La liste de tâches d'une meurtrière

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne a commencé il y a une vingtaine d'années dans les heures les plus sombres de ma vie.
J'avais vingt ans et je venais de perdre ma mère. Un cancer me l'avait arrachée. Sa mort m'a fait l'effet d'une opération à cœur ouvert sans anesthésie. Mon père s'est refait une vie loin de nous dès ma naissance. Alors quand j'ai perdu ma mère, j'étais seule au monde. Prise de pitié, ma tante m’a recueilli. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour moi. Elle avait comblé le vide comme elle pouvait et avec tout ce qu'elle pouvait : amour, conseils, argent. Mais personne ne peut remplacer une mère.
J'ai alors commencé à m'intéresser aux hommes. L'attention qu'ils me donnaient comblait celle que mon père ne m'avait jamais donnée. Et en retour je leur donnais ce qu'ils désiraient tous : du plaisir. De toutes les manières possibles. Je ne réclamais jamais de l'argent en retour, ce n'était pas mon but.
C'est ainsi que j'ai rencontré mon mari. Ce n'était pas le plus beau, encore moins le plus riche. Mais il me montrait de l’attention. Ce qui faisait que par moment je me confiais à lui. Il savait par exemple, que sans ma tante je serais à la rue. Il savait aussi que mon père n'a été que de passage dans ma vie. Vu qu'on ne se voyait que pour le sexe, je lui ai aussi avoué que j'avais d'autres amants. Ça ne l'a pas dérangé le moins du monde. Il m'a même avoué qu'il avait d'autres femmes dans sa vie aussi.
Avec l'âge, j'ai commencé à me lasser de tout ce sexe sans amour. Alors j'ai commencé à réduire ma liste d'amants. Il ne restait plus que lui.
Après un an de sexe exclusif, je suis tombée enceinte.
— Tu es sûre qu'elle est de moi cette grossesse ?
La question était blessante. Mais je ne pouvais m'en prendre qu'à mes choix de vie.
— Bien sûr. Je ne couche plus qu'avec toi.
Il a réussi à me convaincre d'avorter, son argument était qu'aucun de nous deux n'était financièrement prêt à assumer un enfant. Ce qui était vrai. On a trouvé ensemble l'argent de l'avortement et on est allé le faire. Nous nous sommes promis de faire plus attention sans pour autant arrêter de se voir.
On n'en a plus jamais parlé, même si ça me rongeait. Mais cet avortement nous a plus liés. Nous étions les détenteurs d'un même secret, nous partagions un même péché. Au fil des mois qui ont suivi, je me suis encore plus attachée à lui. Mais il ne voulait que du sexe. Il ne m'appelait que quand il avait envie de sexe. Après avoir couché ensemble, il ne s'occupait plus que de lui.
Je suis restée avec lui malgré cela. Puis est venue la deuxième grossesse. La culpabilité du premier avortement n'est jamais partie, je me serais taillé les veines si j'avortais une deuxième fois. Alors j'ai inventé une anémie en complicité avec une connaissance qui était infirmier. Il l'a convaincu que si j'avortais, il y avait beaucoup de chances que j'y reste à cause de mon anémie.
Même si ma décision impliquait beaucoup de changements dans nos vies, j'étais soulagée de ne pas avoir à avorter. Bien que je sois tombée enceinte assez jeune, j'étais heureuse que le père ne soit pas juste un donneur de sperme comme le mien. Il m'a promis qu'il ferait de son mieux pour s'occuper de nous. Il m'a même demandé d'emménager avec lui dans son petit studio. J’ai accepté parce que je savais que c'était la chose à faire. Après tout, où irai-je maintenant que je ne pouvais plus vivre chez ma tante ? Avec mon ventre qui commençait à s'allonger, je me suis faite la plus petite possible pour qu'il ait toujours son espace vital.
Pendant la grossesse, il s'est occupé de moi comme il pouvait. Le reste du temps, il était dans son coin et dans son monde. Il en sortait rarement. Au fur et à mesure que la grossesse avançait, il se renfermait sur lui-même. Il me parlait de moins en moins.
Deux mois avant mon accouchement, il a fini par trouver un bon travail. J'étais si fière de lui.
Deux mois plus tard, après six heures de travail et une césarienne, j'ai donné naissance à un beau garçon. Ayité. À l'hôpital, je ne l'avais jamais vu aussi heureux. Je n'oublierai jamais le regard qu'il a posé sur l'enfant et moi. Je me suis dit ce jour-là que j'avais tout gagné. Je venais de lui offrir un garçon pour assurer la pérennité de sa lignée.
Après la naissance de l'enfant, il a commencé à rentrer tard du boulot. Quand je le lui ai fait remarquer, il m'a expliqué que c'était parce qu'il essayait d'obtenir une promotion, qu'il y avait un poste qui allait se libérer et qu'il essayait de remplir les conditions pour l'obtenir. J'ai donc commencé à prier pour qu'il puisse décrocher ce poste, c'est tout ce que je pouvais faire. Il a obtenu la promotion. Mais avec la césarienne, je ne pouvais rien faire pour lui faire plaisir avant un long moment.
— Je sais que ça ne doit pas être facile pour toi de ne pouvoir rien faire avec moi pendant aussi longtemps alors tu peux voir ailleurs de temps à autre, le temps que je sois à nouveau en mesure.
C'était une décision difficile à prendre parce que je ne voulais plus le partager avec personne d'autre. Mais c'était ça ou apprendre qu'il le faisait dans mon dos, ce qui m'aurait rendue encore plus malheureuse. Notre situation financière s'est améliorée dans les mois suivants. Nous avons emménagé dans un deux pièces plus spacieux. Tout allait bien mais les retards le soir étaient devenus quotidiens. Certains jours, il rentrait au milieu de la nuit. Toujours avec les mêmes excuses :
— J'avais une montagne de travail à finir pour demain.
Je m'assurais que ses tenues soient toujours propres et repassées. Quand je remarquais des traces de rouge à lèvres ou de make-up sur ses chemises, je ne disais rien. Quand ses habits sentaient du parfum de femme, je me contentais de les fourrer avec toute la rage possible dans l'eau. Que pouvais-je dire après tout ? On n'apprivoise pas un oiseau pour ensuite se plaindre parce qu'il vient chier sur votre tête.
Quelques mois après mon accouchement, j'étais à nouveau en mesure de le satisfaire. Mais il n'avait plus envie de moi. Je l'ai compris à sa façon de détourner le regard quand je me déshabillais devant lui ou à la manière dont il s'endormait soudainement dès que je le touchais. Les rares fois où il en avait envie, c'était bestial. Ses gestes étaient bruts, comme s'il s'agissait d'une corvée qu'on exécute avec toute la peine du monde.
Après les trois ans de notre fils, je l'ai appelé un dimanche après-midi pour lui parler. Le petit allait commencer l'école l'année suivante et je voulais commencer une activité qui occuperait mon temps libre.
— Je ne pense pas que ce soit important, m'a-t-il répondu entre deux bouchées de son foufou. Tu sais ce n'est pas parce que le petit commence les cours qu'il va moins t'occuper, Afia. Si tu manques de quelque chose, tu n'as qu'à me le dire et je te l'offrirai.
Il s'assurait que je dépende entièrement de lui. Et pour que je ne revienne pas sur le sujet, il réussit à mettre un deuxième enfant en route dans les semaines qui suivirent.
— Cette fois ce sera une fille, comme ça notre famille sera complète, m'a-t-il répondu quand je lui ai annoncé la nouvelle.
— On ne sera pas cette famille si je ne suis pas légitimement ton épouse.
Il ne m'a pas semblé si emballer que ça par la nouvelle. Il n'en a plus parlé les jours suivants. Et donc, je ne suis pas revenue sur le sujet.
Comment peut-on vouloir épouser quelqu'un qu'on n'aime pas après tout ? Quand j'étais plus jeune, je rêvais d'épouser un homme riche et travailleur, c'est ce qu'il devenait. Dans ce même rêve, j'étais financièrement indépendante et mon mari m'aimait plus que tout. Mais la vie a cette délicate manière de briser vos rêves si vous ne vous appliquez pas à les réaliser.
Puis un soir, alors que j'étais occupée à la cuisine, il est rentré plus tôt qu'à son habitude. Étonnée, je lui ai demandé ce qu'il faisait à la maison si tôt. Pour toute réponse, il a sorti un écrin de sa poche et a posé un genou à terre.
— Épouse-moi Afia.
J'avais imaginé ce moment des milliers de fois dans ma tête. Et dans toutes les scènes que j'avais imaginées, mon prince charmant avait ce regard brûlant d'amour pour moi. Je n'ai pas trouvé cette flamme dans ses yeux. Malgré son sourire, il avait le regard froid.
J'ai quand même souri, même s'il n'avait pas ce regard, moi je l'avais pour lui, car depuis que j'ai porté son enfant dans mon ventre, je me suis mise à l'aimer. Follement. C'est ce qui m'aidait à supporter toutes ces petites choses qui s'accumulaient. Ce même amour me tuait à petit feu. J'ai accepté sa demande malgré tout.
Il s'est approché et m'a donné un de ces baisers sans conviction qu'il se sentait souvent obligé de me donner. Quand il a quitté la cuisine, j'ai éclaté en sanglots. Je me suis rendue compte que j'étais très malheureuse. J'ai compris qu'il ne m'aimerait jamais.
Au mariage, j'ai invité ma tante, qui a été plus qu'enchantée quand je lui ai annoncé la nouvelle. J'ai aussi invité les quelques amis que j’avais. De son côté, il n'avait invité aucun de ses amis chez qui il passait tous ses week-ends. Pourtant, il en avait des tonnes. Il n'y avait que ses parents, ses deux sœurs, son frère aîné et deux de ses cousins. C'était tout.
Il était ami de tous et aimé de tous. J'avais rencontré quelques-uns de ses amis à l'époque où nous avions commencé à nous voir. Il m'avait dit que c'étaient des amis très proches à lui. Mais aucun d'eux n'avait été invité. Ils ne venaient jamais à la maison d'ailleurs. Son frère était son témoin. Ma cousine était la mienne.
— Je vous déclare à présent mari et femme, a terminé le maire.
Devant sa famille et les miens, je venais de lier ma vie à la sienne aux yeux de l'État par un gribouillis sur un bout de papier. Mais qu'en était-il de nos cœurs ?
Huit mois plus tard, mon deuxième enfant a vu le monde. C'était une fille comme il l'avait prédit, Ayélé. Une fois de plus, j'ai retrouvé le même regard que la première fois qu'il avait tenu Ayité dans ses bras. Mais moi, je faisais partie du décor cette fois. J'ai alors décidé de me consacrer à mes enfants. Eux au moins m'aimeraient sans condition.
Après la naissance de notre fille, nous avons emménagé dans notre propre maison. Il a commencé à voyager. Il allait régulièrement en mission dans le cadre de son travail. Toujours loin de la maison. Mais quand il n'était pas en déplacement, il rentrait tôt du boulot. Il passait ses soirées à la maison à jouer avec ses enfants. Quand j'essayais de me joindre à eux, il m'humiliait devant les enfants. Un matin, je lui ai dit, alors qu'il s'apprêtait à partir au boulot :
— Je passe mes journées à leur enseigner les bonnes manières, aux enfants, quand toi tu rentres, tu sapes mon autorité devant eux. Tu peux le faire devant tous les autres, mais pas devant mes enfants.
Il m'a regardé pendant un moment puis a éclaté d'un violent fou-rire.
— Tu ferais quoi si je le refaisais ? Tu me punirais ? Ce n'est pas non plus comme si avec ton corps dégarni et rapiécé tu allais me priver de quoi que ce soit.
Il a pris son sac et s'en est allé. Bien que nous ne fussions que tous les deux dans notre chambre conjugale, je ne m'étais jamais sentie aussi humiliée de toute ma vie.
Je suis resté pour l'amour de mes enfants. J'ai supporté chacune de ses humiliations pour eux. J'ai pris chacun de ses coups, qui étaient devenus fréquents, pour eux. Un jour alors qu'il venait encore de me gifler, je lui ai dit :
— Je sais que tu as goût pour les bonnes choses, et la nature a fait que je n'en sois pas une à tes yeux. Et pendant ces dix-sept années de mariage, tu ne m'as jamais aimée, parce que tu as toujours désiré une plus belle femme, avec plus de forme, un meilleur teint, et un plus beau sourire. Aucun de mes sacrifices n'a réussi à te satisfaire, à me rendre un peu plus belle à tes yeux. Tu m'as demandé de devenir femme au foyer pour ensuite me tromper avec tes collègues de boulot et tes assistantes. Je t'ai fait les plus beaux enfants dont peut rêver un homme, tu dis qu'ils sont ta source de bonheur. Jusqu'à quand vas-tu continuer à boire à une cascade tout en méprisant la montagne de laquelle sort cette eau ?
Ce n’était que de l’eau sur le dos d’un canard.
Un soir, alors que j'étais sortie avec les enfants, il a ramené une de ses maîtresses à la maison. Nous sommes rentrés plus tôt que prévu mais nous sommes restés devant la télé.
— Vous êtes déjà rentrés ? s'est-il étonné.
Puis il est sorti avec sa bimbo.
Les enfants étaient déjà en âge de comprendre ce qui venait de se passer. Et ils l'avaient compris. Ils se sont blottis contre moi.
J'étais en train de brûler les draps qu'ils avaient souillés dans la cour de la maison lorsqu'il est rentré. Je l'ai tout de suite attaqué.
— Je t'ai fait des enfants, je t'ai épousée, je t'ai donné un toit. Que veux-tu de plus Afia ?
J'étais interloquée.
— De l'amour ! À défaut je me contenterai de respect et d'humanité. Mais tu n'as ni l’un ni l’autre. Ça ne te suffit plus de me tromper avec toutes ces femmes, il faut maintenant que tu les ramènes chez moi, dans notre lit.
Il m'a giflé avec force.
— Ici, c'est chez moi, j'y ramène qui je veux, quand je veux. Tu couchais avec tout ce qui bouge avant que tu ne tombes enceinte de moi. Tu étais une pute mais je t'ai quand-même passé la bague au doigt pour sauver le peu d'honneur qu'il te restait.
Ses propos m’avaient clouée sur place. De l'amour à la haine, il n'y a qu'un pas votre honneur, et ce pas je l'ai franchi quand il m'a craché toutes ces insultes ou plutôt ces vérités au visage.
C'était donc à cela que j'étais réduite ? Un objet qu'on traite comme on veut ? Le corps d'une femme est-il moins libre que celui d'un homme ?
J'ai attendu une semaine pour qu’il oublie. Et un lundi matin, comme à mon habitude, j'ai fait ma liste de tâches après qu'il soit parti avec les enfants. Et tout en bas de la liste, j’ai noté : tuer mon mari.
Je suis sortie faire mes courses. Il faisait beau et je me sentais belle. C'était la journée idéale pour tuer son mari. Le soir après avoir mangé, il avait réclamé son café. Les enfants étaient déjà dans leur chambre.
Je lui ai servi du café avec de la mort au rat. Il a bu une première gorgée.
— Il n’y a pas assez de sucre.
Je lui ai apporté du sucre. Il a rajouté trois cuillerées pour que sa mort ait un goût plus sucré. Il a bu le contenu du mug en quelques gorgées, les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur.
Je suis restée assise à côté de lui. Quand il a commencé à se sentir mal, j'ai éloigné son ordinateur et son téléphone pour qu'il ne puisse pas appeler à l'aide. Il s'est complètement éteint au bout de trente interminables minutes et avec lui, toute la haine que j'éprouvais. J'ai ensuite appelé la police et j'ai avoué mon crime.
J'en ai commis des erreurs votre honneur, mais ce meurtre n'en faisait pas partie.