Tu tournes dans l'appartement. Tu t'affaires à tout couper : le gaz, l'électricité, l'eau, et mon cœur en deux, pour en emporter le beau morceau, le bien saignant. Je finis de scotcher tes ... [+]
Parfois, je nous regardais dans notre file, comme si je n'y étais pas, comme si j'avais été une autre.
Dans l'ensemble, on était propres, pas plus vilains que les autres, juste un peu différents. On ne sentait pas mauvais, enfin, il me semble. Chacun a son odeur à laquelle il s'habitue, chacun de nous avait la sienne, mais les autres aussi. Le matin, ça allait, mais, le soir, tout le monde avait transpiré, tout le monde sentait un peu fort, les autres aussi.
Alors pourquoi ?
Moi, j'étais certainement la plus petite et la plus menue de tous, enfants exceptés. Je n'aurais pas pu faire de mal à une mouche et j'étais particulièrement bien habillée mais ça ne changeait rien. Une robe propre sous mon manteau de laine tous les matins, tous les matins mes cheveux bien tirés bas sur ma nuque, des lunettes étincelantes. L'allure d'une petite bonne femme sage. Pas moyen de se douter qu'un volcan palpitait sous mes côtes...
Alors pourquoi à chaque fois devoir faire le tour ?
Une fois j'avais essayé d'y couper et j'avais foncé droit devant moi mais Blake - j'ai su après qu'il s'appelait comme ça - m'avait attrapée par le bras et s'était mis à crier de plus en plus fort que je DEVAIS FAIRE LE TOUR. J'avais dû céder.
Faire le tour ce n'était pas grand-chose, en fait, mais c'était tellement humiliant que le volcan sous mes côtes devenait fou.
Blake m'avait fait mal mais j'avais recommencé, je ne pouvais pas m'en empêcher, et, quand il m'avait de nouveau saisie par le bras avec un regard plein de haine, j'avais fait tomber mon sac à main. Exprès, bien sûr. Et pour le ramasser je m'étais tranquillement assise devant, sur une place interdite, donc, à côté d'une jeune femme. Blake, ça l'avait rendu fou. Il m'avait secouée et traînée jusqu'aux marches et m'avait jetée dehors sous la pluie. J'avais beaucoup pleuré de rage en marchant au point que le volcan sous mes côtes était sur le point d'exploser. Et puis, je m'étais calmée. J'avais même ri en pensant que la place interdite sur laquelle j'avais posé mes fesses deux minutes était la même que celles qui m'étaient autorisées. J'avais ri parce que ça me rappelait que quand j'étais enfant j'avais longtemps cru que l'eau des fontaines interdites était meilleure que celle des fontaines autorisées.
Tout cela était tellement stupide et injuste !
Quelques jours plus tard, j'avais remarqué que la femme à côté de laquelle je m'étais assise me souriait depuis sa file. Mais j'étais trop concentrée pour lui répondre. Ce n'était pas l'heure du sourire.
Ce jour-là, j'avais fait mon tour sans broncher et m'étais installée au milieu du bus à côté de deux hommes noirs. On avait le droit de s'asseoir là tant que les autres pouvaient s'asseoir sur leurs rangées devant. Et puis c'était arrivé. Comme je l'espérais, en fait. Trois hommes blancs étaient montés et il y en avait un de trop. Celui-ci s'était planté devant nous sans dire un mot. On savait ce qu'on avait à faire, nous, les pouilleux, non ? Mes deux voisins s'étaient levés et avaient glissé vers le fond comme des fantômes noirs sur leurs longues jambes. Et moi, j'étais restée là, à regarder par la fenêtre, mon volcan déversant sa lave bienfaitrice dans tout mon corps. Je pensais que Blake allait devenir fou et, peut-être, me tuer et ça m'était totalement égal : je n'avais jamais été aussi bien. Mais non, de Blake pas un cri, pas un geste. Il m'avait regardée longuement sans dire un mot. Il avait l'air plutôt satisfait, en fait, et j'ai compris : il attendait la faute grave.
Quand la police est arrivée pour me menotter et m'embarquer, la jeune femme de devant s'est levée et m'a de nouveau souri. Je l'ai entendue descendre juste derrière moi. Ce n'était pas son arrêt.
***
Je suis vieille maintenant et je ne prends plus le bus. Mais si je voulais le prendre, il n'y aurait plus personne pour m'obliger à monter par l'arrière et à m'asseoir au fond.
Le volcan sous mes côtes n'est pas éteint mais je m'y suis habituée. Je sais que le chemin sera long mais, au moins, on est dessus. Et on n'y est pas seuls : des blancs, comme la jeune femme du bus, se sont engagés à nos côtés.
Dans l'ensemble, on était propres, pas plus vilains que les autres, juste un peu différents. On ne sentait pas mauvais, enfin, il me semble. Chacun a son odeur à laquelle il s'habitue, chacun de nous avait la sienne, mais les autres aussi. Le matin, ça allait, mais, le soir, tout le monde avait transpiré, tout le monde sentait un peu fort, les autres aussi.
Alors pourquoi ?
Moi, j'étais certainement la plus petite et la plus menue de tous, enfants exceptés. Je n'aurais pas pu faire de mal à une mouche et j'étais particulièrement bien habillée mais ça ne changeait rien. Une robe propre sous mon manteau de laine tous les matins, tous les matins mes cheveux bien tirés bas sur ma nuque, des lunettes étincelantes. L'allure d'une petite bonne femme sage. Pas moyen de se douter qu'un volcan palpitait sous mes côtes...
Alors pourquoi à chaque fois devoir faire le tour ?
Une fois j'avais essayé d'y couper et j'avais foncé droit devant moi mais Blake - j'ai su après qu'il s'appelait comme ça - m'avait attrapée par le bras et s'était mis à crier de plus en plus fort que je DEVAIS FAIRE LE TOUR. J'avais dû céder.
Faire le tour ce n'était pas grand-chose, en fait, mais c'était tellement humiliant que le volcan sous mes côtes devenait fou.
Blake m'avait fait mal mais j'avais recommencé, je ne pouvais pas m'en empêcher, et, quand il m'avait de nouveau saisie par le bras avec un regard plein de haine, j'avais fait tomber mon sac à main. Exprès, bien sûr. Et pour le ramasser je m'étais tranquillement assise devant, sur une place interdite, donc, à côté d'une jeune femme. Blake, ça l'avait rendu fou. Il m'avait secouée et traînée jusqu'aux marches et m'avait jetée dehors sous la pluie. J'avais beaucoup pleuré de rage en marchant au point que le volcan sous mes côtes était sur le point d'exploser. Et puis, je m'étais calmée. J'avais même ri en pensant que la place interdite sur laquelle j'avais posé mes fesses deux minutes était la même que celles qui m'étaient autorisées. J'avais ri parce que ça me rappelait que quand j'étais enfant j'avais longtemps cru que l'eau des fontaines interdites était meilleure que celle des fontaines autorisées.
Tout cela était tellement stupide et injuste !
Quelques jours plus tard, j'avais remarqué que la femme à côté de laquelle je m'étais assise me souriait depuis sa file. Mais j'étais trop concentrée pour lui répondre. Ce n'était pas l'heure du sourire.
Ce jour-là, j'avais fait mon tour sans broncher et m'étais installée au milieu du bus à côté de deux hommes noirs. On avait le droit de s'asseoir là tant que les autres pouvaient s'asseoir sur leurs rangées devant. Et puis c'était arrivé. Comme je l'espérais, en fait. Trois hommes blancs étaient montés et il y en avait un de trop. Celui-ci s'était planté devant nous sans dire un mot. On savait ce qu'on avait à faire, nous, les pouilleux, non ? Mes deux voisins s'étaient levés et avaient glissé vers le fond comme des fantômes noirs sur leurs longues jambes. Et moi, j'étais restée là, à regarder par la fenêtre, mon volcan déversant sa lave bienfaitrice dans tout mon corps. Je pensais que Blake allait devenir fou et, peut-être, me tuer et ça m'était totalement égal : je n'avais jamais été aussi bien. Mais non, de Blake pas un cri, pas un geste. Il m'avait regardée longuement sans dire un mot. Il avait l'air plutôt satisfait, en fait, et j'ai compris : il attendait la faute grave.
Quand la police est arrivée pour me menotter et m'embarquer, la jeune femme de devant s'est levée et m'a de nouveau souri. Je l'ai entendue descendre juste derrière moi. Ce n'était pas son arrêt.
***
Je suis vieille maintenant et je ne prends plus le bus. Mais si je voulais le prendre, il n'y aurait plus personne pour m'obliger à monter par l'arrière et à m'asseoir au fond.
Le volcan sous mes côtes n'est pas éteint mais je m'y suis habituée. Je sais que le chemin sera long mais, au moins, on est dessus. Et on n'y est pas seuls : des blancs, comme la jeune femme du bus, se sont engagés à nos côtés.
Merci !!!