Ma mère n'avait rien lâché, mon père pas davantage. Comme sur un champ de bataille, chacun campait sur ses positions, excluant toute idée de retraite. Alors que je venais de naître, ils ... [+]
La routine, ça endort, ça mine à petit feu et, parfois, ça finit par tuer. La mienne a sauvé ma vie, en tous les cas, ma fin de vie, j’ai quatre-vingt-douze ans. Chaque matin à la même heure, à quelques exceptions près, assis sous l’auvent Decaux, j’attends le bus 93 direction Invalides. Je me rends à mon bureau où, jusqu’à 10h, heure de Chicago, je fais l’intermédiaire entre vendeurs et acheteurs d’oléagineux. Ces graines n’ont aucun secret pour moi, j’en fais le commerce depuis mes vingt ans quand j’ai hérité de l’entreprise familiale, mon père n’ayant pas survécu à son retour des camps. Vers midi, je descends au Relais de la Tour-Maubourg prendre le plat du jour servi par Jean en un temps record.
— Bonjour Jean, c’est quoi le plat de jour ?
— M’sieur Hazan, poulet fermier servi avec des pleurotes à l’ail.
— Hum, va pour la volaille, la main douce sur l’ail s’il vous plaît.
— C’est parti, chef, un plat du jour, un café serré et l’addition dans une demi-heure.
L’après-midi se déroule invariablement de la même manière, j’achète, je vends, j’encaisse la commission puis je rentre pour dîner avec Mimi. Ces habitudes de lieux, ce tempo bien réglé, les mêmes personnes composent mon quotidien, une routine dont je n’avais pas vraiment conscience jusqu’à ce que je rencontre Claire. Elle s’est immiscée dans ce train-train au début de l’été pour en devenir la pièce maîtresse.
A cause de la canicule, j’avais décidé de quitter mon domicile plus tôt, un changement d’horaires exceptionnel pour moi. La première fois que je l’ai vue, j’étais assis dans le bus plus matinal que d’ordinaire ; elle courait, en talons hauts, hélant le conducteur, comme elle l’aurait fait avec un taxi. Ce dernier fit mine de ne pas la voir et démarra sans l’attendre. Lui, ça l’a fait rire qu’elle le rate de si peu, elle, j’ai bien vu qu’elle était furieuse. Ma journée s’est déroulée comme à l’accoutumé mais je gardais à l’esprit cette jeune femme et, surtout, l’expression de son visage ce matin-là, un mélange de douceur et d’extrême violence. Le soir, j’ai raconté la scène à Mimi en me demandant non seulement si je la reverrai mais également quel sort elle réserverait au chauffeur du 93 si d’aventure elle le revoyait. Je parle à Mimi, ma chienne aveugle, mais je ne suis pas gâteux, croyez-moi, c’est juste une manie, une manière aussi de la rassurer par la voix comme elle n’y voit plus rien.
Le lendemain matin, je suis arrivé à la même heure à l’arrêt de bus la cherchant des yeux. Elle était de l’autre côté de la rue attendant sagement que le feu piétons passe au vert. J’ai pu l’observer le temps qu’elle traverse. Tout en noir, un manteau couture, des escarpins d’une hauteur vertigineuse, des cheveux coupés à la garçonne. Elle est arrivée à ma hauteur, ravissante. « Cette fois-ci, je ne vais pas rester sur le trottoir » s’est-elle exclamé. Le ton était enjoué. Je ne suis pas tombé amoureux d’elle dans l’instant mais presque. « Bonjour » lui ai-je répondu. Je n’ai pas réussi à dire autre chose. Nous avons pris le même bus et durant tout le trajet, je l’ai regardée du coin de l’œil. En équilibre précaire, elle lisait des messages qui la faisaient sourire. Quand elle est descendue, elle m’a fait un signe de la main et m’a lancé un « à demain » qui sonna comme un ordre. J’ai obtempéré et, tous les matins, nous nous sommes retrouvés à la même heure, à l’arrêt du 93.
Nos conversations duraient le temps du parcours, le temps de se livrer l’un à l’autre en quelques mots, le temps de propos décousus ou de courtes confidences sur ce qui l’animait, ses amours changeantes, irrégulières, sources d’exaltations et de déceptions démesurées, le temps de lui tenir la main, le temps de faire semblant de l’aimer comme ma petite-fille. Comme j’ai adoré cette routine chronométrée. La brièveté de nos rencontres me désemparait néanmoins. Il aurait suffi qu’elle ne descende pas avant moi, que nous allions ensemble jusqu’au terminus pour qu’elles ne prennent pas fin si vite. Mais elle n’en a jamais rien fait, décidant que ces faux rendez-vous s’achevaient immuablement à Saint Philippe du Roule. J’ai bien compris qu’il ne fallait pas en demander davantage, cela l’aurait fait fuir. Je me suis donc contenté de ce qu’elle voulait bien m’offrir, je n’ai rien quémandé et, à l’inverse lui ai tout donné sans le lui dire. Mon amour, ma fortune.
Après les fêtes de fin d’année, je l’attendais dans un froid polaire, impatient de célébrer 2018 avec elle et lui laisser un cadeau, une estampe de Klein. Elle était de l’autre côté, rieuse de me voir pour la nième fois, à l’heure. Elle a crié « Michel, j’arrive », a traversé en me regardant et le camion a envoyé son corps en une fraction de seconde à quelques mètres de moi.
Depuis, chaque matin à la même heure, à quelques exceptions près, assis sous l’auvent Decaux, j’attends le bus 43 direction Neuilly et je descends à l’arrêt Cimetière Paul Eluard. J’y reste toute la matinée puis je rentre pour déjeuner avec Mimi.