La pièce manquante

 Toute histoire commence un jour, quelque part tu dis ?
 Oui, mais il y en une qui précède toutes les autres, une qui est la cause et toutes les autres des conséquences.
 Ma chère Ana, explique à l’imbécile en face de toi. J’aime quand tu réfléchis à haute voix.
 Les êtres humains naissent avant de vivre et, un jour ou l’autre, chacun de nous cherche à connaitre les détails de sa naissance.
Je ris en me rappelant ma propre curiosité quand je n’étais encore qu’une enfant bourrée de questions et que les adultes autour de moi me donnaient parfois de fausses réponses le temps que je grandisse assez pour comprendre par moi-même certaines vérités gênantes.
 Ris Paulette, ris ! car tu as de la chance. Ce n’est pas un privilège qui est donné à tous que de savoir d’où l’on vient, de qui, où et comment.
Alors je compris qu’elle ne parlait pas des détails de l’accouchement mais des origines.
 T’es pas orpheline à ce que je sache, Ana. Je sens dans ta voix et je lis sur ton visage la tristesse d’une femme ingrate, trop gâtée par la vie.
 Délice...
 Ana... tu ne plaindras pas cette Délice jusqu’à ta mort voyons. Vis ta vie bon sang !
Je la vis déglutir douloureusement, serrer trop fort la tasse de thé pour éviter que ses mains tremblent, se mordre la lèvre inferieure pour éviter de pleurer mais malgré tous ses efforts, l’humidité de ses yeux la trahit. Je m’en voulus de m’être emportée sans avoir cherché à comprendre. D’une voix douce, je tentai de réparer les dégâts.
 Pardonne-moi, Ana, je n’avais pas l’intention de remuer le couteau dans la plaie. Tu sais, maintenant je me rends compte que je ne sais rien de cette Délice à part que tu ne peux penser à elle sans en souffrir. Oh, quand tu parlais d’histoires tu voulais me raconter celle de Délice n’est-ce pas ?
 ...
 S’il te plaît, Ana, parles à ta cousine chérie.
Nous prîmes en même temps une gorgée de notre thé dont la froideur nous signalait que nous parlions plus que nous ne buvions. Je commençais à m’impatienter et à me dire que j’avais tout gâché lorsque, enfin, elle ouvrit la bouche.
 L’histoire de Délice a connu un début des plus mystérieux. Lorsque j’ai fait sa connaissance, chacune de nous avait déjà fait vingt tours autour du soleil. Elle était la voisine, l’alter ego, la partenaire de crime, une étoile prématurément tombée du ciel pour atterrir dans mon existence qui commençait à devenir on ne peut plus ennuyante dans ce nouveau quartier dit « des riches » bordé par le lac Tanganyika. Nous sommes devenues tellement proches au point de se ressembler, au point d’avoir l’impression que le même sang coulait dans nos veines. Elle déjeunait chez moi, je dinais chez elle. Sa famille adoptive et la mienne biologique étaient devenues potes.
Du jour au lendemain nous l’avons vu chuter. Nous la croyions heureuse, nous la croyions libre, nous nous croyions suffisants pour contenir son existence à laquelle manquait finalement une pièce. Un jour, quelque part ça a cramé dans sa tête, dans son inconscient, dans son bordel. D’abord c’était la cigarette, ensuite c’était le chanvre et la totale c’était la coke, elle appelait cela péché mignon, je l’appelais suicide. Elle partait et elle revenait. Au début elle rentrait tard, ensuite elle rentrait après des jours, des semaines, des mois et puis un jour elle est partie tout court. A bien y voir elle n’avait jamais était normale, jamais au juste milieu. Elle était soit le jour, soit la nuit mais rarement et jamais longtemps la nuit. Elle était de ces rares personnes que l’on appelle rayon de soleil, elle débordait de tout ce qu’il y a d’énergisant, de fou et de fougueux. Elle ne parlait pas, elle criait. Elle ne souriait pas, elle riait aux éclats.
A deux nous formions une vraie bombe atomique, nous faisions vibrer le sol sous nos pieds, nous transpercions l’air de nos voix aigus, quand nous chantions les oiseaux, surpris, se taisaient. Nous étions très humaines, très déesses, très vivantes. Au levée du soleil nous étions des enfants, à son couchée nous étions des femmes. Nous tirions les mignons intellos de leurs petites bulles faites d’un mélange de sagesse, de timidité et de prudence pour leur faire goûter aux multiples plats que la vie offre en dehors des livres de science. Nous étions insouciantes mais pas innocentes, sarcastiques et ironiques mais pas méchantes : ‘’Ana la sorcière, viens voir le texto que Xavier m’a envoyé et ose dire encore qu’il n’est pas intéressé, mxiouuum’’ ; ‘’ Délice la conasse, tu te fais des idées, il est trop bien pour toi et s’il te fréquente c’est un prétexte pour m’approcher.’’ Et puis nous riions ensemble. On s’appelait sorcière, pétasse, conasse, pas de chérie, pas de ma belle sauf quand l’on voulait se manipuler et que l’on échouait lamentablement : ‘’Délice Chérie, ne me laisse pas tomber.’’ ; ‘’Oh que si, t’inquiètes je reviendrai te ramasser plus tard, ciao.’’ ; ‘’Sois pas aussi égoïste’’ ; ‘’Je rêve ou tu essaies de me manipuler ? Manipulatrice vas. Tu perds ton temps.’’
On se disait je te déteste pour se dire je t’aime. Et comment ne pas lire dans ses pensées alors que nous en avions les mêmes, tordues, insensées, bêtes et malignes pour ne pas dire intelligentes. Nous avions les mêmes pensées mais pas le même passé. Parfois un ange passait et je surprenais son regard égaré presque éteint, c’était tellement rare et bref que je m’en voulais d’avoir une imagination dramatisante. « Elle est trop sanguine pour être malheureuse » me disais-je. Parfois ses fous rires sonnaient faux, un peu comme si elle voyait le bonheur au seuil de son âme et qu’elle le tirait vers l’intérieur en vain. Elle avait une joie de vivre comme personne d’autre et dans ma fâcheuse tendance, guidée par mon intuition indiscrète, de toujours vouloir jeter un coup d’œil au-delà des apparences je découvris que sa joie de vivre n’était qu’une couverture, un effort surhumain qu’elle faisait pour surmonter ses démons, pour ne pas sombrer dans l’abîme d’une mélancolie trop douloureuse. Elle ne savait pas d’où elle venait, de quel foutu père irresponsable, mort ou vivant, elle tenait ses gênes ; elle voulait connaitre et aimer malgré tout cette inconnue qui l’avait mise au monde pas pour l’élever mais pour l’abandonner sans lui laisser ne fût-ce qu’une goutte de lait maternel sur la langue pour tout souvenir. Elle voulait s’identifier mais elle était sans repère. Alors elle a vécu comme si de rien n’était, comme si elle n’avait pas besoin d’amour. Elle a joué les psy avec moi et avec les autres, avec elle on oubliait l’existence du silence gênant et des sentiments de vide et de tristesse. Son dynamisme était contaminant. Elle passait les journées à rire, les nuits à pleurer, elle aidait tout le monde mais c’est elle qui avait besoin d’aide. Je l’ai compris mais c’était trop tard ; la cocaïne avait pris ma place.
J’aurais aimé te dire que je l’ai remise sur pied avant la fin de la chute. Mais je peux seulement te jurer que j’aurais essayé, nous aurions essayé : les cures de desintox qui n’étaient que de courtes trêves à son addiction sans laquelle elle refusait de laisser tourner la roue les psychologues impuissants face à ce cas qui exigeait la seule volonté de la patiente pour sa guérison, nos conseils qu’elle donnait l’impression de prendre à cœur, les prières larmoyantes, toute notre affection, des détectives pour reconstituer les morceaux des circonstances de sa naissance et trouver ne serait-ce que le nom d’un membre de sa famille biologique ,en vain ! Chaque échec emportait avec lui tout espoir que Délice puisse un jour connaitre ses racines mais nous avons continué à espérer désespérément qu’elle décrocherait à cette obsession maladive.
C’est fou ce que le bonheur d’une personne est constitué de plusieurs pièces, certaines sont plus importantes que d’autres et le manque de ces premières peut avoir des répercussions à long ou à court terme dans l’histoire d’un être qui n’aura rien fait pour le mériter. Délice elle, ma connasse à moi, nous quitta comme l’amour quitte un cœur, en laissant un grand vide.
C’était un dimanche soir, j’allai chez elle prendre de ses nouvelles comme d’habitude, j’entrai par la petite porte, réservée aux familiers, qui donne sur le jardin verdoyant, je traversai l’allée bordée de fleurs dont j’ignore les noms. vingt-cinq mètres plus tard j’arrivai directement dans la cuisine. Une porte sur le mur devant moi, une autre sur le mur à ma droite débouchant sur le corridor. J’allais entrer par cette dernière lorsque sa mère adoptive fit irruption dans la cuisine, par cette même porte, tenant un papier d’une main et quand elle me vit, elle couvrit sa bouche de l’autre main et se mit à sangloter. Je vis alors qu’elle avait les yeux rouges et boursouflés d’avoir trop pleuré. Trop de questions sans réponses se bousculaient dans ma tête. De la main qui tenait le papier elle s’accrocha à la table, sur sa droite, entourée de quatre chaises. Elle s’assit sur la plus proche. Soudain, je pris conscience que j’étais restée figée pendant tout ce temps. J’allai vers elle et avant que je ne la prisse dans mes bras, elle me tendit le papier que je pris d’une main curieuse. Mes yeux se posèrent enfin sur cette écriture que je ne connaissais que trop bien sauf qu’à l’accoutumée elle portait la marque d’une main nonchalante et cette fois-ci pas besoin d’un expert en calligraphie pour voir que ces mots avaient été tracés d’une main tremblante. Je me rappelle de chaque mot, chaque phrase et chaque paragraphe pour avoir lu cette lettre chaque jour pendant les douze mois suivants son départ, essayant de trouver une piste qui me mènerait à elle, en vain.
 C’est toi qui as gardé la lettre ? Demandai-je le souffle coupé par la curiosité.
 Oui, répondit-elle
Et, devinant la question suivante, elle se leva, alla dans sa chambre et revint après cinq interminables minutes avec la lettre âgée de cinq ans. Je la pris avec hâte et commençai à la lire comme si je lisais Guillaume Musso, Victor Hugo, Eric-Emmanuel Schmitt ou un autre auteur passionnant.
Papa, maman et Ana, ma sorcière,
Le suicide aurait été trop égoïste de ma part, je préfère partir en faisant en sorte que vous et moi gardions l’espoir que je reviendrai un jour. Et puis je ne peux pas mettre fin à mes jours avant d’avoir obtenu ne serait-ce qu’une réponse à mes mille et une questions, avant de réaliser le rêve que je fais jour et nuit. En effet, il n’est pas un soir qui passe sans que je rêve d’une rencontre avec ma famille de sang, il n’est pas une seule journée qui passe sans que je tente de faire le lien avec les personnes que je croise.
Ici je me suis toujours sentie chez moi mais pas à ma place, je n’ai jamais manqué de rien sauf de moi-même. Ne souffrez pas de mon absence car je ne le mérite point, je ne vous mérite pas. Sachez que je ne vous quitte pas mais que je pars à la recherche de moi-même. Si je reste et que je continue à faire semblant, je finirai par complètement me perdre. Je dois être seule pour apprendre à être moi-même car je n’ai jamais su l’être avec les autres. Derrière la Délice cent pourcent sanguine que vous connaissez, se cache une Délice cent pourcent mélancolique, derrière la Délice qui rit le jour, se cache une Délice qui pleure la nuit, derrière la Délice qui croque la vie à pleines dents, se cache une Délice dépressive, et derrière la Délice qui adore ses parents adoptifs, se cache une Délice qui souffre de ne pas connaitre ses parents biologiques.
En dépit de tout cela, sachez que vous avez été le soleil de ma vie même si une partie de mon cœur est restée dans l’ombre ; sans vous, tout mon cœur aurait été privé de lumière. Rien de moi n’a jamais été illuminé en entier : mon bonheur, mes amours, mes amitiés, bref mon existence. Il y a toujours eu une partie sombre ou plutôt manquante car je ne me suis jamais sentie entière. Alors je pars...non pour chercher une lumière, car vous êtes celle-là, mais je pars à la recherche de moi-même, de la partie non éclairée. Oui, je dois partir à la recherche de la pièce manquante. Je vous aime !

Délice
A la fin de la lettre, je me rendis compte que j’avais pleuré.
 C’est tellement triste, j’ai dit.
 Qu’est-ce qui est triste ?
 Tout...son départ, la lettre, le fait qu’elle était orpheline.
 Oh, Paulette. Tu n’as donc rien compris ?
 Comment ça je n’ai rien compris ? Qu’est-ce que j’étais censée comprendre ?
 Délice n’était pas plus orpheline que la plupart des mortels. Il y en a qui ont connu pire, qui ont vu leurs familles se faire tuer devant leurs yeux, il y en a qui n’ont ni famille biologique ni famille adoptive, sans personne pour leur donner un peu d’affection et d’attention, mais ils survivent, ils tiennent le coup, et si ils ont une chance d’avoir une personne, une famille qui les aime et leur apporte du soutien, ils s’y accrochent. Délice elle, elle avait tout pour être heureuse, elle avait tout pour combler son vide. Elle n’était pas plus malheureuse que le commun des mortels car nous avons tous des hauts et des bas, mais elle voulait avoir la seule chose qu’elle n’avait pas et cela l’a rendue assez ingrate pour ne pas apprécier ce qu’elle avait.