La fugue

Tant que les mots vivront...

Toute histoire commence un jour, quelque part : c'est la loi naturelle des choses, des histoires y compris. Elles naissent, grandissent, dans un espace pendant un temps qui leur sont impartis. Cependant, toutes les histoires n'ont pas la chance d'exister. A celles qui ne finissent jamais par arriver est réservé un espace spécial. Jamais trop petit, ni trop grand, où elles se déroulent hors de notre contrôle et de celui du temps. Je n'y croyais pas, jusqu'au jour où ceci m'arriva:
J'allais quitter le toit parental. Je n'en pouvais plus. J'avais pris le temps d'y réfléchir, de soupeser les éventuelles conséquences. Aussitôt que ma mère franchit la barrière pour se rendre au marché, je saisis la malle que je gardais bien arrangée.
Je regardai les murs de la chambre. Tout ce que j'y avais accroché et apposé, je les déchirai. Je n'épargnai qu'une photo. Ma gorge se serra et je commençai à pleurer. Doucement, je me dis, c'est pour ta survie que tu bats. Je me relevai avec des enveloppes que j'avais préparées. Trois enveloppes. L'une pour chacun de mes frères et soeurs. Et ma mère? Y en avait pas pour elle. Son enveloppe à elle serait de rentrer à la maison et de s'étonner de ne pas me voir, de me chercher et de ne pas me trouver. J'allais affronter la vie et voir si elle est plus dure qu'elle. Je déposai les lettres sur le pas de ma porte et je m'apprêtai à partir.
Mes baskets. Je ne disposais point de beaucoup de temps, encore fallut-il que je mette à oublier des choses importantes. Ces baskets m'avaient coûté une fortune. Pendant quelques temps je ne pourrais pas en acheter d'autres. Autant les emporter tous. Mes livres, mon sac de cours et tout ce qui allait avec reposaient dans la malle. J'étais prête.
J'estimais avoir assez tardé. Je quittai la chambre et la fermai à clé. Je descendis l'escalier en contemplant les tableaux qui ornaient les murs. Une dizaine au moins. Ils encombraient le passage. Je l'avais expliqué à ma mère mais mon point de vue ne comptait pas, en tout cas, pas assez pour être écouté. J'ouvris la barrière. Pas un regard. Surtout pas. Je ne devais pas. Je pleurais encore un peu. Je pourrais revenir un jour. Peut-être. Je n'étais sûre de rien.
Je pris finalement mon courage et quittai le quartier en adressant l'habituel salut à ceux que je rencontrai. Un petit garçon me demanda si j'ai été chassée de chez moi à cause de la malle que je traînais après moi. Petit morveux, va, tu m'en parleras quand ta mère t'y contraindra; d'ailleurs je t'entends hurler quand elle t'en met une. J'aurais dû dire cela au gamin. Mais je me contentai de sourire et de continuer mon chemin. Rien ne viendrait troubler ma paix.
Cette résolution ne tint pas longtemps debout: Je venais de voir ma mère. Sans trop réfléchir, je me cachai derrière un mur qui rendait vivant le souvenir du tremblement de terre ayant secoué l'Ouest du pays le mardi 12 janvier 2010.
Elle portait deux sacs en plastiques qu'elle déposa pour prendre son souffle. Elle vieillissait, ma mère. Dans une des brèches du mur, je distinguais nettement ses rides, ses cheveux gris et sa peau qui flétrissait. Elle passa sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur. On y voyait la fatigue et l'usure des années. Elle semblait tellement fragile, trop fragile pour causer du tort à qui que ce soit. A ce moment, je sus que je ne cesserais pas de l'aimer, même si je partais.
Je n'arrivais pas à saisir comment une mère peut ne pas aimer son enfant. Elle me répétait sans cesse que mon père l'avait larguée à cause de moi lorsqu'elle tomba enceinte et que j'étais le plus gros point noir sur le tableau de sa vie. C'était comme si la démence s'emparait d'elle dès qu'elle me voyait. Elle m'injuriait et me cognait pour un rien. Si elle avait manifesté n'aurait-ce été qu'un peu d'amour envers moi de temps en temps, je n'aurais pas tant souffert.
Je la vis s'asseoir sur l'une de ces pierres, appuyer son menton sur la paume de sa main et réfléchir. Je jetai un coup d'oeil à ma montre. Cela faisait dix minutes. Puis elle baissa la tête. Pendant cinq minutes. Dix minutes. Je m'inquiétais. N'y tenant plus, je sortis de ma cachette et me dirigeai vers elle:
"-Maman, tu te sens bien?
-Tu vas où de si tôt?
-Je m'en vais acheter deux trois trucs.
-Toujours en train de fouiner, toujours. Mais tu es tellement comme ton père! Ah, zèb ou pa vle se yo ki donnen nan jaden w."
Apporte ceci à la maison, me dit-elle en me tendant les sacs.
Je pris les sacs en plastique et me dirigeai vers la maison où nous habitions. C'était une imposante demeure où il aurait fait bon de vivre sans les coups de gueule de maman, mais ce n'était plus chez moi à présent. Je n'avais qu'à déposer ces paquets, aller récupérer ma malle derrière le mur, me prendre les jambes à mon cou et faire comme Mireille Matthieu: Aller vers ce qui m'attend.
Je disposais déjà d'un nouveau logement. Une chambre sans installation électrique ni eau courante. L'eau de puits ferait l'affaire. Je m'étais procurée une lampe pour mes lectures et mes devoirs. Je pourrais gérer pendant au moins deux mois sans intervention de mes frères et soeurs. Je "roulerais" avec le strict minimum. J'étais sûre de pouvoir tenir bon jusqu'à la prochaine paie de mon grand frère.
-Tu t'es foulé la cheville? Pourquoi traînes-tu autant?
Ma mère et ses interminables bousculades. Je n'étais pas disposée à perdre mon calme pour si peu ce jour-là. Mon projet inédit me l'interdisait. Et ma mère aurait pu chialer autant que d'habitude, je n'aurais pas plus rapidement marché. Je me permettais de savouver à l'avance le goût de ma prochaine victoire.
Chemin faisant, sans trop savoir ce qui me prit, je me rappelai des lettres que j'avais laissées et je me rendis compte que si je continuais à marcher de ce pas, ma mère découvrirait tout en arrivant à la maison en premier. J'étais déroutée. Combien m'eût-il coûté de rester cachée, d'attendre qu'elle s'en aille et de continuer ma route? Je ne cernais pas la raison pour laquelle j'avais laissé filer ma chance. Je la tenais pourtant, cette occasion de partir. La maternelle pourrait très bien se rendre compte de ce qui se tramait et finir de m'achever une fois sur place. Oui je m'attendais au pire. Le pire n'est pas impossible. Elle avait toujours été méfiante dans mes souvenirs. Et parfois même, j'avais comme cette impression qu'elle lisait dans ma tête, pas dans mes pensées, non, dans ma tête. Dans ma tête il y avait bien plus que mes pensées: Il y avait d'autre part les rêves que je faisais la nuit, mes projets, et tous ces phénomènes auxquels les scientifiques n'ont pas encore trouvé de nom. Je n'arrivais pas à me soustraire à l'idée qu'elle se douterait de quelque chose une fois qu'elle verrait les enveloppes.
Je persistai à prier pour qu'aucun détail ne me trahisse. Je n'aurais eu d'autre choix que de faire mes adieux à mes plans. Ma mère m'aurait bien cogné la tête pour se rassurer que mon idée de fugue n'y est plus.
J'avançai encore en essayant de diminuer la distance qui me séparait de ma mère. Au bout de quelques minutes, je ne marchais plus, je trottais. Je transpirais et je désespérais d'atteindre la maison avant elle.
Je maudis la plume et le papier qui m'avaient servi à écrire ces lettres. J'aurais pu leur envoyer un texte par Whatsapp, ou une note vocale par Facebook quoi! Ma maladresse se jouait de moi. Voyez çà: Ecrire des lettres pour signaler mon départ. J'avais dû m'inspirer de ces livres que plus jeune je lisais où l'on raconte la fugue des enfants mal aimés et ceux qui s'en vont dans des contrées lointaines et imaginaires, conjurer les mauvais sorts jetés par des sorcières ou des fées marginales. Je n'aurais jamais pu avoir cette idée, que dis-je, cette brillante idée, par moi-même.
J'avais donc écrit des lettres. Pas une seule. Plusieurs. Que j'allais devoir reprendre avant que ma mère ne m'écorche. Avant je n'abandonne definitivement mon rêve de partir vivre loin du toit parental.
Un vieillard aborda ma mère en chemin. On l'appelait Ton Byenmal. Ton Byenmal était un ancien du quartier, reconnu de tous. Il connaissait tous les enfants de la zone. Ils avaient tous été frictionnés au moins une fois par le vieillard après une bastonnade. Notre Ton Byenmal avait vu un nombre appréciable de matins succéder à un nombre appréciable de nuits. Il avait assisté à un long spectacle: Les enfants qui naissaient, qui s'engrossaient et engrossaient d'autres, ceux qui mouraient avant leurs parents, ceux qui quittaient la zone pour ne plus revenir, ceux qui grandissaient. Ton Byenmal guettait a présent son heure. Il se plaignait de ses douleurs de rhumatisme et s'évanouissait. Chose étrange, le doyen adorait en parler. J'aurais parié mes baskets qu'il entretenait ma mère à ce propos.
Au fur et à mesure que je me rapprochais d'eux, je me rendis compte que j'avais supposé juste. Il gémissait en s'appuyant sur son bâton. J'aurais aimé qu'il la retienne assez longtemps pour que j'aie le temps de filer. Environ huit pas me séparaient de ma mère quand elle m'appela:
"-Les sacs sont troués.
-Je sais, maman, je me dépêche."
En deux enjambées, je me retrouvai à l'intérieur. J'allais enfin pouvoir récupérer les lettres et les déposer en lieu sûr. Déception: Cela ne fut pas aussi facile que je le pensais: Une odeur de haricots brûlés me fouetta les narines. Comment avais-je pu oublier ces haricots de malheur? Comment avaient-ils pu brûler? Et les lettres que je devais ramasser? Rien ne se passait comme je le souhaitais. J'étais tellement sûre de moi la veille... Tout était en place dans ma tête, calculé d'avance. Je ne m'étais nullement imaginée la partie où tout ce que j'avais prévu tombait à l'eau, où je laissais brûler de misérables haricots, où je réalisais que j'avais toujours besoin de ma mère, peu importe la situation. Tout se désagrégeait.
Je montai les escaliers aussi rapidement que mes jambes me le permettaient. Dans ma hâte, je renversai un pot de fleurs sur mon passage. Je me penchai pour le ramasser et le remis à sa place. En me redressant, ma tête se heurta à l'un des tableaux qui se chargea de décrocher plusieurs autres. L'un d'entre eux m'atteignit en pleine tête et se fracassa en morceaux.
Je n'avais besoin d'aucune révélation surnaturelle pour prévoir que ma mère se fâcherait quand elle verrait ce gâchis. Je sentais que je m'en voudrais pour le restant de mes jours: Si seulement je n'avais pas été assez bête pour revenir... Je n'avais plus qu'à prier pour que ma mère n'entreprenne à exploser mon cerveau et mon cervelet en miettes. D'abord pour les haricots brûlés, ensuite pour l'un de ses tableaux chéris.
"-Saraaah!"
Je mis du temps à comprendre ce qui se passait: La voix de ma mère me réveilla. Sept heures et quarante-cinq minutes. A moins d'un miracle, je serais en retard en cours. J'étais tout en sueur et à bord d'une crise de nerfs. Encore deux secondes et ce cauchemar m'aurait fait perdre la raison.
Je m'affalai sous la douche pendant que la voix de ma mère parvenait à mes oreilles, poignardant Michel Sardou. Elle essayait plus ou moins de chanter cette chanson qui passait fréquemment en boucle dans mes oreillettes: "Mes chers parents, je pars. Je vous aime mais je pars. Vous n'aurez plus d'enfant...ce soir, je pars..."
Je récapitulai rapidement: J'avais planifié de quitter la maison et j'en rêvai, j'étais réveillée et ma mère chantait. Et quelle perfomance... Et ce choix de musique... Etais-je prise au piège? Je me précipitai hors de la douche. Ma mère qui chante cette chanson de Michel Sardou? J'avais trouvé une explication à ce phénomène: Je supposai que j'avais parlé assez fort dans mon sommeil et ma mère avait entendu. J'avais trop peur de mettre le nez dehors.
J'enfilai mon uniforme tout ébahie, espérant ne croiser personne une fois à l'extérieur. A mon retour de l'école, j'arrangerais ma malle. Je saisis mon sac, sortis et fermai soigneusement ma porte à clé. En me retournant, je me heurtai contre mon grand frère. La tension que je tentais de contrôler monta d'un cran et j'émis un cri d'effroi qui, évidemment, l'amusa: "Tu es toute bizarre ce matin, Sarah. Ma présence te surprend?" Je ne répliquai pas.
Je pénétrai sans bruit la cuisine pour me trouver quelque chose à manger. Quelle ne fut mon étonnement quand j'y découvris ma mère, qui d'habitude, après nous avoir réveillées, ma petite sœur et moi, retournait invariablement se coucher. Elle nettoyait...des haricots. Je lui souhaitai rapidement une bonne journée. Alors que je m'apprêtai à prendre congé, elle me rappela:
"-Tu aurais pu trouver une meilleure cachette.
J'étais pourtant en face d'elle. C'était trop dément.
-De quoi parles-tu maman?
Elle me sourit et me recommanda seulement de m'appliquer à l'école. Je tombai des nues: Ma mère s'adressait gentiment à moi. Je m'imaginai devenir dingue. Je lui tournai le dos. Je me sauverais le lendemain.
-Hé Sarah.
Je lui refis face prestement.
-N'y pense surtout pas. Je te trouverais."
Une fois dehors, je marchai très lentement. Quel délire, quel délire, me confiais-je sans m'arrêter. Elle lisait vraiment dans ma tête, ma mère. Je n'étais pas folle. Je comprenais mieux pourquoi elle ne me supportait pas. Dans ma tête, je n'étais ni sage ni respectueuse envers elle quand elle me torturait.
Il fallait que je raconte tout à mon amie Mona. Double raison de me hâter d'être à l'école. Je me mis à courir. J'essayai l'option du raisonnement: Non, Sarah, tu n'es pas folle ma vieille. Tu vas respirer et savoir ce qui se passe.
Je fis une pause pour reprendre mon souffle. Je regardai ma montre. Cela ne changerait pas grand-chose de toute façon: Il était déjà huit heures. Je décidai de faire demi-tour. Je verrais Mona un autre jour. Une goutte d'eau tomba sur mon front. Il pleuvait. Considérant ce qui succéda à cette goutte d'eau, j'eus du mal à croire que ce n'était pas cette même goutte d'eau qui fait déborder toutes les vases à travers le monde entier.
A partir de cet instant, les événements arrivèrent comme dans un film: Le ciel s'obscurcit d'un coup. Les éclairs et le tonnerre fusaient de partout. Les gens s'empressaient et sortaient leurs parapluies. Les marchands s'entassaient sur les trottoirs.
Pendant que je courais pour rentrer chez moi avant d'être obligée de m'abriter en attendant que la pluie cesse, une foule de gens courait en sens inverse. Je m'éloignai un peu des poteaux électriques et fis halte. Le vent soufflait fort. Mais ce n'était pas tout: Un tourbillon emportant tout sur son passage avançait en ma direction. J'étais pressée de toutes parts par la foule qui tenait à sa vie. Je ne pouvais bouger et le tourbillon n'était plus très loin. Dans un ultime effort pour ne pas être piétinée par les gens, je me retournai et courus comme eux. J'avais à peine réussi à le faire qu'un poteau s'était détaché et s'écroulait droit en ma direction...
"-Saraaah!"
Je me réveillai en sursaut au pied de mon lit. Le réveil n'avait pas sonné. Sept heures et quarante-cinq minutes. Ma mère s'était recouchée et une odeur familière emplissait la maison: Une odeur de haricots brûlés.