La montagne ensanglantée

Toute histoire commence un jour, quelque part, K fut seulement sûr d’une chose, il était là, dans cette taverne, entre ces murs sombres et cette chaleur d’une froideur hypocrite. Il le regardait, l’observait, scrutait la moindre de ses ombres projetées par la lumière des lumignons toussotant leurs dernières flammes...
Il essayait, vainement, d’apercevoir l’infime négligence, la faille dans une machine que notre détective trouvait bien trop parfaite. Cet homme, son adversaire (car en toute honnêteté, ce criminel est celui qui a le plus épouvantablement impressionné notre détective), lui donnait du file à retordre. Son art de l’investigation qu’il passa tant d’années à perfectionner au sein de son métier semblait bien peu utile à cet instant précis.
Il y avait beaucoup de monde ce soir-là à la taverne de monsieur Shick, il faisait froid, mais semble-t-il pas assez pour vider les bars et les tavernes par ses nuits hivernales... les gens se réchauffent avec ce qu’ils peuvent, la luxure, le vin, et d’autres par le sang. Notre détective, en sus de ses informations sûres et confirmées, ainsi que ses investigations et recherches judicieuses, avait un autre point de poids qui lui confirmait la présence de M en ce lieu obscure.
Cette appellation, ou surnom fut l’œuvre des journaux bien-sûr, un homme aussi intelligent ne s’attarderait pas à s’appeler par un nom aussi inégal à son talent, car oui, cet homme était loin de tous les vils assassins que traqua avec fort succès notre cher détective. Celui dont fait l’objet cette investigation est, en tous points, homme de grand raffinement : sérieux, appliqué, lecteur de grand goût (ayant laissé de petites feuilles sur lesquelles étaient écrites en lettres de sang les mots de grands écrivains, feuilles qui furent accrochées par des fils sur la paupière supérieure des victimes...), cette marque personnelle était sa signature.
Son histoire date d’il y’a plus de vingt ans déjà, une histoire qui était bien parallèle avec celle de la carrière de notre illustre détective, évidemment, il ne le connaissait point depuis bien longtemps, d’ailleurs sans sa curiosité et son amour de l’aventure,
il ne se serait sûrement jamais aventuré dans ce pays scandinave. Il ne s’intéresse qu’à l’homme, les terres, les paysages et autres lieux inexplorés ne l’intrigue point... l’immuable l’afflige, c’est bien pour cette raison qu’il voue une certaine répugnance pour les vieux, les sédentaires qui n’ont pour lui plus de vie à donner, ni même à vivre, de ce fait, il se voit mourir bien avant cette période avancée de son existence, les grands risques de mort qu’implique son travail est l’une des causes qui l’y ont poussé.
Il ne pouvait s’attarder en ce lieu au risque de le perdre, il se devait d’avoir une idée, qu’importe les moyens, ce soir M de sang n’aura plus de faim, ce soir la lune épiera sa fin.
Tout à fait inhabituelle fut l’idée tenue par son ménage ciboulocal (ce dernier mot est une autre preuve du penchant indéfectible de notre détective pour le néologisme), inhabituelle car il était d’un genre calme, méticuleux et organisé. Il exécrait le chaos et trouvait que la terre en avait de cohue et de misère le ras pour peu de bol.
Il allait ainsi briser le calme bien que bruyant dans ce repère de verres et revers mélancoliques. Il interpella le tavernier d’un ton colérique, tenant ces quelques propos d’alcoolique :
« Pourquoi qu’ce bled est si peu potable ? Hein ? Tu m’ouïe p’tite huitre inutile, dit-il sans recevoir de réponse ni de réaction de la part de son bouc-émissaire.»
«  Hey ! Sors la tête de tes verres, si tu t’vois trop là pour daigner m’parler t’es bien niais tavernier ! »
Aucune réponse... notre détective n’y allait pas à la moue, toutefois, son interlocuteur était de sang froid, frais de nerfs, un barman, de ceux qui tiennent leurs noms pour bien acquis.
Notre malpoli d’occasion n’en démord point, tout le contraire, il repart de plus belle aux abords... du moins le voulait-il, car à cet instant même l’inattendu arriva. Le suspect qu’il recherchait depuis plusieurs semaines en cette contrée enneigée s’était enfin trahi. Cette courte bisbille médiocrement jouée avait suffit à faire faillir sa vigilance au tueur le plus redoutable et adroit que K avait eu l’occasion d’affronter.
Surprenant, tel était le mot qui qualifiait le mieux la conclusion de son investigation. Son opposant n’était en fin de compte qu’un autre adversaire à la renommé bien glorifiée, néanmoins, la réalité nous rattrape, et à de nombreuses occasions.
Sorti de son terrier, M était désormais à porter d’écrous, la chasse pouvait enfin commencer, bien qu’à présent, elle semblait bien moyen distrayante et intéressante pour notre cher K.
La porte claque alors, fort et résonnant fut l’instant. Un vent glacial pénétra dans la sale, la neige s’invita sans mot-dire, blanchissant les jambes de celui que tant ont recherché. Le blizzard faisait rage dehors, priant tous au refuge... la montagne les appelait, silencieuse et solitaire, et le temps en cette soirée n’appelait que le loup et sa proie... et pour son spectacle, il ne voulait nul intrus, nul sauveur, seulement un vainqueur, et un mort.
Il le vit de dos sur le pas de la porte, il portait un chapeau ainsi qu’une grande et longue écharpe couvrant son tour de cou. On ne voyait rien de son visage, seulement de longs cheveux qui obstruaient le reste de ce que l’écharpe avait laissé découvert. Un frisson traversa le corps immobile de K à ce moment. M était de carrure imposante, sa première intuition, bien que positive, s’était atténuée en voyant l’effrayante bête à laquelle il allait faire face.
M disparut dans le blanc absorbant du blizzard, sans un regard vers le détective, il savait que ce dernier l’avait en vue. Seulement, le temps d’arrêt que M avait marqué sur le pas de la porte avait fait germer au sein de K une certaine terreur, était-ce le signe d’une provocation, était-ce une invitation au duel ? Ou bien l’augure d’un gué-append ?
Tout indiquait une sombre soirée, une nuit ensanglantée. Cependant, K, loin d’être spirituel et encore moins croyant, ne voyait en rien à cela des présages, seulement des obstacles tout à fait rationnels. Un blizzard n’était rien que de la neige et du vent pour lui.
Il s’élança d’un pas d’Hermès derrière M laissant au vent les imprécations du tavernier :
«  hey ! Et les sous, sale sac d’os à charognes ? ». Aux gens calmes les mots, et pour maux leur argent.
Il avançait d’un pas sûr depuis déjà un quart d’heure, il ne pouvait ralentir son avancé, le froid alourdirait ses articulations et de fait sa démarche. Cette distance qu’il avait gardée entre eux, il se devait de la maintenir, tôt ou tard, il ralentirait, il faiblirait, l’instant viendra où Goliath chancèlera. Qu’importe son expérience, son instruction ou son ingéniosité, qu’un sommet ne croise jamais son chevet n’omet pas l’existence de l’un ou l’autre, simplement que demeure une montagne d’indifférence entre les deux.
Son vécu de détective privé l’avait mis sur le chemin de bien d’expériences, insolites ou rudes des fois, enrichissantes pour la plupart. Il était habitué des difficultés, de combattre les bêtes les plus redoutables, chasseur de talent, il s’était voué depuis sa prime jeunesse à l’art de la chasse en terrain inconnu, il pouvait pister et repérer sa proie dans les conditions les plus harassantes et éreintantes. Or, ce blizzard était une monstruosité qu’il n’avait jamais expérimentée, un obstacle bien plus rude que les tempêtes de sables auxquelles il avait fait face en Afrique lorsqu’il quêtait le redoutable Jack Fanek, fils du désert.
Le vent soufflait fort, encore et de plus, on ne voyait presque rien à quelques mètres au devant de soi, il ne distinguait qu’une mince silhouette, elle s’éloignait déjà de lui, elle semblait disparaitre telle une tache quand le jour se fait l’ombre de la nuit. Pas le choix, il se devait de continuer, ses jambes commençaient à chanceler mais rien ne l’arrêtera, il ira au bout de cette soirée, il verra la nuit et ses étoiles seront les témoins de son succès, que lui importait de mourir sur cette neige insensible, il l’arrêtera.
Ses yeux s’écarquillaient ne pouvant faire autrement, le froid et le vent avaient affaibli sa vue, ses globes oculaires ne supportaient que difficilement à présent les airs perturbateurs de cette montagne austère. Alors, il ne voyait sa cible que vaguement, il ne pouvait se résigner à faire demi-tour, à abandonner l’arrestation de ce criminel ; il le savait, s’il ne mettait point un terme à ses agissements, personne n’y arrivera, nonobstant l’orgueil que pouvait porter sa pensée, cette pensée était tout à fait raisonnable quand on sait que M se faisait presque mythe en ces contrées reculées. Voilà déjà une vingtaine d’années que ce meurtrier vaque en liberté dans un village où les gens sont trop habitués à maquiller leurs tabous en contes et légendes. Mythe, il l’est en cette région, mythe il le restera s’il n’y mettait pas fin cette nuit. Les bêtes de fiction sont bien plus douces aux esprits en terreur qu’une horreur tangible.
K ne vit plus M, il avait disparu en une fraction de seconde, était-ce sa vision qui le trahissait en cet instant, ou bien avait-il chuté sur le sol, inerte comme il l’espérait à cause du froid cruel qui n’allait pas tarder à faire de même de sa personne.
Il marchait doucement mais sûrement vers lui, à présent il était une proie facile, quelques pas les séparait, l’avoir était une question de temps, il prit ce dernier effectivement. Sa démarche devint plus lourde à présent, rien ne le pressait. Il savourait sa victoire, un point allait être posé sur une histoire qui s’étendait au jour d’aujourd’hui sur une vingtaine d’hivers, ils étaient tellement similaires, l’un comme l’autre le savent, mais l’un d’eux ne voulait point l’accepter : ils aimaient cette même sensation grisante de vertige face au danger, ce frisson quand ils frôlaient la mort, ce sentiment édifiant de s’opposer à l’autre et mettre sa peau sur une table en risquant de l’y laisser. Quelques minutes encore, quelques souffles encore dans ce froid fatidique, cette fatale obscurité s’éternisait, et ses jambes se renforçaient du fait de l’achèvement. Ce sera en toute certitude sa dernière chasse, et pour cela, il prendra le plus de plaisir à regarder son opposant flétrir, s’abandonner à la nature et sa supériorité, baisser ses bras et se laisser aller, se reposer enfin.
S’écroulant sous un rayon de lune coutumier, monotone mais si beau, je regardais cet astre blafard, la vision qui me lâche, néanmoins, encore valable à voir le visage de celui qui m’aura battu, celui qui après tant d’années d’investigations à su trouver la faiblesse au sein de mon mode opératoire, de mes méthodes, de ma propre personne. J’entends son pas proche, il sera au dessus de moi dans quelques secondes... quel visage orne cette âme horrible, quelles paroles seront les siennes, mes dernières. Qu’importe, la mort sera au bout en toutes fins, je lui poserai une seule question, bien que la réponse ne change rien...
M arriva à la hauteur de K, le regarda dans les yeux, toute la tête bien emmitouflée dans ses tissus et cheveux, il était paré contre toute austérité, il avait tout prévu. Il s’agenouilla au dessus de lui, posa ses mains sur son torse, puis avança son visage au niveau de sa victime. Il ne dit rien, se contentant de le regarder dans le lobe des yeux. K attendait des paroles, des injures, ou autres autocongratulations... le silence, rien, son âme résonnait aux sons de la nature, de cette forêt intraitable, elle lui ressemblait tant, à K aussi.
J’ouvris la bouche pour lui souffler mes derniers mots, ma dernière question, il se pencha, tendant l’oreille à des mots susurrés d’une gorge déjà trop torturée par ce blizzard.
- Pourquoi fais-tu cela, inlassablement pendant tant d’années ?...
Me fixant longuement, il retourna la tête et me dit d’une voix revêche et résonante au vent :
- Question sans importance ! Tu me ressembles, cela est suffisant...
Il s’en alla ainsi sous mes yeux et disparu dans un vent de neige, me laissant vivant certes, mais l’âme ensanglantée, mon égo fut touché, il m’avait piégé, j’avais omis mes arrières.
Ainsi se conclut cette courte histoire, et le plus malin de mes lecteurs aura compris, de tôt ou tardivement que les deux adversaires avaient échangés de rôles, de poursuivant à poursuivi, de poursuivi en poursuivant... comment ? Je laisse à votre imagination le reste.