La Légende de Donoma

J'écris des trucs. Vous pouvez les lire.

Image de Jeunes Écritures AUF RFI - 2022
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— Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître.
L'humain recule de plusieurs pas. Il commence à trembler. De la sueur perle sur son front et ses avant-bras.
— Bon Dieu ! Le canasson parle la langue des hommes !
Le cow-boy triture son chapeau de l'est à l'ouest puis du nord au sud. Il arrache une fougère calcinée puis la mâchouille. Il reprend contenance sous mon regard amusé, puis un sourire cupide déforme son visage.
— Si j'arrive à dompter une jument qui parle, j'deviendrais une légende dans tout le Far West ! Obéis à ton maître !
L'humain me frappe de nouveau l'encolure puis pousse un hurlement. Il s'est brûlé à mon contact et contemple sa main noircie.
— Sale bête!
Le cow-boy dégaine ses revolvers et les pointe sur moi. Je pourrai consumer les balles avant même qu'elles ne me frôlent, mais je préfère jouer la soumission pour le moment. Je m'incline et laisse le profane me monter. Il enfonce ses talons dans mes flancs et me voilà qui m'élance. Ma crinière feu follet ondule sous le vent. Les plantes s'enflamment sur mon sillage. L'air s'évapore autour de moi. Le martèlement de mes sabots fait fuir les autres animaux. Une étoile filante traverse les steppes américaines.
— Je suis Hélios sur son char solaire ! Je suis un Dieu ! Plus vite, pur-sang au crin de feu ! Plus vite !
— Bien, Maître !
Mon arrêt est brusque. L'humain est propulsé dans les airs. L'arc décrit par sa chute épouse à la perfection les courbes du Soleil couchant. Je le rattrape in extremis avant l'impact fatidique. Je ne tuerai plus. Je l'ai promis à Russell.
— Bon vent, Hélios.
Le cow-boy, hagard, ne réagit pas. Sa vie défile encore dans ses yeux. Je le quitte et continue ma quête sans fin. Au cœur de la nuit, ma route me mène à un minuscule village. Il abrite sans doute une dizaine d'âmes tout au plus. Du moins, abritait.
Un homme est assis au milieu d'une multitude de cadavres. Un chapeau noir couvre son visage, un pistolet gît à ses pieds. Le sang de ses victimes à déjà séché.
— Bonsoir.
L'homme relève son chapeau et m'observe du coin de l'œil.
— Bonsoir.
— Tu n'as pas l'air surpris de converser avec animal doué de la parole.
— Mon grand-père me contait les histoires et légendes de son peuple. Qui es-tu, créature fabuleuse ?
J'enjambe les cadavres exsangues et m'assieds aux côtés de l'humain.
— Je suis Donoma. Je galope sur ces terres depuis bien trop longtemps déjà. Il y a bien des années, j'ai croisé le seul être digne de me monter, digne d'être mon compagnon : Russell McDowell. Dix ans d'aventures. Dix ans de complicité. Dix ans de bonheur. Puis un jour, Russell s'est mêlé à une querelle amoureuse et en à payer le prix fort. D'autres humains ont tenté de le remplacer. La première d'entre eux, une vieille sioux, se nommait Magena. Son avarice et son orgueil m'ont détourné d'elle. Elle n'a pas accepté mon rejet et m'a lancé une malédiction. Elle m'a condamnée à une vie de souffrance éternelle, à errer sur la Terre pour l'éternité. Depuis près d'un siècle, je cherche un nouvel ami à travers tout le Far West. Malgré la couardise et la vanité des hommes, j'ai rencontré des êtres d'exception. Malheureusement, aucun ne ressemblait assez à Russell pour apaiser ma peine. Et toi, jeune humain, quelle est ton histoire ?
L'homme enlève son chapeau et le serre contre son cœur.
— Je m'appelle Edgar Ferguson. Je vivais en paix dans la ferme familiale. Une nuit de pleine lune, un clan de brigands a assassiné mes parents, mes frères et mes sœurs. J'ai réussi à leur échapper en me cachant dans l'étable. Je me suis entrainé une dizaine d'années durant, puis ma chasse a commencé. Pour me mener à ce moment. En cette nuit, j'ai accompli ma vengeance.
— Pourquoi sembles-tu si triste ?
— Quand ma famille est morte, un pan de mon âme s'est détaché de mon être. Je pensais qu'en vengeant les miens mon esprit serait de nouveau complet. Même après avoir atteint mon objectif, mon âme reste scarifiée. Je me suis acharné sur la dépouille de ces mécréants, mais le vide en moi demeure toujours. Mon oncle m'a promis une vie de joie et d'allégresse malgré nos blessures communes. Mais impossible de me détourner de ma voie vengeresse. Peut-être aurais-je dû me lancer à la poursuite de la vie au lieu de choisir la mort. Au moins, ces hommes ne pourront plus nuire au monde.
Je lèche le visage d'Edgar en signe de réconfort. Il esquisse un léger sourire puis reprend son air grave.
— Tu peux retourner auprès de ton oncle, maintenant.
— Non. Il n'acceptera jamais un meurtrier au sein de son foyer.
Une larme roule sur la joue d'Edgar.
— Je peux te donner un conseil en tant qu'homme engagé dans une quête vaine ?
— Parle.
— Tu ne rencontreras jamais d'êtres comme Russell, même si au cours de tes voyages tu discerneras certains traits de sa personne en d'autres, mais chaque être demeure unique. Tu pourrais continuer à chercher la réincarnation de Russell cent ans encore sans trouver le bonheur.
Edgar et moi restons côte à côte en silence. Le temps que ses paroles pénètrent mon esprit, nous nous étions assoupis. Les premiers rayons du Soleil nous sortent du sommeil.
— Quel sera le début du prochain chapitre de ta vie, jeune humain ?
Edgar dépoussière sa tenue et pose son chapeau noir sur sa tête.
— Je ne sais pas. Quitter ce village maudit pour commencer. Et toi ?
— Je vais parcourir le monde, découvrir ses merveilles et m'entourer de nouveaux compagnons. J'espère que de là où il est, Russell ne m'en tiendra pas rigueur. Tu veux te joindre à moi ?
Edgar s'incline face à moi.
— Avec grand plaisir.
Je laisse le jeune homme monter sur mon dos et pars au trot.
— Quelle est notre destination, noble Donoma ?
— Il existe un lieu au bout du monde où la nuit règne en maîtresse, où le désert se pare d'un manteau blanc. J'ai longtemps rêver d'y aller avec Russell. J'éprouve de la jalousie pour le Soleil. Ses rayons brilleront toujours plus que les miens. Dans la nuit éternelle, je serais la seule étoile.
Mon trot s'accélère et se mue en galop. J'observe le Far West une dernière fois. J'y ai passé près d'un siècle. Je l'aime, ma terre. J'y ai forgé des souvenirs inoubliables, et espère m'en forger d'autres dans l'extrême Nord.
— En route vers le bout du monde.