bidet rempli d’eau. On ne gaspille pas l’eau dans ce quartier. L’eau c’est de l’or ; les quelques puits qui existent tarissent pendant la saison sèche mais encore une technique africaine ! Nous avons inventé une méthode simple et facile pour rendre l’eau de boue potable. Il suffit de trouer un seau et à l’intérieur placer un tissu, puis du charbon et du sable. Un excellent filtre pour l’eau de boue qui devient potable. Cette eau doit être gérée de façon rationnelle. Je me lave donc avec peu de quantité d’eau et ce, rapidement. Le temps, il est temps que je quitte la maison car mon emploi exige que je sois chez la vendeuse à 9 heures sinon je n’y trouverai rien, et ma journée aurait commencé du pied gauche. Je me précipite donc sans saluer les rares personnes que je croise sur la route. D’ailleurs pourquoi saluer ? La salutation est une perte du temps dans ce quartier. A force de saluer, on te taxe de « villagois » de « foutah man » comme pour dire que tu n’es pas à la mode.
Je marche donc à travers ces rues que je connais par cœur, les accidents géologiques et les érosions marquées sur les roches, je les maîtrise même si les immondices ont fini par enfuir certaines roches. Ces rues qui sont les principaux dépotoirs d’ordures, de déchets plastiques. Là on rencontre les restes de riz, de poissons pourris. Les ménages qui sont à côté mettent les déchets dans des sacs de riz vides et après ils déversent cela dans les rues. L’Etat est absent dans ce quartier ; quant à moi je n’accuse personne. Tout est normal chez moi. Ces odeurs, je m’en suis habitué, je ne bouche pas le nez en traversant ces rues. Au bout de la rue, se trouve la vendeuse ; cette vendeuse très chérie par les jeunes du quartier qui vend la boulette avec de la soupe. Une soupe qui contient une quantité excessive de piments car rien n’est plus beau que de boire cette recette le matin. Le piment est thérapeutique mais outre ses bienfaits d’ordre scientifique, nous avons trouvé au piment un remède contre la gueule-de-bois pour les jeunes. Mon mal de tête s’évapore dans cette recette. La sueur qui se dégage sous l’effet du piment enlève mon état ivre de toute la nuit et me plonge de plein pied vers le nouveau jour ; on se libère sous l’effet du piment. Après une demi-heure passée dans ce lieu je me rends à la cafétéria.
La cafétéria est un endroit symbolique dans cette vie que je mène. D’ailleurs j’ai l’habitude de dire souvent aux gens que je côtoie, que les grandes idées naissent dans les bars café. Dans mon quartier, les bars café sont nombreux ; à chaque couche sociale sa cafétéria. Il y a des bars café spécifiques pour la politique, d’autres s’arcboutent sur le sport ; mais nous dans notre cafétéria les gens n’aiment pas les débats inutiles, trop de paroles ce n’est pas notre aise. On ne parle que par nécessité. Le seul problème c’est l’Etat. L’Etat qui a abandonné ce quartier central de la capitale en la taxant de criminel, de zone incontrôlable, de ghetto. Nous avons fini par devenir fiers de ces sobriquets et avons-nous fini par rebaptiser le quartier en « Crime City », la cité des criminels. Même les enfants scandent notre slogan « K6T » l’abréviation thug de « crime city ». Notre couleur c’est le noir, noir comme l’ébène, noir comme la nuit, noir comme l’obscurité qui sévit dans le quartier, noir parce que le noir fait peur. Dans le quartier on peint tout en noir : les maillots des joueurs du quartier, les habits des filles ; même la cafétéria est peinte en noire. Cette cafétéria nous l’avons donné un nom, son nom « Bhalè » comme pour marquer sa noirceur.  Le café-noir je l’aime, j’accorde une attention particulière au café-noir. Je bois le café par respect car j’ai découvert des recettes du café que les scientifiques n’ont pas, peut-être par négligence, découvert depuis l’avènement de la science. Le café a d’énormes secrets, il peut empêcher la faim ; or une arme qui lutte contre la faim est salutaire par les populations de ce quartier, et surtout par nous jeunes, et surtout nous thugs. Boire un café-noir le matin, c’est s’assurer de ne pas avoir faim toute la journée ; donc je bois le café noir, pas un mais plusieurs par jours. Les conséquences, j’en connais. Je n’ai pas besoin d’un spécialiste pour cela ; je tremble en longueur de journée ; mais la faim puisque je la bloque, les conséquences sont le cadet de mes soucis. Dans cette cafétéria, je suis très considéré et toutes les personnes qui la fréquentent m’offrent un demi-verre ou un verre de café-noir car me considèrent-ils comme un intellectuel. Là je donne des cours sur la philosophie des hommes et celle enseignée dans les écoles. On a fini par me surnommer « LE PHILOSOPHE », le « GENIE ». Dans ce quartier, le surnom compte plus que le nom, le surnom est sacré du seul régime où il marque la vraie identité de la personne et l’on s’affirme grâce au surnom. Plus de deux tiers de personnes qui fréquentent la cafétéria je ne connais que leurs surnoms. On ne choisit surtout pas son surnom, ce sont les gens qui nous l’imposent à travers diverses qualités que nous possédons. J’ai oublié de vous dire que pour que le café-noir soit efficace, il nous faut le boire accompagné de cigarettes. D’ailleurs tout buveur de café de noir dans ce quartier fume et inversement. Les plus nantis des thugs donnent gratuitement la cigarette aux autres, nous sommes solidaires. La solidarité est le principe fondamental de la vie thug. La solidarité thug est très riche et variée ; elle touche toutes les sphères de la vie thug sauf que ces aspects sont restreints, très restreints. On dit le plus souvent que le thug à le cœur propre, c’est seulement ses lèvres qui sont noires. Oui noires parce que noircies par la fumée de la cigarette et le chanvre indien. En dépit de cela, il est positif et aime surtout les enfants, il s’investit à aider ses proches, il aime ses parents même si, avec ses déviations, il les ramène des problèmes. Je fume donc mes quatre cigarettes doucement et bois mon café noir. Soudain j’aperçois un ami qui vient juste d’entrer il me salut d’une façon très brève. Ici on a pas le temps, on perds pas du temps pour la simple salutation. On salue avec de courts vocables :
- Hé yo, avec un hochement de tête.
- Yo, c’est comment ?
- Tranquille.
Nous nous sommes déjà compris. Il faut aller prendre un remontant ou dit-on un somnifère car à partir de 12h mon programme de la matinée doit prendre fin. Avec mon ami on descend à ECRANT GEANT au niveau des rails. Puisque le train a abandonné les rails nous les utilisons pour d’autres fins, nous les utilisons pour prendre nos somnifères. Les rails sont surveillés par la gendarmerie à travers des patrouilles et les gendarmes surprennent souvent les thugs parce qu’ils pensent que la prise des somnifères, pour être plus clair de la marijuana autrement appelée la ganja, la beu... est interdite par la loi. Quelle loi, nous sommes hors-la-loi. Mais malgré tout, un vrai thug est quelqu’un qui est très vigilant, il fait attention à tout. Moi je distingue souvent les gens dans ce temple à ECRAN GEANT, je sais reconnaitre les INDICATEUS, des hommes qui sont de mèche avec les gendarmes et qui les indiquent notre position pour qu’ils fassent une descente musclée. Particulièrement on ne peut pas m’attraper, je sais par où m’asseoir pour mieux décoller et courir en cas de danger. C’est cela être un vrai thug. La vie thug c’est de l’art. Nous fumons tranquillement notre ganja à ciel ouvert puisque tout passant nous voit mais ce n’est rien. En fumant mon ami mélange la ganja avec la cigarette et un peu du valium en roulant sur le même papier léger, c’est le mixte autrement appelé ''labo''. Mais moi je respecte la ganja, je ne la mélange pas avec une substance pour la polluer. Je fume la ganja pure comme en Jamaïque. Je la fume en toute considération et je ne gaspille même pas la fumée. La fumée je l’inhale et peu de temps après je commence à oublier les difficultés de la vie, tout devient facile pour moi, ma tête se vide, je commence à être content. Content parce que je suis conscient que rien ne doit me préoccuper en ce moment. Les débutants dans ce vice ne font que rire parce que tout se transforme devant eux ; même le plus mélancolique des hommes devient gai avec la prise de la ganja. Mais son problème est qu’elle asperge le sang, c’est une vraie sangsue pour les hommes du quartier. Mais moi comme la cigarette et le café-noir, elle me fait plus de bien que de mal. Il est déjà 12h, et j’ai pris mon somnifère, je dois aller me coucher pour respecter mon emploi du temps.
A 16h 30 je me lève, je suis en retard de trente minutes. Le temps, il est précieux dans ce quartier, il faut le respecter. Je me rends dans la concession de la vielle Mama Africa. Là les gens sont assis d’une façon séparée. Personne n’aime la parole et tout le monde respecte la vieille. L’ordre y règne comme chez les moines de shaolin. Je prends place en ne saluant personne, je fais ma commende d’un litre. Un litre de vin blanc. Soudain, la vielle vient déposer un autre litre de vin à mes pieds, elle n’échappe pas à la solidarité thug. De temps à autre un autre dépose un litre encore et encore. A un moment donné les tons montent, les gens se rapprochent, Mama Africa commence à être insulté par ceux qui étaient les plus calmes en arrivant. L’alcool transforme. Tout le monde est ivre, à la différence de la cafétéria, tout le monde forme un seul groupe maintenant, les débats commencent à fleurir sans sujet aucun. On quitte de la politique en passant par la philosophie et l’économie jusqu’à l’avenir de la nation. Après cela je sens que j’ai faim, je dois aller chercher quoi manger ; mais puisque je manque d’argent, je me rends directement chez ma tante. L’alcool donne de la décision, il crée de l’émotion plus que la ganja. La ganja est trop morale, elle tue la décision même si je la préfère.
Il est déjà 20h, je me rends chez ma tante complètement ivre. Celle qui ne manque pas de me conseiller à chaque fois d’abandonner les vices mais cette fois-ci j’y trouve une surprise. Un vieux, à le voir j’ai eu peur, il était très laid. Il semble que c’est un marabout venu d’un lointain village, je connais déjà sa mission : me donner des décoctions pour que j’arrête les vices. Il commence d’abord par me laver, ensuite il fait des incantations dans une langue que je n’avais jamais entendu parler ; peut-être ce sont les langues des premiers Africains transmises de génération en génération d’une façon restreinte ; il crache sur ma langue et brule des parties de mon corps pour, dit-il, extraire mon mauvais sang, il me revêt de blanc pour chasser satan dans mon corps et soudain il m’évanouit car il a réussi. Je ne me réveille que le matin.
Le matin, il est déjà 11h, je me rends à la cafétéria et là je prends mon café, et j’allume ma mèche puis je fume, et j’attends mon ami pour aller prendre mon somnifère.