Rien
Le sable rose pâle poudre les doigts
Du chamelier muet accroupi,
Perçant le chèche blanc son regard noir
Balaie
... [+]
Je vis l’âme en peine dans un pays occupé.
Mais en ce mois de juin, un jour nouveau se lève sur Grenoble. J’avale d’un trait une tasse de chicorée bien plus amère que d’habitude. J’ajuste mes pinces à vélo puis enfourche ma bicyclette en sifflotant In the Mood de Glenn Miller. Aujourd’hui je ne tourne pas à droite vers la biscuiterie Brun pour aller prendre mon poste, je file tout droit vers la forteresse du Vercors. Non loin de la gare, une colonne de soldats ennemis remonte fièrement la rue. Le coup de pédale léger, je repense à ces derniers jours. Les Alliés ont débarqué en Normandie, peut-être bientôt enfonceront-ils le clou en Méditerranée ?
Plus loin, je croise des patrouilleurs allemands sur des motocyclettes. Alors que je franchis le Drac, j’ai l’impression d’être un autre homme. Je tourne le dos à ma ville de cœur mais aussi à l’occupation, à la peur et au déshonneur.
Des coquelicots bordent la route. En voilà des fleurs sauvages et rétives. Pas de celles à se laisser mettre en pot. C’est comme si elles m’encourageaient à aller me battre pour la liberté. Sur la route de Saint-Nizier, un groupe de maquisards m’arrête. Je leur indique ma volonté de les rejoindre.
Les nouvelles recrues dont je fais partie sont installées dans un camp du Vercors. On y passe des journées à taper le carton entre deux initiations au maniement des armes. Le reste du temps, on admire le paysage, la nature grandiose qui souffle en nous ce sentiment de liberté retrouvée. Ici, le ciel est plus bleu, l’air plus pur, l’herbe plus fraîche. Je redécouvre les bonheurs simples et la légèreté d’être, tout simplement. Pendant ce temps, les têtes pensantes échafaudent des raids ou des actions pour déstabiliser les Allemands.
Hier, un groupe est allé installer sur le sommet des aiguilles rocheuses qu’on nomme les Trois Pucelles, un immense drapeau tricolore. Les Allemands ne vont pas tarder à réagir face à cette provocation.
Mardi 13 juin 1944, nous prenons notre poste. Nous sommes informés que l’ennemi a quitté la vallée afin de tenter de nous écraser. Les soldats se sont lancés à l’assaut des pentes du Vercors. Notre position est plutôt facile à défendre. Nous les attendons face à la sortie de la forêt, ils seront à découvert. Certains camarades se terrent parmi les rochers tandis que d’autres, comme moi, ont creusé des trous afin de pouvoir tirer sans s’exposer. L’attente paraît interminable, nous chantonnons pour nous donner du courage. Je caresse maladivement la crosse de mon fusil. Le théâtre qui accueillera cette bataille est majestueux, irréel. Hélas, parfois s’unissent la majesté de la nature et la vilenie des hommes.
Soudain, des silhouettes de fantassins animent la lisière de la forêt. Mon cœur s’emballe, ma respiration s’amplifie. La gravité de l’instant me déstabilise. Avec une panique certaine, je mets en joue l’homme qui me fait face mais rate lamentablement le premier tir tant mon canon flageole. Heureusement, mes camarades visent juste. Des balles sifflent au-dessus de ma tête et font un bruit épouvantable en atteignant la roche. Avec l’appui d’une arme automatique, un groupe de soldats allemands s’approche dangereusement de nous. Malgré le vacarme et la confusion et contre toute attente je fais mouche, plusieurs fois. L’ouvrier de la biscuiterie s’est changé en soldat de la liberté. Derrière les rochers, une de nos mitrailleuses met un terme à l’incursion ennemie. Mais après un court arrêt des coups de feu, les soldats de la Wehrmacht tentent de nous assaillir par notre flanc droit. Là encore, nous ripostons avec brio car nous avons juré que leurs bottes ne viendraient pas souiller cette terre de liberté.
Le soir, ragaillardis par notre succès, nous regardons Grenoble et ses lumières du haut de notre donjon naturel. Puis petit à petit, le couvre-feu enveloppe la ville dans le noir manteau de la nuit. Beaucoup de nos proches sont là-bas et nous comptons bien leur apporter au plus vite ce trésor que nous avons trouvé ici dans le Vercors : l’espoir de briser nos chaînes. Ce que notre petit groupe a obtenu aujourd’hui, d’autres compagnons de lutte l’ont reproduit sur les nombreux passages qui mènent au plateau. Outre notre soif de liberté, nous avons eu un allié de taille : la nature qui nous a offert ses remparts, son altitude et sa rudesse. Nous sommes heureux et fêtons cette victoire d’une poignée de maquisards sur une armée régulière. Les habitants alentours nous ont apporté de quoi nous restaurer. Nous levons notre verre à la France libre devant le ciel étoilé qui nous épie. Je roule puis allume une cigarette quand tout à coup, au loin, retentissent les sirènes de la ville. Est-ce l’annonce un bombardement ? Nous prions pour qu’il s’agisse d’avions en provenance d’Alger. Nous comptons sur leurs parachutages d’armes lourdes car, c’est sûr, les Allemands reviendront plus nombreux, mieux armés.
Jeudi 15 juin, les nuages rubescents de l'aube annoncent le bain de sang qui va se produire. Nous reprenons le poste que nous avons si bravement défendu mais très vite, nous comprenons que l’issue en sera tout autre. Nous recevons des tirs d’obus de la part de bazookas qui ruinent notre défense en un temps record. Alors que les corps de trois de mes camarades gisent sur le sol comme de vulgaires mannequins, notre chef nous ordonne le repli. Je cours à perdre haleine lorsqu’une explosion surpuissante éclate à proximité, un éclair d’une violence inouïe me transperce. Je m’effondre sur le sol. Ma joue repose à présent sur la crosse de mon fusil. Au loin j’aperçois Saint-Nizier déjà incendié par l’ennemi. Nous avons perdu cette bataille mais qu’importe, demain les miens déclareront la République Libre du Vercors et j’en suis sûr après-demain nous gagnerons la guerre.
Rassemblant mes dernières forces, je me tourne sur le dos. C’est vrai qu’ici l’herbe est plus fraîche, l’air plus pur, le ciel plus bleu...
Je meurs l’arme à la main dans un pays libre.
Mais en ce mois de juin, un jour nouveau se lève sur Grenoble. J’avale d’un trait une tasse de chicorée bien plus amère que d’habitude. J’ajuste mes pinces à vélo puis enfourche ma bicyclette en sifflotant In the Mood de Glenn Miller. Aujourd’hui je ne tourne pas à droite vers la biscuiterie Brun pour aller prendre mon poste, je file tout droit vers la forteresse du Vercors. Non loin de la gare, une colonne de soldats ennemis remonte fièrement la rue. Le coup de pédale léger, je repense à ces derniers jours. Les Alliés ont débarqué en Normandie, peut-être bientôt enfonceront-ils le clou en Méditerranée ?
Plus loin, je croise des patrouilleurs allemands sur des motocyclettes. Alors que je franchis le Drac, j’ai l’impression d’être un autre homme. Je tourne le dos à ma ville de cœur mais aussi à l’occupation, à la peur et au déshonneur.
Des coquelicots bordent la route. En voilà des fleurs sauvages et rétives. Pas de celles à se laisser mettre en pot. C’est comme si elles m’encourageaient à aller me battre pour la liberté. Sur la route de Saint-Nizier, un groupe de maquisards m’arrête. Je leur indique ma volonté de les rejoindre.
Les nouvelles recrues dont je fais partie sont installées dans un camp du Vercors. On y passe des journées à taper le carton entre deux initiations au maniement des armes. Le reste du temps, on admire le paysage, la nature grandiose qui souffle en nous ce sentiment de liberté retrouvée. Ici, le ciel est plus bleu, l’air plus pur, l’herbe plus fraîche. Je redécouvre les bonheurs simples et la légèreté d’être, tout simplement. Pendant ce temps, les têtes pensantes échafaudent des raids ou des actions pour déstabiliser les Allemands.
Hier, un groupe est allé installer sur le sommet des aiguilles rocheuses qu’on nomme les Trois Pucelles, un immense drapeau tricolore. Les Allemands ne vont pas tarder à réagir face à cette provocation.
Mardi 13 juin 1944, nous prenons notre poste. Nous sommes informés que l’ennemi a quitté la vallée afin de tenter de nous écraser. Les soldats se sont lancés à l’assaut des pentes du Vercors. Notre position est plutôt facile à défendre. Nous les attendons face à la sortie de la forêt, ils seront à découvert. Certains camarades se terrent parmi les rochers tandis que d’autres, comme moi, ont creusé des trous afin de pouvoir tirer sans s’exposer. L’attente paraît interminable, nous chantonnons pour nous donner du courage. Je caresse maladivement la crosse de mon fusil. Le théâtre qui accueillera cette bataille est majestueux, irréel. Hélas, parfois s’unissent la majesté de la nature et la vilenie des hommes.
Soudain, des silhouettes de fantassins animent la lisière de la forêt. Mon cœur s’emballe, ma respiration s’amplifie. La gravité de l’instant me déstabilise. Avec une panique certaine, je mets en joue l’homme qui me fait face mais rate lamentablement le premier tir tant mon canon flageole. Heureusement, mes camarades visent juste. Des balles sifflent au-dessus de ma tête et font un bruit épouvantable en atteignant la roche. Avec l’appui d’une arme automatique, un groupe de soldats allemands s’approche dangereusement de nous. Malgré le vacarme et la confusion et contre toute attente je fais mouche, plusieurs fois. L’ouvrier de la biscuiterie s’est changé en soldat de la liberté. Derrière les rochers, une de nos mitrailleuses met un terme à l’incursion ennemie. Mais après un court arrêt des coups de feu, les soldats de la Wehrmacht tentent de nous assaillir par notre flanc droit. Là encore, nous ripostons avec brio car nous avons juré que leurs bottes ne viendraient pas souiller cette terre de liberté.
Le soir, ragaillardis par notre succès, nous regardons Grenoble et ses lumières du haut de notre donjon naturel. Puis petit à petit, le couvre-feu enveloppe la ville dans le noir manteau de la nuit. Beaucoup de nos proches sont là-bas et nous comptons bien leur apporter au plus vite ce trésor que nous avons trouvé ici dans le Vercors : l’espoir de briser nos chaînes. Ce que notre petit groupe a obtenu aujourd’hui, d’autres compagnons de lutte l’ont reproduit sur les nombreux passages qui mènent au plateau. Outre notre soif de liberté, nous avons eu un allié de taille : la nature qui nous a offert ses remparts, son altitude et sa rudesse. Nous sommes heureux et fêtons cette victoire d’une poignée de maquisards sur une armée régulière. Les habitants alentours nous ont apporté de quoi nous restaurer. Nous levons notre verre à la France libre devant le ciel étoilé qui nous épie. Je roule puis allume une cigarette quand tout à coup, au loin, retentissent les sirènes de la ville. Est-ce l’annonce un bombardement ? Nous prions pour qu’il s’agisse d’avions en provenance d’Alger. Nous comptons sur leurs parachutages d’armes lourdes car, c’est sûr, les Allemands reviendront plus nombreux, mieux armés.
Jeudi 15 juin, les nuages rubescents de l'aube annoncent le bain de sang qui va se produire. Nous reprenons le poste que nous avons si bravement défendu mais très vite, nous comprenons que l’issue en sera tout autre. Nous recevons des tirs d’obus de la part de bazookas qui ruinent notre défense en un temps record. Alors que les corps de trois de mes camarades gisent sur le sol comme de vulgaires mannequins, notre chef nous ordonne le repli. Je cours à perdre haleine lorsqu’une explosion surpuissante éclate à proximité, un éclair d’une violence inouïe me transperce. Je m’effondre sur le sol. Ma joue repose à présent sur la crosse de mon fusil. Au loin j’aperçois Saint-Nizier déjà incendié par l’ennemi. Nous avons perdu cette bataille mais qu’importe, demain les miens déclareront la République Libre du Vercors et j’en suis sûr après-demain nous gagnerons la guerre.
Rassemblant mes dernières forces, je me tourne sur le dos. C’est vrai qu’ici l’herbe est plus fraîche, l’air plus pur, le ciel plus bleu...
Je meurs l’arme à la main dans un pays libre.