— Division Midgley, porte 234, répondit laconiquement un des employés au jeune homme qui patientait à l'accueil.
Sur cette maigre indication, il s'engouffra dans un long couloir aux murs
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"Quand un prince est changé pour l’éternel
En objet maudit, vilain crapaud ou bête cruelle,
Quand on ne peut pas faire dans la dentelle,
Face aux forces démoniaques de la magie criminelle,
Qui c’est qu’on appelle ?
Les frères Michelle
Tadadada”
Le vol des mouches. C’était à présent le seul bruit qu’on entendait dans la salle du trône. Il faut dire que cette présentation en chant et petits de pas de danse de Alphonse et Armand Michelle avait plongé la cour du Prince Uno dans un long silence gêné. Mais, après tout, peu importe on n’avait pas fait appel à eux pour leurs performances artistiques saugrenues, mais bien pour leurs services un peu particuliers. Les deux frères étaient spécialisés dans le désensorcellement et la libération de princes, activité assez florissante et lucrative dans ces temps où principautés et magie étaient à la mode.
Un petit homme à grosses lunettes et moustache touffue, finit par rompre ce silence pesant:
— Hum... merci bien messieurs pour cette présentation que l’on qualifiera...de...particulière. Je m’appelle Monsieur Dos, adjoint du Prince Uno. J’ai fait appel à vos services car notre bon prince a été piégé dans une pièce de monnaie à son effigie.
— Je vois, on a à faire à un cas de “bain de numismates”, coupa Alphonse jamais avare pour montrer son érudition en magie. Quiconque passe sous une pluie de pièces de monnaies à son effigie se transforme en l’une de ces pièces...
— C’est bien cela, reprit l’homme aux grosses lunettes.
— Et bien, donnez nous la pièce et tout sera réglé. Efficacité et rapidité, c’est aussi ça les frères Michelle !
— Il se trouve que j’ai omis un léger détail à cette histoire: nous avons perdu la pièce.
— Perdu ? s’étonna Alphonse.
— Oui. Voyez- vous nous avons cette sympathique tradition en début d'année de partager un immense gâteau entre les membres de la cour. Le prince se transforme en pièce pour l’occasion et se cache dans l’une des parts. Celui qui la trouve peut le faire réapparaître et se voir accorder une faveur du Prince. Le problème est qu’un rusé renard a volé sur la table la bonne part et s’est enfui. Le Prince Uno, poursuivit Monsieur Dos, est élu depuis cinq ans Prince de l’année par l’académie Bonnecour. C’est notre fierté. Alors s’il le faut parcourez le monde pour le retrouver. On vous en offrira cinq cents rubis.
— Mission délicate, répondit l’ainé des frères. Toutefois rien n'est délicat pour les frères Michelle. J'en veux la preuve les lèvres gonflées en ce moment de mon cadet Armand. Ce grand garçon a passé la nuit à embrasser trois cents grenouilles pour trouver et sauver notre précédent client. Nous partons de ce pas !
Monsieur Dos, visiblement satisfait, regarda alors les deux frères s’éloigner, un mystérieux sourire en coin.
De retour dans leur atelier, Armand manifesta une certaine inquiétude.
— Comment allons nous retrouver cette pièce de monnaie? Le monde est trop vaste. J’ai entendu dire que dans les contrées de l’Est ils fabriquaient d’excellentes copies de prince et pour un très bon prix. Pourquoi ne pas en commander une ?
— Nous sommes malhonnêtes Armand, mais nous avons de l’éthique répondit son frère, Nous avons cependant avec nous un atout...
Alphonse pointa une cage qui trainait dans un coin. Cette dernière renfermait un petit cochon rose, au groin très prononcé et avec une large fente sur le dessus de son dos.
— C’est un tirelopisteur. Non seulement il peut rechercher une pièce de monnaie avec son délicat groin, mais il peut aussi servir de filtre. En remplissant son ouverture dorsale de pièces, n’importe quelle pièce ensorcelée ressortira par sa bouche. Aller hop, je le lâche, grand fou que je suis !
C’est ainsi qu’à travers villes et campagnes on vit courir un cochon à l’énorme groin, suivi d’un petit chauve et d’un grand gaillard, aux grosses lèvres. La pièce avait visiblement été perdue en chemin par le renard. Sa trace mena d’abord nos amis jusqu'à une vieille paysanne. Tout sourire, la femme leur expliqua qu'elle avait bien ramassé ce rond de métal sur un chemin de terre. Hélas elle l'avait troqué entre temps contre un beau sac à un de ces marchands ambulants qui vendaient, sous leur fourrure, ces fameux produits des contrées de l’Est. Sans perdre une minute les frères Michelle se mirent à nouveau en route avec l’aide précieuse du tirelopisteur déchaîné. Le marchand fut facilement retrouvé. Malheureusement il leur annonça qu'il ne possédait plus rien. Il venait en effet d’être dépouillé de la tête au pied par une bande de bandits. Ces contretemps fâcheux n’entamaient nullement le moral d'Alphonse et Armand. D’ailleurs ils avaient déjà repéré les bandits un peu plus bas dans la vallée et décidèrent de se cacher derrière un bosquet pour les observer. Les bandits étaient regroupés autour d'un Puitsino. Ce drôle de puits était le lieu favori des joueurs et superstitieux en tout genre. Si on y jetait une pièce, le puits pouvait en recracher cent de plus selon votre chance. Avides d’argent facile les bandits jetèrent la totalité de leur butin dans le trou. Le Puitsino ne rejeta rien. Amers les bandits retournèrent alors à leurs activités habituelles, bien plus chanceuses. Nos héros avaient à présent le champs libre et à en croire les sons stridents du tirelopisteur la pièce était assurément là, à quelques pieds sous terre, parmis des milliers d’autres.
— Et bien mon cher Armand nous n’avons pas le choix maintenant, nous devons descendre dans ce puits, entonna gaiement Alphonse.
Armand déroula une corde et la lança dans le trou béant. Les deux frères commencèrent leur périlleuse descente dans le noir, le tirelopisteur sous le bras. Ils finirent par toucher le fond et allumèrent une torche. Sous leurs yeux ébahis se dessina alors une grande caverne étroite. Le sol était jonché de résidus en tout genre, du fer à cheval aux restes de dragons et évidemment des pièces, des milliers de pièces.
— Remplissons à présent le tirelopisteur pour trouver la pièce que nous recherchons, lança Alphonse confiant
Laborieusement ils introduisirent, une à une, des pièces à l'effigie du Prince Uno dans la fente dorsale de l’étrange animal. Tandis que la pauvre bête grossissait à vue d’oeil, un bruit étrange fit sursauter les deux frères: quelqu’un d’autre visiblement était descendu dans le puits.
— Monsieur Dos ? s'écrièrent en choeur les deux frères étonnés.
— Il n’y a pas de Monsieur Dos, dit le petit homme en face d’eux. Car si j’enlève ces étranges lunettes et cette moustache ridicule...
— Prince Uno ! coupèrent en choeur les deux frères maintenant effrayés
— Hehe, ricana le prince. C’est bien moi, en chair et en collant. Voyez vous j’ensorcelle les princes de ce monde. Mais vous, vous me posez beaucoup de soucis à les libérer. Cela fait cinq ans que je suis élu meilleur Prince de l’année. C’est un beau titre, que je remporte pour la simple et bonne raison que... je suis tout seul...Cette histoire de pièce n’était que prétexte. Je souhaitais que tout ceci vous fasse voyager sans fin et très loin de nos contrées. C’était un plan génial mais comme tout plan génial il n’est pas si génial. La pièce s’est retrouvée malheureusement bloquée dans ce puits. Mais peu importe. Je vais me contenter de vous y enfermer à tout jamais...
Le Prince Uno fut interrompu par le tirelopisteur qui visiblement était au bord de l’indigestion depuis quelques minutes. Remuant dans tous les sens, ne pouvant plus se retenir, il recracha d’un coup tout le contenu de son ventre. Une pluie de pièces coula alors sur le Prince Uno. Pris au piège du fameux “bain de numismates”, ce dernier rétrécit, rétrécit et disparut en une pièce de monnaie à son effigie. Les deux frères étaient sauvés.
Depuis cette aventure, les frères Michelle décidèrent de se lancer dans l’élevage de tirelopisteurs, activité qu’on admettra bien moins périlleuse. Quant au Prince Uno, la pièce à ce jour n’a jamais été retrouvée. Cela dit, rien en ne vous empêche de regarder de temps en temps dans votre porte monnaie.